Après avoir fait ses armes sur de nombreux courts-métrages indépendants, Simon Rieth voit son premier long-métrage Nos Cérémonies sélectionné à la 61e Semaine de la critique du Festival de Cannes en 2022. Jouissant d’une sortie discrète en mai dernier, il n’a cependant pas manqué de resplendir par sa proposition aussi poétique que singulière, dont nous avons eu le plaisir de discuter lors d’un entretien.
Le Fantastique par contraste
Avant Nos Cérémonies tu as pu te faire les dents sur un paquet de courts-métrages qui ont pour dénominateur commun un certain goût pour la liberté et la débrouillardise. Est-ce que le passage au long a été difficile avec toute la rigueur et les contraintes que ça implique ?
La plupart de mes courts étaient auto-produits donc il n’y avait aucune contrainte. En arrivant sur le long-métrage tu te rends compte de la différence que c’est de faire un film pour une industrie. Après j’ai eu la chance de faire ce film avec les mêmes gens qui avaient travaillé sur mes courts-métrages et la plupart ont commencé avec mes courts. On a tous grandi ensemble et se retrouver sur le long était assez beau. Puis tous les gens de l’équipe étaient des jeunes avec l’envie de faire correctement ce film. Mais quand tu fais un long il y a une pression un peu sourde des gens qui te font des retours tout le temps, qui te disent quoi faire dès l’écriture où tu passes ton temps à le transformer, le ré-écrire, car il doit correspondre à un marché, tu rentres pleinement dans une industrie. J’en suis sorti fatigué psychologiquement. Mais en même temps les courts m’avaient permis de savoir ce que je voulais et d’arriver très sûr de moi sur le long. Le combat, c’était surtout pour réussir à garder cette liberté malgré les différents impératifs.
Et tu as le sentiment d’avoir réussi ?
Totalement ! Dès que j’ai fini le film je me disais que quoi qu’il arrive j’en étais fier. J’avais la sensation de ne pas m’être trahi et d’être allé au bout de ce que je voulais faire, que ce soit réussi ou non. J’ai la sensation d’avoir poussé au bout mes idées et j’éprouve une fierté à ce niveau-là, sans même parler de qualité. J’ai appris à tenir bon.
Pour ce qui est de financer un film de genre comme le tien en France, est-ce que ça a été un combat ? Avec l’obtention de la Palme d’Or par Julia Ducournau il y a deux ans pour Titane, on espérait que ça puisse changer un peu les choses. D’autant qu’avec l’édition de Cannes qui a eu lieu cette année, effectivement, les choses commencent peut-être à changer. Tu l’as ressenti pour Nos Cérémonies ?
C’est particulier. Je ne me suis pas dit que c’était facile ou difficile, je me suis juste rendu compte que ce qui est difficile, c’est de faire des films qui ne sont pas forcément dans des cases. J’ai l’impression que tu peux être plus rassurant en affirmant vouloir faire un pur film de genre. C’est à dire que quand j’arrivais dans des commissions de financement, on me disait justement que mon film était soit trop genre, soit pas assez. En fait il faut que le film corresponde à quelque chose qui a existé, qui est très identifié pour avoir des financements. Personnellement j’ai eu tellement de mal à produire mes courts-métrages que produire Nos Cérémonies à côté c’était un jeu d’enfant. Mes courts-métrages me faisaient une bonne carte de visite et ils ont facilité les choses. Mais je pense que sans ces courts je n’aurais jamais pu le financer. Après, à dire si c’est plus ou moins difficile aujourd’hui, je ne sais pas. Moi j’ai juste eu l’impression que ce qui est difficile encore aujourd’hui c’est d’essayer de faire des trucs différents.
Dans tes courts tu as creusé pas mal de thématiques qui se retrouvent dans Nos Cérémonies : la fraternité, le rapport à la mort, l’adolescence… Est-ce que le format long t’a permis d’en faire la synthèse et d’aller plus loin
Il y avait ce truc d’aboutissement avec le long, de prendre tout ce que j’avais réussi dans les courts-métrages, tous ces thèmes que j’avais explorés de différentes manières dans la narration et la mise en scène. Et dès que j’ai eu l’idée de Nos Cérémonies j’ai su que j’allais en faire un long. Il y avait l’envie de déployer ce truc d’amour fraternel, d’en faire un sujet de long-métrage, car c’est très personnel pour moi de parler de fraternité et de cet amour très fort entre des frères. J’ai un petit frère, on a un an de différence et on a une relation assez fusionnelle mais compliquée par endroits. Il a joué dans mes courts-métrages, et… Tout part de l’envie de parler de ça en fait. Parler de nos souvenirs d’été ensemble. L’endroit où est tourné le film est là où j’ai passé tous les étés de ma vie avec lui. Je voulais parler de cette fraternité, de cette ville, de cette station balnéaire. Puis il y a l’idée du concept du film qui a surgit au milieu de ça, ce truc de résurrection et de mise à mort qui était la métaphore fantastique pour raconter mon histoire.
Le film embrasse ce qu’on peut appeler le « réalisme magique », un genre qui est toujours entre une représentation naturaliste et un récit qui fait des pas de côté vers le merveilleux. Cet équilibre était-il pensé dès l’écriture ? Dans quelle mesure a-t-il été compliqué de le garder ?
C’était pensé dès l’écriture mais effectivement c’est quelque chose de très compliqué. Dès l’écriture jusqu’au montage et au mixage on est toujours sur un fil. C’est toujours un truc de dosage, de mettre un peu de fantastique et de le doser toujours pour que le récit tienne en équilibre là-dessus. Je trouve que si on en donne trop ou pas assez à un moment ça devient trop fragile et ça peut casser cet équilibre global. Et moi j’avais l’envie de faire un film où le fantastique est présent mais pas dans les dialogues par exemple. Les personnages ne vont pratiquement jamais parler de ce qui est en train de se passer. C’est comme s’il y avait la petite histoire des personnages, qui est celle de leur adolescence, de leur amour, de leur désir, et au-dessus cet immense truc fantastique et métaphysique qui les empêche d’entrer en connexion avec leur petite histoire qui les dépasse. C’est tout un truc d’acrobate de réussir à créer des dialogues et des situation particulièrement naturelles dans quelque chose qui est fantastique et plus grand qu’eux.
Il y a pas mal de productions en ce moment en France qui exploitent ce réalisme magique, je pense notamment à La Montagne de Thomas Salvador. Penses-tu qu’il y ait un mouvement commun qui se forme, quelque chose de générationnel ?
On m’a beaucoup posé la question cette année donc j’ai commencé à m’interroger. Moi quand j’ai créé ce film je ne pensais pas aux autres réalisateurs et à ce mouvement auxquels je me retrouve associé. Je ne sais pas exactement d’où ça vient. Peut-être l’envie d’un cinéma différent par rapport à tout ce qu’on a eu en France ces vingt ou trente dernières années. Et aussi une génération qui a grandi en regardant beaucoup de films américains, des choses comme ça. A mon avis ça vient de ça. Des envies de narration qui sortent du carcan du « cinéma français », d’un « cinéma d’auteur français » un peu classique quoi…
Tu parles du cinéma américain, tu as des références qui t’ont porté vers le réalisme magique ?
Quand je rentre dans le cinéma, il y a plein de films, mais le premier réalisateur que j’ai adoré par-dessus tout c’est Tim Burton et je pense qu’on est beaucoup de ma génération à l’avoir eu comme réalisateur préféré. L’idée de découvrir un monde, mais un monde à la fois assez proche de nous tout en étant par plein d’aspects très décalé. C’est un réalisateur qui m’a énormément marqué. Et plus tard je découvre M. Night Shyamalan et son cinéma tout autant fantastique. Je pense qu’on est beaucoup à avoir grandi en regardant des films comme les leurs.
En dehors de ce fantastique, il y a une façon de travailler le tempo, la lenteur et le déploiement des paysages dans Nos Cérémonies et dans tes courts qui rappellent un peu Gus Van Sant, notamment Gerry.
Je parlais de cinéma fantastique mais justement après Tim Burton, il y a Stanley Kubrick un peu comme tout le monde. Puis je deviens fan absolu de Gus Van Sant, c’était vraiment mon cinéaste du cœur. Et il y a également Larry Clark, Gregg Araki, qui sont de ces cinéastes indépendants américains qui ont méga filmé l’adolescence et la jeunesse, mais d’une manière finalement assez nouvelle. Ils ont amené une immense beauté dans la représentation de ces jeunes et ce rapport au temps qui est différent. Par exemple, si on prend Gregg Araki, dès le début il met du fantastique dans ces récits de jeunesse, ça devient une manière de raconter la violence de cette âge-là. Tout ça m’a énormément influencé.
C’est quelque chose qui m’avait beaucoup touché, ta façon de représenter la jeunesse. Il y a quelque chose de réaliste, presque documentaire qui est frappante.
C’était une intention dès le début. Quand je commence à écrire Nos Cérémonies, j’ai 22 ans et j’ai envie de filmer, de mettre en scène des jeunes tels que je les connaissais et qui étaient autour de moi, tels que je ne les vois jamais au cinéma. Dans les films français personne ne parle ou ne s’habille comme ça, ni ne va dans ces endroits. Il y avait l’envie d’une représentation quasi documentaire, de trouver de vrais jeunes et de leur donner vraiment la parole. De ces jeunes de classe moyenne et d’une France pas parisiano-centrée, qu’on voit finalement assez peu au cinéma. Et surtout les sortir de tout ce truc social. Quand la jeunesse est représentée dans le cinéma français c’est souvent dans le cadre d’un sujet social ou au service d’un message social, voire d’une critique sociale. Finalement, je voulais montrer une jeunesse dans leur élan de vie et dans un réalisme total, comme je ne le voyais jamais ou si peu.
Ce réalisme se traduit par un phrasé très particulier chez tes comédien.nes. Comment tu travailles ça ? Ecris-tu les dialogues mot à mot ou il y a une part de liberté du côté des comédien.nes ? Est-ce que tu adoptes une méthode façon Jean Eustache, c’est-à-dire d’enregistrer des conversations à l’insu de l’autre puis en réécrire l’échange ?
Quand je réalise mon premier film, Feu Mes Frères (2016), qui est en fait un moyen-métrage, j’habite dans le Sud à Montpellier et je mets en scène mon frère. J’ai 18 ans, lui 17 et je commence à le filmer avec ses amis, avec mes amis. Il y avait déjà l’envie de reprendre le phrasé qu’on a, la manière qu’on a de s’exprimer, mais d’être très précis là-dessus. Je l’ai ensuite fait sur tous mes films. C’est à dire qu’une fois que j’ai mes comédiens, que j’ai écrit mes dialogues, au fur et à mesure des répétitions je vais ré-écrire les dialogues pour qu’ils soient plus proches d’eux, pour aussi les adapter à leur phrasé. Je leur laisse de la liberté, la possibilité de se réapproprier les dialogues pour ensuite les ré-écrire. Le texte est extrêmement précis, mais a été travaillé pendant des mois de répétitions ensemble.
Cette recherche de réalisme dans la représentation de la jeunesse passe aussi par sa diversité, par des profils qu’on n’a pas l’habitude de voir au cinéma, comme Tony (Simon Baur) qui a une alopécie. Ou encore Cassandre (Maïra Villena) qui a un visage particulier.
Tous ces jeunes, ce sont des jeunes que j’ai trouvés sur les réseaux ou en casting sauvage, qui ne sont pas acteurs. J’aime bien rencontrer des gens. Il y a une espèce de feeling qui se passe et quand je les choisis, j’aime bien qu’ils arrivent avec leur histoire, leurs cicatrices et que ça fasse partie du film sans que ça en soit le sujet. Ils sont juste comme ça, ça fait partie d’eux. Quand Simon arrive avec son alopécie, il amène son histoire avec lui dans le personnage et moi ça me plaît. Pour Maïra c’est pareil. Elle a ce qu’on appelle une fente labio-palatine. Ça a été le combat de toute sa vie d’en faire sa force, et vu qu’elle est peintre elle a fait beaucoup de peintures dessus. Essayer de montrer des visages qu’on voit peu, des physiques qu’on voit peu, c’est quelque chose qui me plaît. Les gens arrivent comme ils sont et ils sont magnifiques comme ils sont. Voilà ce qui est intéressant.
Je ne sais pas si ça vient de moi mais j’ai eu l’impression que l’alopécie apportait quelque chose de fantastique. J’ai eu parfois l’impression que son alopécie bougeait entre les scènes. Était-ce une hallucination ?
C’est vrai qu’elle bouge entre les scènes. A un moment, j’avais ré-écrit cette scène où Margaux lui touche le crâne et dit « Mais t’as quoi aux cheveux ? » et il explique qu’il a une alopécie et dit « c’est comme des planètes qui bougent ». C’est quelque chose que m’avait dit Simon et je trouvais ça magnifique. Mais oui, elle se déplace. Il y a des endroits où les cheveux tombent et repoussent autre part. Ça fait vraiment comme des planètes qui se déplacent sur son crâne. Et c’était important que Tony le dise. Le personnage est comme ça car l’acteur est comme ça. Ça raconte aussi quelque chose car l’alopécie arrive souvent après un événement traumatique.
En plus de montrer cette jeunesse, tu la questionne aussi. Notamment sa masculinité, chose qui est aussi présente dans tes courts-métrages, particulièrement dans Feu mes frères. Une masculinité fascinante, belle, et en même temps dangereuse, qui est brutale. Il y a ce plan dans Nos Cérémonies où Cassandre masturbe Noé (Raymond Baur). C’est un gros plan fixe sur son caleçon, détaché du corps, presque démembré, coupé du reste du corps.
La masculinité est quelque chose qui traverse mes films, qui m’intéresse beaucoup et qui est poussé à son maximum dans Nos Cérémonies. Questionner cette virilité, c’est la montrer. Montrer ces garçons qui sont violents, qui ont des violences en eux, où tout est un truc de virilité poussée, de garçons musclés avec des corps dangereux. Ce qui est intéressant c’est de la mettre en contraste. Nos Cérémonies est un film qui parle d’amour, de cet amour entre deux frères, qui se font un bisou, qui passent leur temps à se toucher l’un et l’autre. Parler de cette violence, et en même temps la décaler vers quelque chose d’amoureux. Si on prend la scène de la soirée avec tous les mecs torse nu, j’en ai vécu des tonnes de soirées comme ça, ça existe partout. Où t’as des mecs qui dansent, des filles qui sont assises sur le côté car ces mecs prennent beaucoup de place, sont violents, exhibent leur corps. Mais si c’est juste la montrer et ne rien en dire ou bien la magnifier, ça n’a pas d’intérêt. Ce qui m’intéresse, c’est de la mettre en contraste avec le désir, de ces personnages et de cette relation ambiguë qu’ils ont ensemble. Dans la scène de masturbation, l’idée était de montrer ça de manière presque chirurgicale. C’est une scène de désir mais je ne voulais pas la filmer avec une fougue, plutôt vraiment comme une description pure et froide.
Pourtant il y a beaucoup d’érotisme, dans le travail de la matière, du sensoriel.
Pour prolonger sur la virilité, j’avais envie que les corps masculins soient érotisés, c’est-à-dire faire ressortir la sensualité dans leur corps en la filmant avec attention. Je voulais qu’ils soient comme des statues grecques, des corps très musclés, élancés, toujours pris dans des poses, des jeux de lumière, des choses comme ça qui amènent le désir et une imagerie sensuelle. Des corps à la fois violents et dangereux, mais qui sont aussi estimés pour amener une sensualité. Et l’envie d’un film « charnel » se joue dès les images. Faire une image vivante, granuleuse. Et même s’il y a une froideur, beaucoup de plans larges ou de plans assez fixes, il fallait oser aller vers les corps et chercher la peau, chercher ce désir. Ça joue par la mise en scène, le choix de l’image, les couleurs… Pour moi, c’est un film qui est très chaud. L’image va raconter aussi cette chaleur. Tout doit traduire ce désir et cette pulsion de vie qu’ils ont.
Cette pulsion de vie, tu l’exprimes aussi dans ta mise en scène. On a ce personnage qui est constamment à la fois dans la vie et dans la mort, et dans ta façon de filmer il y a un travail du contraste, d’aller chercher absolument la vie. Même si cette vie passe autant par des moments en plan-séquence où tu embrasses toute la scène, où il y a énormément d’actions, que dans des moments de vide, de flottement, des moments où il ne se « passe rien ». Comme cette soirée avec les mecs torse nu, puis le lendemain dans le jardin au bord de l’eau, dans le silence.
L’idée de filmer la vie dans quelque chose de réel, ça implique du temps. Car pour ramener cette vérité et ce mouvement de vie, il faut s’accorder le temps. Le temps de la contemplation. Passer du temps avec ces personnages. Et surtout filmer des moments qui ne sont pas des moments de dramaturgie pure qui font avancer le récit. Filmer ce « rien » c’est aussi laisser place à la vie. C’est ce que me permettent les plans-séquence, pour moi, c’est là où on arrive à toucher la vie, la vérité : c’est de s’accorder du temps. Et finalement, dans les films, on s’accorde rarement du temps. Se dire qu’il peut y avoir vingt minutes intimes, où on va juste filmer des jeunes en train de discuter, de faire la fête et de s’aimer, se détester. Finalement le contraire de ce qu’on nous dit de faire dans un scénario, car il faut que la dramaturgie avance, qu’il se passe quelque chose, qu’il y ait de la tension. Et moi ça me plaisait de casser ça et d’aller vers une forme de vie pure à un moment.
Et en même temps filmer la vie, c’est aussi accepter de ne pas pouvoir pas tout montrer, tout capter. Ce qui sera dans le champ et en hors-champ. Dans la scène de pique-nique nocturne la caméra, installée parmi les personnages, opère ce panoramique permettant de suivre la globalité de la scène par le détail, des bouts de conversation, des échanges de regard, comme si notre attention jonglait d’une personne à une autre. À ce moment-là il y a un choix dans ce qui est montré, parce que la vie c’est aussi ne pas pouvoir tout saisir.
C’est un film qui joue énormément sur le hors-champ. Je voulais que la caméra ait son indépendance, que ça soit un regard. J’avais dit tout de suite à la chef opératrice que c’est un film où on peut décadrer les personnages. Ça me plaît de me dire qu’il se passe plein de choses en hors-champ, que c’est une caméra, mobile. Et en même temps c’est une caméra qui bouge et qui est parfois très fixe, c’est-à-dire qu’elle fait toujours des mouvements très lents. Ce regard, c’est comme quand on regarde un grand tableau. Le regard passe, repasse, on ne le voit pas en entier mais finalement il se compose dans notre esprit. On y retrouve un réalisme, et en même temps ce sont des scènes très compliquées à mettre en place, parce qu’au final, tout est quand même calibré pour que la caméra se déplace et soit là au bon moment. J’ai essayé de créer un naturel extrême dans quelque chose de finalement très chorégraphié.
Quand on est dans le champ, il y a cette caméra qui vient filmer le fantastique de manière frontale, comme pour en attester. Comme la scène de pendaison et les scènes où on a ce corps qui s’illumine. On est toujours sur la caméra qui vient capter ce fantastique, voire presque l’emprisonner.
On parlait de réalisme magique, de l’équilibre entre fantastiques et réalisme ou naturalisme. J’avais l’envie de montrer que je suis du côté du fantastique. Ce n’est pas un fantastique qui va servir par goutte dans la narration mais qui fait partie intégrante du film, donc j’avais envie de le montrer. Montrer des choses qui paraissent impossibles et qu’on ne voit jamais et prendre le temps de les montrer. Que ce soit la pendaison en plan-séquence, ou bien de s’attarder sur le fantastique, sur la beauté qui s’en dégage, de cette aura qui sort de lui. Et à la fin du film je fais clairement le choix du fantastique. Je me mets à filmer tout ce qu’on n’a pas vu et ça se termine là-dessus, sur toute cette apogée magique. Tous ces souvenirs qui ont été conservés disparaissent progressivement. C’était comme si, à chaque fois que Tony mourrait, il laissait une empreinte de lui-même. Nous, on les appelait les empreintes, toutes ces versions de Tony dans cette forêt des souvenirs. Avec ces différentes versions, ces souvenir de la mémoire et de la mort, on se demande : qu’est-ce qu’on fait de nos morts, comment on arrive à continuer à vivre ?
Il y a dans tous tes films des personnages qui sont toujours en hors-champ du récit, ce sont les parents.
Oui. Déjà il y a l’envie de faire un récit sur la jeunesse, mais à hauteur de la jeunesse et de ne pas les montrer par le regard de leurs parents, ni par quelque chose de psychologisant qui voudrait dire que les enfants sont la conséquence de leurs parents. Je préfère montrer des jeunes pour ce qu’ils sont, montrer que dans cette histoire, le monde de la jeunesse et des adultes sont deux mondes qui sont complètement incompatibles et qui n’arrivent pas à se rencontrer. Et ça je le traduis dans la mise en scène. Dans les seules scènes avec les parents, la mère est décadrée. Sa tête est coupée du cadre. Il y avait une idée presque cartoon, des adultes qui sont totalement coupés de ce monde. Cette histoire est à hauteur des jeunes qui en sont les protagonistes.
Dans Nos Cérémonies il y a ce filtre jaune, cette image très brûlante, qui est associé à l’été, déjà, mais pas que. Il y a quelque chose du corps qui brûle, d’une jeunesse qui se consume.
Il y avait l’envie de faire un film avec une touche très saturée, des couleurs très vives. Ça passe par le traitement de l’image, mais aussi par le choix des costumes et de plein de choses. J’avais envie de montrer ces jeunes comme on voit une fresque, en faire des héros de cinéma. Et cette lumière jaune-orange qui traverse le film, cet élément merveilleux, ce truc fantastique qui incarne comme un soleil qui brûle, qu’on voit sur le corps de Tony, qu’on voit dans le ciel, qu’on voit dans les résurrections, c’est un guide vers la vie et en même temps c’est une tristesse, de cette mort qui influe en lui. Je voulais le montrer d’une manière lumineuse. Cette lumière qui sort de lui dès le début du film quand il est enfant, c’était une manière de dire que c’est comme s’il y avait quelque chose qui n’était plus en lui, qui racontait déjà sa mort.
Tu vas parfois chercher le charnel, l’intime dans les paysages et leur étendue, un peu comme dans un western. C’est quelque chose qu’on retrouve dès Feu mes frères et qui est beau parce que tu fais un cinéma qui n’est pas parisien, qui filme des paysages et des lieux qu’on a moins l’habitude de voir.
Je voulais raconter l’histoire de mes personnages à travers la grande histoire, mais qui est en fait l’histoire du monde, du monde qui nous entoure, de ces paysages, de ces éléments de la nature, ces vagues, ce vent, ces forêts qui bougent, qui racontent quelque chose et qui inscrivent mes personnages dans une sorte de tragédie. Parce qu’il y a tout ça autour d’eux qui racontent leurs émotions. Et après il y a aussi l’envie très simple de filmer des lieux que je connais, que j’aime, c’est à dire que tous mes films sont écrits pour des lieux que je connais très bien et il y a l’envie de les filmer, de les élever, d’en faire des décors de cinéma.
Finalement il y a un vrai travail de contraste dans Nos Cérémonies. Le trop plein, le trop peu, la vie, la mort…
Ce mot contraste est un mot que j’emploie très souvent. C’est l’idée au cœur du film de montrer des scènes qui se répondent et qui se confrontent, dans une pulsion de vie et de mort. C’est de te dire à quel point une scène peut être dure, violente, et à côté une autre peut être douce, passionnelle. Pour moi on parle aussi de rupture, de créer des ruptures dans le récit, dans la narration. Par exemple, la scène du pont où ils font des arts martiaux, toute cette chorégraphie est pour moi l’ouverture du film, le souffle, parce qu’ils sont tellement magnifiques et qu’on sent tout leur combat, toute leur vie. Il n’y a pas besoin de mots, tout est dit. Mais c’est un plan que j’ai coupé très brutalement. Parce qu’il y avait une manière de ne pas rendre le film confortable pour les spectateurs, leur faire comprendre que tout peut arriver, tout peut casser.
Mais alors, justement, une scène comme celle du pont, comment tu l’écris ?
Simon et Raymond sont tous deux champions de wushu. Dans le scénario, il y a écrit « Tony et Noé longent la promenade du bord de mer à Royan ». Et en fait je les avais vus tous les deux faire leurs entraînements. Et je les voyais toujours s’entraîner ensemble, faire leurs mouvements en symétrie vu qu’ils ont passé toute leur vie à s’entraîner ensemble, à faire ce sport ensemble. Je me suis dit qu’il fallait qu’ils fassent ça pendant la scène. Parce que ça raconte tout. On sent toute leur relation, tout leur amour, parce que c’est vrai. Et même si je répète énormément et que tout est millimétré dans mes films, pour une scène comme ça je leur ai simplement dit au moment de la tourner de faire leur entraînement comme à leur habitude et il n’y a rien eu besoin de plus car ce sont eux qui racontent. Rien n’était préparé mais vu que c’est en eux et que c’est ce qu’ils ont fait toute leur vie, il y a une puissance qui se dégage, quelque chose de magnifique : parce que c’est vrai.
Du fait de leur pratique des arts martiaux tu as pu exploiter leurs corps, leurs forces pour mettre en scène des moments de violence corporelle, des scènes de bagarres, des scènes de confrontation.
C’est vraiment ce casting qui m’a permis ça. Il y avait tout un rapport physique dans le scénario et qui s’est décuplé avec leur rencontre parce qu’ils m’offraient tout ce territoire des possibles. C’est un film qui parle des corps, des corps qui se combattent. Et eux m’offraient tout ça, toutes ces scènes de combat et de violence que je n’aurais pas pu faire sans eux. Ils ont fait ça toute leur vie et c’était beau car ça résonnait avec le film. C’était comme ces deux frères qui ont passé leur vie à faire ces rituels, de se tuer et se ramener à la vie. Simon et Raymond ont passé leur vie à se battre l’un contre l’autre et à se « tuer » aussi. Il y avait une telle similitude entre les acteurs et les personnages.
La petite question de fin que tout le monde pose un peu tout le temps, mais tu travailles sur un nouveau projet actuellement ?
Je taffe déjà depuis plus d’un an et demi sur l’écriture d’un nouveau film. L’écriture prend du temps mais c’est bien. C’est nécessaire, ce temps-là. Prendre du temps.
Propos de Simon Rieth
Recueillis et retranscrits par Louise Camerlynck