Si en sortant de Mes Provinciales en 2018 on nous avait dit que nous aurions envie de donner la plus belle place au nouveau film de Jean Paul Civeyrac, nous ne l’aurions sans doute pas cru. Ce beau film d’apprentissage sur un jeune cinéphile parisien ne côtoyait guère les thématiques et les genres de notre ligne éditoriale. Une Femme de notre temps, son dernier long-métrage sorti bien trop discrètement à l’automne 2022, nous a passionnés et s’avère être peut-être le plus beau film « de genre », au sens le plus classique du terme, en tous cas le plus émouvant thriller français de l’année passée. Même s’il est bien plus qu’un simple « thriller », et c’est sur ce « plus » que nous voulions revenir : nous n’avions pas pu couvrir sa sortie en salles, nous décidons donc de réparer cet oubli en rencontrant son metteur en scène à l’occasion de sa sortie en vidéo.
Préférer l’imagination
Pour commencer simplement, pourriez-vous revenir sur ce qui a motivé la réalisation de ce projet ? Connaissant un peu votre travail, et même si l’on retrouve des des thématiques et motifs qui sont les vôtres – deuil et rêves notamment – j’avoue avoir été très surpris par ce nouvel opus. Comme vous le soulignez, il n’est pas rattachable à un genre tout à fait précis, et en même temps il se dédie tout entier à une vraie mécanique.
C’est toujours compliqué de parler des commencements, ils ont souvent tendance à se perdre dans le temps…Au départ, il y a eu la lecture du livre d’un philosophe qui est décédé aujourd’hui, Jean-Paul Curnier. Il a d’ailleurs une petite histoire avec le cinéma puisqu’on le voit dans Notre Musique (Jean-Luc Godard, 2001) et qu’on lui doit le titre de Film Socialisme (Jean-Luc Godard, 2010), suite à une erreur qu’il a faite dans une lettre adressée au cinéaste. Ce livre, donc, que j’avais lu et qui m’avait interpellé à l’époque, c’est Philosopher à l’arc. Curnier y raconte son expérience d’une maladie grave. Pour l’affronter, retrouver un peu de force, il décide de chasser à l’arc. Et c’est comme ça que j’ai appris que la chasse à l’arc existait en France ! J’ai aussi compris que les chasseurs à l’arc sont un peu les intellectuels parmi les chasseurs. C’est une chasse très différente de celle au fusil parce qu’elle repose sur la traque, sur le pistage des animaux pendant des jours. Le chasseur est dans la forêt, longtemps, avec parfois un déguisement. Sur les photos du livre, on voit Curnier déguisé en Amérindien. Il insiste beaucoup sur la dimension de rituel : le chasseur tue l’animal, et puis le mange, chose qui lui semblait essentiel : tuer pour manger… C’est un philosophe tout à fait passionnant, pas du tout un farfelu. Son livre sur l’image par exemple – Montrer l’invisible (2009) – m’avait beaucoup intéressé, mais celui-ci m’a sidéré, et je pense qu’il n’est pas pour rien dans la genèse d’Une Femme de notre temps, sur la place donnée à l’arc notamment. Et les propos du policier-chasseur dans le film sont une sorte de résumé très condensé du livre de Curnier. Il y a donc eu ce premier élément qui a permis de mettre en route l’imaginaire. Et puis, il y a eu ce que vous avez dit à propos de la mécanique, je voulais faire un film assez tendu. Je remarque que, de manière pas forcément consciente, mes films se font souvent en réaction au précédent. Ici, il s’agissait de contredire le précédent – Mes Provinciales (2018) – qui était une chronique, reposant entièrement sur ses dialogues, sans tension, et donc de faire un film tendu où le dialogue serait une strate et non pas l’essentiel.
Cette idée d’un projet tendu était uniquement en réaction ou bien rejoignait une idée lointaine ?
Un ancien projet s’est aussi immiscé dans cette genèse. En effet, j’ai longtemps caressé l’idée d’adapter Michael Kohlaas (Heinrich von Kleist, 1810), une histoire que je connais depuis l’université et qui m’a toujours fasciné, celle d’un homme qui, pour réparer une injustice, commet des actes qui vont largement au-delà d’elle. Pour un cheval, il met un pays à feu et à sang. Cela a d’ailleurs un nom en psychiatrie : c’est le délire de quérulence. Mon désir était de l’adapter dans l’époque contemporaine, et cela a sans doute contribué à amener l’idée de ce personnage intransigeant qu’est Juliane. D’autre part, avec la tension liée au récit, j’ai aussi eu tout de suite envie d’une bifurcation narrative. Écrire un récit tendu mais également sinueux. Et c’est ce que les gens n’ont d’ailleurs visiblement pas aimé…
Cette bifurcation narrative est pourtant l’un des moments les plus forts. Le personnage de Sophie Marceau protège une mère et sa fille d’un mari violent, les transporte en voiture jusqu’à un hôtel où tout dérape. D’ailleurs, c’est un détour absolument nécessaire, c’est le moment où tout déraille vraiment, où le personnage bascule dans la violence.
De toute façon ce que les gens aiment ou n’aiment pas sont souvent les mêmes choses. Par exemple, Alain Cavalier me disait l’autre jour que c’est à partir de ce moment là qu’il s’est mis à vraiment aimer le film. Alors que ceux qui n’aiment pas décrochent souvent au même endroit, prétextant que cette bifurcation n’est pas « crédible ».
On utiliserait sans doute pas ce genre d’arguments de « crédibilité » à propos de grands films classiques hollywoodiens, mélodrames ou thriller, auxquels j’ai souvent pensé en regardant votre film. Si ces pourfendeurs m’accompagnaient ces derniers jours à la rétrospective Lang à la cinémathèque, ils auraient sans doute beaucoup à dire sur les problèmes de « crédibilité »… Blague à part, j’ai en tous cas retrouvé dans votre long-métrage un plaisir du récit qui me semble s’être un peu perdu de nos jours, où l’auteur n’a pas peur de le charger en événements. Ces dramaturgies, pourtant souvent courtes, paraissent aujourd’hui incroyablement denses. J’ai l’impression que cela passe par un certain rapport au genre aussi, qui permet en soi ce type de détours. Or, dans vos réponses, vous n’avez pas du tout évoqué cette notion, qui me semble tout de même importante pour Une Femme de notre temps même s’il se sert dans des codes très divers. Quel rapport entretenez-vous avec cette idée de cinéma de genre, que certains de vos personnages semblaient brocarder assez durement dans votre précédent film Mes Provinciales ?
Je vais d’abord essayer de vous répondre en général, avant de revenir sur le film en particulier. Je vois toutes sortes de films. Je les accueille de la même manière, quels que soient leur nationalité, leur genre, leur durée, d’une façon très démocratique. Le cinéma est fait de série A, B, Z, de films d’auteurs, de films de genre. Le cinéma c’est tout ça à la fois. Dans Mes Provinciales, il y avait deux choses. D’abord, des positions intransigeantes d’étudiants, qu’il ne faut pas forcément prendre pour mes positions, ou du moins pas de la manière la plus étroite. Les étudiants en art ont souvent des positions irréductibles, c’est ainsi qu’ils se construisent, comprennent ce qu’ils veulent ou peuvent faire, et je ne voyais aucune raison de le masquer. Ensuite, ce qui était pour moi attaqué, à travers le personnage qui réalise des films de genre et qui « réussit », c’était moins le fait qu’il s’inscrive dans ce type de cinéma que son absence de sincérité, de nécessité intérieure de faire du cinéma, son désir de succès social semblant passer avant tout. Au fond, il est accusé par ces collègues d’opportunisme, de se soumettre à un cinéma à la mode. Peut-être était-ce fait de façon maladroite, mais c’était vraiment ça l’idée principale. Il n’y avait donc pas de condamnation du cinéma de genre en général, et si des gens l’ont compris ainsi et se sont sentis agressés, c’est pour moi une sorte de malentendu. Maintenant si je devais exprimer une position générale sur ce sujet, je dirais qu’un film de genre qui ne cherche à n’être qu’un film de genre peut bien sûr être réussi, captivant, mais il ne dépassera jamais une fonction de divertissement. Forcément, les films de genre que j’aime sont ceux d’auteurs habités par une vision artistique. Les films me touchent d’abord pour la singularité de leur mise en scène, de leur regard, qu’ils s’inscrivent ou pas dans le genre. Ce que je peux regretter dans un certain cinéma de genre c’est lorsque ses codes le font fonctionner en circuit fermé sans offrir un regard d’auteur. Je n’ai rien contre ça dans l’absolu, encore une fois j’en vois tout le temps. Mais si le cinéma n’était que ça, alors je n’aimerais pas vraiment le cinéma. Ce serait un divertissement comme un autre, comme les mots croisés (rires) ! Je privilégie donc les auteurs, et si, à l’évidence, d’immenses cinéastes ont fait des films de genre, on ne les juge pas à l’aune de ce seul genre. Quand je vois Comme un Torrent (1958) de Vincente Minnelli, je ne me dis pas « j’ai vu un grand mélodrame », mais d’abord « j’ai vu un film génial de Minnelli ». C’est là où ça se passe. La chose que je peux encore ajouter, et qui fera peut-être plus polémique, c’est qu’un film de genre qui n’aurait pas d’autres dimensions que ses codes, alors ça doit être pour moi un film américain. Je préfère voir un thriller américain plutôt qu’un thriller français qui n’est jamais qu’un sous-film américain. Là-bas, ils ont des milliers de personnes à tous les postes capables d’accomplir ces films de manière parfaite, et ici, il me semble qu’on n’a tout simplement pas l’intendance pour ça. Parce qu’on n’a pas non plus les mêmes traditions. Le fantasme du film de genre en France se confronte donc à un problème de fabrication, de savoir-faire, de budget. Quand on regarde l’histoire du cinéma français, on s’aperçoit que les grands films de genre purs et durs sont souvent très faibles par rapport à de tout petits films américains du même genre…Et dans l’autre sens, si Jean-Pierre Melville reste dans l’histoire du cinéma c’est parce qu’il était un auteur. Ses derniers films sont des polars mais ils sont tout à fait singuliers comparativement aux films de Verneuil à la même époque qui, lui, veut copier le cinéma américain, et le fait en beaucoup moins bien, sans réelle vision…
J’ai l’impression que ces considérations font partie intégrante de la réussite d’Une Femme de notre temps. Cela va peut-être vous permettre de prolonger votre pensée en la particularisant sur votre travail, mais s’il n’avait été que sa trame résumée en quelques mots – une flic jalouse va se venger de son mari qui la trompe jusqu’à le menacer de mort – il aurait pu n’être qu’une contrefaçon d’un certain récit stéréotypé. On sent une conscience de son économie, de sa géographie, de ses décors, et de ses acteurs qui permet d’éviter ce genre d’errements.
Disons que c’est ce que j’ai essayé de faire. Sur cette question des moyens en particulier, c’est quelque chose que j’ai toujours voulu ne pas esquiver, et ce dès mes premiers films : ne pas essayer de faire croire qu’on a plus de moyens que ce qu’on a à disposition. Une Femme de notre temps est quand même le premier film où je peux dire que j’ai manqué de temps et de moyens. Le film était sous-produit. A l’intérieur de ça, j’ai essayé de trouver des solutions artistiques. Par exemple, ne pouvant pas éclairer une forêt la nuit avec les moyens suffisants pour jouer toute une gamme de clairs-obscurs, on a décidé d’en faire une sorte de scène de théâtre assez lumineuse, ce qui finalement lui va bien puisque à ce moment, le film devient de plus en plus opératique, mythique, avec une musique plus ample, avec la chasse, l’amazone, la tragédie…D’ailleurs dans le scénario, la poursuite commençait directement dans la forêt, il n’y avait rien dans le jardin. Les contraintes de budget nous ont obligés à y tourner une partie, mais ce n’était pas plus mal non plus. J’ai fini par trouver que cela rejouait en mode violent le jardin faussement tranquille de la maison du couple, comme si on voyait enfin sa vraie nature. Et puis, cela créait aussi une gradation intéressante avec la violence à venir, plus sauvage encore, tout au fond des bois…Pour revenir au genre, j’avais tout de même conscience que cette histoire évoquait certains films classiques hollywoodiens. Vous parliez deFritz Lang tout à l’heure, on peut y voir des liens avec la veine un peu cauchemardesque de son cinéma, celle de La Femme au portrait (1944) par exemple. Mais il n’y a pas de références très précises. Ça part de ce cinéma de genre de cette époque-là plutôt que de celui qu’on connaît aujourd’hui. Et du point de vue de la mise en scène, c’était peut-être à Minnelli que je pensais le plus : pour le format scope, bien sûr, c’est-à-dire pour sa façon de filmer l’espace et le temps, mais aussi pour cette incroyable économie de moyens dans l’expression des plus grands tourments. J’en suis très loin à l’arrivée (mais l’égaler n’était évidemment pas le but !), simplement je l’avais à l’esprit pendant la fabrication, comme une espèce de garde-fou : il était le cinéaste qui a produit les grandes œuvres devant lesquelles, afin de me rassurer et d’essayer de produire la mienne, j’ai tenté de « poser mon chevalet », comme disait Raymond Radiguet. Bien plus, donc, que devant certains films français. Et sûrement pas ceux de Chabrol…
Ah oui pourtant il a été beaucoup cité par certains de vos défenseurs. Je me souviens notamment de Camille Nevers qui parlait au Masque et la plume du film comme d’un « Chabrol tardif ».
Chacun peut bien évidemment penser ce qu’il veut, faire toutes les comparaisons qu’il souhaite, mais ici le comique est venu du côté des détracteurs qui ont cru détenir l’argument définitif : c’est du Chabrol mais en moins bien. Bah oui, sauf que ce n’est pas du Chabrol du tout !…Le seul rapport qu’on peut trouver entre mon film et certains des siens — d’ailleurs plutôt ceux du début, des films comme À double tour (1959) – c’est qu’ils sont inspirés du cinéma américain classique. Cela ne va donc pas très loin. En fait, Chabrol est un cinéaste que je n’aime vraiment pas et auquel je ne pense jamais. Qu’on puisse avoir des références communes, c’est une chose, mais ce qui caractérise son cinéma c’est davantage son esprit que ses influences formelles, c’est-à-dire son ironie grinçante, sa volonté de satire, sa détestation des personnages qu’il représente, son cynisme. Toutes choses qu’on ne trouve jamais dans mes films. D’une manière générale, je déteste la satire. S’il y a un genre que je n’aime pas du tout, c’est bien la satire ! Les films satiriques sont souvent atroces. ils réclament de ricaner avec leur auteur qui jubile de montrer des êtres ridicules et détestables. Je n’aime pas cette façon d’être au-dessus de ce qu’on montre, de se glorifier à peu de frais, en mettant le spectateur dans sa poche pour l’inviter à détester, à ricaner avec soi.
Au fond, ce qui explique peut-être ce rapprochement avec Claude Chabrol c’est qu’on a du mal à trouver des cinéastes en France ayant ce type de références, avec des stars au casting, dans une géographie très précise, très française.
Oui c’est ça. Et peut-être aussi le fait que je représente ici une certaine bourgeoisie. Mais je n’ai aucunement l’intention d’en faire la satire, c’est éventuellement plus « métaphysique » : le monde de Juliane s’écroule, et il se trouve que ce monde est aussi celui de l’ordre bourgeois. Encore une fois, toutes ces ressemblances avec Chabrol sont très superficielles, et le fond de l’affaire c’est le regard qu’il porte sur les gens. A ce niveau, ça n’a juste rien à voir avec ce que je fais.
Diriez-vous qu’après un film sur des cinéphiles, vous avez réalisé un film de cinéphile ? Il y a un plaisir très confortable dans votre film à être immergé dans des codes qui ne semblent appartenir qu’au cinéma. Une femme flic qui écrit un roman en même temps par exemple, c’est quelque chose qui aurait sa place dans un certain cinéma classique, ou des films maniéristes à la De Palma.
Il y avait en effet la volonté de placer le spectateur dans des codes, de lui donner des repères, et finalement de l’emmener un peu ailleurs. En ce sens, il y a un jeu conscient avec le genre. Même la bifurcation narrative qu’on a déjà abordée va dans ce sens. Et encore, si l’on pense à ceux qui la refusent, elle est très modeste. Quand on regarde un film d’aventures comme Le Cargo Maudit (Franck Borzage, 1940) où parmi les évadés dans la jungle, il y a un type très calme qui, au bout d’un moment, s’avère être une figure du Christ, ce qui fait virer le film vers un mysticisme appuyé, je me dis que ma bifurcation, oui, est vraiment bien légère… Sur la formule « film de cinéphile » que vous employez, je pense au fond que tous mes films dialoguent avec d’autres films. Je suis cinéphile depuis longtemps, même s’il y a encore beaucoup de cinématographies que je ne connais pas du tout. D’ailleurs, mes étudiants me permettent aussi d’enrichir cette cinéphilie. Par exemple, le film russe qui est cité dans Mes Provinciales – La porte d’Ilitch (Marlen Khoutsiev, 1962) – m’a été recommandé par une de mes étudiantes russes de Paris 8 !Une Femme de notre temps dialogue avec des films avec lesquels mes précédents films n’ont pas dialogué auparavant, et peut-être qu’ici le dialogue est le plus visible parce que les références sont sans doute plus largement partagées.
Je reviens à la bifurcation autour du personnage incarné par Cristina Flutur. Etait-ce déjà quelque chose qui gênait à la lecture du scénario dans les commissions ?
Absolument. On a eu l’avance sur recettes, et OCS in extremis, sinon le scénario a été refusé partout à cause de ça. Ils n’aimaient pas le côté conte, avec les épreuves à passer, les péripéties étonnantes…Cela dit, au-delà du simple plaisir qu’on peut trouver à une bifurcation narrative, cette partie du film peut être vue aussi comme une sorte de répétition, au sens théâtral. En effet, Juliane, furieuse, part retrouver son mari infidèle, et se voit soudain dans la position de tuer quelqu’un d’autre. Ce qu’elle fait. Va-t-elle être à présent capable de tuer son mari ? Car c’est là la « vraie situation » qu’elle doit affronter, qui la concerne directement. Le suspense est entier car une répétition sert à montrer aussi bien ce dont on est capable de faire afin de le refaire le jour J, que ce qu’on ne refera jamais plus pour l’avoir essayé une fois sans résultat concluant…Bien sûr, le fait que l’homme qu’elle tue soit en plus chargé de tous les maux lui donne, si j’ose dire, de vraies raisons de le tuer. Et j’ai été d’ailleurs surpris dans certains débats de voir que des spectateurs oublient qu’elle avait commis ce meurtre. Comme si c’était normal. Juliane, elle, sait que ça ne l’est pas. Elle aurait pu tirer dans les jambes, etc. Dès lors, cette répétition va être aussi, je crois, ce qui lui permettra de ne pas tuer son mari. Comme si la décharge de violence avait été suffisante, et que sa conscience morale pouvait de nouveau fonctionner « normalement » et aussi sa pitié ou sa compassion ou ce qui subsiste encore de son amour. C’est peut-être un peu abstrait dit comme ça mais c’est tout de même quelque chose de ce genre que j’ai essayé d’inscrire dans la trame profonde.
Vous dîtes « ce n’est pas normal » à propos du meurtre. C’est aussi une originalité par rapport au genre. Une femme de notre temps refuse de céder à la logique de la vengeance, le parcours du personnage est aussi un parcours moral puisqu’à la fin elle finit par refuser de tuer son mari et par se rendre.
C’est peut-être un de mes problèmes avec bon nombre de films de genre, ce côté « nettoyage ». Quand à la fin on tue avec rage et plaisir le méchant, le plus horrible qui soit, je suis moi-même content. C’est pourtant quelque chose que je trouve répugnant, ça joue uniquement sur des affects problématiques, et je suis révolté qu’on parvienne à me manipuler ainsi. C’est le problème de beaucoup de thrillers. C’est là où Lang est génial : son refus du lynchage ne me met jamais dans cette position. Ce qui me gêne le plus dans les films d’horreur, c’est davantage le retour à l’ordre, à la fin, il y a toujours l’éradication du mal, et le reconstitution de la famille. Ce familialisme dégoulinant m’est insupportable, et il est d’ailleurs, me semble t-il, typiquement américain. Bref, si mon film échappe bien sûr à tout ça, ce n’est absolument pas calculé car je ne mène pas une lutte contre le film de genre et certains de ses codes majoritaires. J’ai simplement essayé de construire le parcours tumultueux d’une femme qui, à la fin, exprime ce qu’elle a vécu, et retrouve son nom de jeune fille. Pour moi cette fin a même un côté bressonien. Bresson est un cinéaste qui m’a énormément marqué. Entre parenthèses, Un condamné à mort s’est échappé (1956) c’est aussi un film de genre, un film d’évasion ! Donc, comme à la fin de L’Argent (Robert Bresson, 1983) mon personnage se rend à la police, et trouve une sorte de rédemption. Comme si elle retrouvait quelque chose d’avant, lié à l’enfance, une sorte d’innocence, alors même qu’elle reconnaît sa culpabilité. Presque personne n’a parlé de ce cinéaste à propos du film alors que je crois qu’il y a joué un rôle, non formellement bien sûr, mais en profondeur.
Une dimension qui a été pour le coup plus relevée, c’est son côté onirique, marqué par de très belles scènes de rêves, une irréalité dans la façon de filmer la nuit, ou encore une bascule presque mythologique quand le personnage mute en Diane vengeresse.
Dès mon deuxième film – Les Solitaires (2000) – j’ai commencé à réaliser des séquences oniriques. C’est quelque chose que j’aime, qui m’inspire, où je trouve une liberté dans la mise en scène. Pour Une Femme de notre temps, je me disais que l’inconscient du personnage, sa part nocturne en quelque sorte, était en avance sur son conscient. Son inconscient sait depuis le début tout ce qui est caché, mais elle ne le sait pas. Au milieu du film, elle se retrouve seule, sans son mari, et elle fait ce rêve où elle le voit aller dans la remise, ce qui la conduit à y aller elle aussi et à y découvrir le secret qui va faire tout basculer. C’est donc bien son inconscient qui joue là le rôle principal. Son conscient, lui, la rendait aveugle. Il voulait croire à une réalité rassurante. Et plus son inconscient prend le pas, plus la violence remonte en elle. Si le récit pouvait se permettre la bifurcation dont on a parlé, c’est également parce que Juliane est entraînée par son inconscient, elle plonge à l’intérieur de lui, comme dans un gouffre où les repères basculent. Elle n’en émergera qu’à la fin, en se réveillant au bord de la mer, comme à la fin d’une longue séquence de cauchemar, son inconscient lui ayant révélé toute la fausseté de sa vie même.
Ce côté cauchemardesque, nocturne, est renforcé par le beau travail de la lumière. Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec Pierre-Hubert Martin, le chef-opérateur ?
J’aime bien tenter des noirs profonds, des images où on ne voit pas grand-chose. Souvent les chefs-opérateurs veulent qu’on voit tout ou beaucoup, surtout les yeux des acteurs. J’ai toujours beaucoup de mal à obtenir de vrais contre-jours. Peut-être qu’un jour je trouverai un chef-op avec lequel on regardera Lincoln (Steven Spielberg, 2012), à qui je dirai « regarde, je veux ça », et on ira le faire tout simplement (rires). Avec Pierre-Hubert on a tout de même pu travailler ce côté nocturne…Pour ce qui est du découpage, je le fais toujours seul. C’est très prémédité, je passe pas mal de temps seul sur les décors pour essayer de comprendre comment faire les plans, et en général au tournage, je dois juste adapter les choses. Sur ce film, comme je le disais, j’ai cruellement manqué de temps. D’habitude, je peux décider de changer des choses après les répétitions avec les acteurs, mais ici, cela n’a pu être le cas. Ça me rappelle une anecdote dans l’autobiographie de Marlene Dietrich où elle dit que Fritz Lang n’était qu’un amateur parce qu’il dessinait les pas au sol et qu’il fallait juste obéir à ses indications de déplacement ! Sur ce tournage j’ai été obligé d’avoir recours à ce type de méthode. C’était purement pratique, il fallait aller vite. Dans le même ordre d’idée, c’est la première fois que j’ai eu recours à une deuxième équipe pour aller tourner des plans de voiture pendant que moi, je tournais autre chose…
Nous n’avons toujours pas parlé de ce qui a sans doute été le plus commenté, à savoir la présence de Sophie Marceau dans le rôle principal. Il faut le souligner, elle y est extraordinaire, et c’est un plaisir immense que de la retrouver dans un rôle de cette envergure. Vous lui donnez un rôle qui est dans la lignée de ses plus beaux, à savoir celui d’une amoureuse éperdue, jusqu’à la folie. Son mari lui dit à la fin qu’elle l’aimait « trop ». C’est ce qu’on retrouve dans les rôles magnifiques que lui avait donné Andrzej Zulawski – c’est même le sens du titre L’Amour Braque (1985) – mais même au fond celui de La Boom (Claude Pinoteau, 1980) où elle est aussi follement amoureuse. Est-ce c’est dans cette continuité que vous avez eu l’idée de lui confier ce rôle ?
Je ne sais plus vraiment comment c’est venu. D’habitude, je préfère travailler avec des non professionnels ou des acteurs peu connus, découvrir des visages nouveaux, ce qui est aussi pour moi un plaisir de spectateur. Mais pour ce film je sentais bien que nous aurions besoin de quelqu’un de plus connu, pas seulement pour des raisons de production, surtout afin de rendre ce personnage un peu froid plus proche du spectateur. Quand j’ai pensé à Sophie Marceau, je me suis rendu compte que je n’avais pas vraiment d’image d’elle. J’avais vu les films de Zulawksi à leur sortie en salle, ou encore Police (Maurice Pialat, 1985). Je ne me souvenais pas l’avoir vue depuis, si ce n’est dans un plutôt bon James Bond, Le Monde ne suffit pas (Michael Apted 1999). Elle était donc pour moi comme une page presque vierge, aussi curieux que cela puisse paraître puisqu’elle est très populaire, et que les gens aiment une image que précisément je n’ai pas d’elle. Du coup, rien ne pouvait venir brouiller ma perception du personnage qu’on devait créer ensemble, ni de son jeu. Elle a lu le scénario très vite, et a accepté tout aussi rapidement de le tourner. Son désir du film était très fort et n’a jamais varié. On n’a pas véritablement parlé du fond du scénario parce que nous en avions une perception commune suffisante, et parfois le silence vaut mieux que les explications qui embrouillent. Tourner ensemble a été à la fois très simple et très intense. J’ai travaillé avec elle comme je travaille avec des acteurs inconnus. Je le dis simplement : c’est une personne et une actrice merveilleuse.
Une chose frappante, et assez rare dans les films français, c’est qu’elle est aussi très crédible avec un flingue ou un arc dans les mains. C’est aussi dans ces éléments concrets qu’on sent son implication.
Elle a appris le tir à l’arc pour le film. Non seulement elle tirait très bien, mais elle est même parvenue à courir, s’arrêter, et tirer dans la foulée. Pour ce genre de mouvement, je pensais que j’allais être obligé de trouver des astuces au montage. Eh bien non. Elle a été vraiment étonnante. Il faut dire qu’elle adore ça, le côté physique, sportif, d’un rôle.
Ça rend cette scène où elle tire à l’arc sur son mari particulièrement violente. Le fait que ce soit peu découpé renforce cette brutalité.
Ça m’a permis de filmer ça exactement comme je le voulais. J’ai vraiment eu énormément de chance. A la fin du film, Sophie devait tenir en joug le mari, à 6h30 du matin, dans le froid glacial. C’est la seule fois où elle a semblé éprouver une difficulté sur ce tournage (tenir un arc bandé réclame une grande force), où elle a demandé de ne pas multiplier les prises. C’est dire que son implication a été totale sur ce film, qu’elle a été à chaque seconde pleinement là et elle l’est toujours aujour.
Pour élargir un peu nos réflexions, en préparant cet entretien, j’ai découvert votre premier film Ni d’Eve ni d’Adam (1996). On y trouve déjà un élément constitutif de votre travail : un mélange entre un ancrage géographique et sociologique assez précis, et une aspiration vers quelque chose de plus irréel, romanesque, poétique. Dans Une femme de notre temps aussi les décors sont très telluriques, et la situation sociale et professionnelle de Sophie Marceau occupe une vraie place…Ça évoque forcément une forme de réalisme poétique.
J’ai fait trois films assez abstraits, des films de fantômes – Les Solitaires (2000), Fantômes (2002) et A travers la forêt (2005). Mais j’aime aussi faire des films plus ancrés dans la réalité, le contemporain. Ce n’est surtout pas pour être sociologique, mais simplement pour favoriser une croyance du spectateur dans le récit. N’importe quel petit film américain d’exploitation est très fort pour montrer de façon crédible, par exemple, des gens au travail. On voit un pompiste, un avocat, etc, et pas des acteurs, on ne se pose jamais de questions. Le cinéma français est moins fort là-dessus, on sent souvent l’effort. J’essaye donc que ce soit crédible, autant que faire se peut. Même si la maison où habite le couple d’Une femme de notre temps est comme un château de conte, glacé, presque inhabité, je veux tout de même que ce soit vraiment leur maison, concrètement. Il faut qu’on croie un minimum qu’ils habitent là, qu’on voie que cette maison reflète leur relation de couple, que quelque chose ne tourne pas rond là-dedans.
Ça se joue dans des éléments concrets, comme par exemple le fait que les personnes y portent un masque…
C’était d’abord une question pratique parce que j’avais peur que, si on filmait dans les rues, cela devienne un travail infernal de faire que les passants n’en aient pas (soit sur le moment, soit plus tard, numériquement). Cela dit, cela ne concernait que peu de scènes, et il ne fallait pas qu’on ne voit pas le visage des acteurs. Par exemple, dans la rencontre de Juliane avec la femme et sa fille dans les toilettes de la station service, elles devraient normalement porter des masques. On a fait là une entorse au règlement car il était important de bien voir les personnages qui apparaissent pour la première fois, afin de leur accorder un peu de crédit…Par ailleurs, je trouvais que ces masques allaient bien avec le climat anxiogène du film, avec ce monde qui s’écroule, cet aspect crépusculaire. Enfin, le fait que des personnages portent des masques a fini par me paraître assez métaphorique, parce qu’ils mentent aux autres ou se mentent à eux-mêmes. Ce n’est qu’à la fin que les masques tombent, que la nuit s’achève, que la lumière arrive.
Il y a aussi ce titre « de notre temps » qui semble insister sur une dimension très contemporaine.
Souvent je trouve les titres assez tôt, et ils se mettent à « coller », rendant quasiment impossible de les changer par la suite. La seule fois où j’ai changé le titre en cours de montage c’était pour A travers la forêt, et c’est un ami qui l’a trouvé, je n’arrivais pas à changer l’ancien qui ne me convenait plus. Une Femme de notre temps suggère d’abord que c’est le portrait d’une femme d’aujourd’hui, cheffe, flic, écrivaine, etc, c’est-à-dire une femme qui gouverne sa propre vie, mais qui va être bafouée par un homme. En même temps, c’est le contraire. C’est-à-dire que c’est plus que ça. Comme pour Le doux amour des hommes (2002) qui était une sorte d’antiphrase (c’est un film sur l’impuissance à aimer), ça dit le contraire de ce que ça énonce. Parce que le film n’est pas complètement de « notre temps », il joue sur des figures mythologiques, des choses qui viennent de très loin. Ce titre me permettait donc de mettre l’accent sur les deux à la fois, c’est-à-dire sur le temps en général, presque comme une question : c’est quoi au fond, le contemporain ? Je sais qu’il a provoqué pas mal de commentaires et souvent malveillants, mais c’est parce qu’on y a cherché un message univoque. Il est souvent difficile d’échapper à la pensée univoque de nos jours. Mais on ne peut tout de même pas tout prémâcher tout le temps…Par exemple, quand dans la profession, on réclame à tout prix à un cinéaste un « sujet » de film, on pense quasi exclusivement de manière sociologique. Comme s’il fallait toujours répondre aux problèmes de la société actuelle. Comme si on ne pouvait plus témoigner que de cette réalité-là. Ce qui, du coup, implique irrémédiablement une dévalorisation de ce dont on ne parle presque plus de nos jours : l’imagination. Y compris, d’ailleurs, chez des gens de gauche, pourtant favorables à l’émancipation des individus, ce qui, donc, me semble encore plus grave. Quand on voit le livre de Geoffroy de Lagasnerie, L’Art impossible, qui dit, en gros, que l’imagination, eh bien, ce n’est au fond qu’une puissance du faux, eh bien je trouve ça lamentable. La force de l’imagination c’est précisément ce qui constitue l’art. « Madame Bovary, c’est moi », c’est ça l’imagination, c’est ça l’art ! Si on ne peut plus témoigner du réel qu’à partir de l’actualité sociale et de sa soit-disant identité, c’est une catastrophe parce que c’est une simplification de ce qu’est et de ce que peut et doit produire un artiste digne de ce nom. En politique, c’est au fond la même chose. C’est l’imagination qui permet de sortir du soit-disant réel, et du “there is no alternative”.
Je n’avais pas prévu cette question, et ça n’a peut-être pas de rapport avec votre film ou votre travail, mais il se trouve qu’à la faveur de la rétrospective qui leur consacrée dans les salles par Capricci, on a pu revoir une bonne partie de l’œuvre de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, et j’écoutais un « Microfilm », l’émission radio de Serge Daney où le premier était invité. Il y défend justement, et paradoxalement, cette notion d’imagination. Il y dit « la définition de l’imagination au cinéma c’est un plan de L’aigle vole au soleil de John Ford, où John Wayne se casse la gueule dans l’escalier. C’est terrifiant, parce que on voit que Ford sait ce que c’est quelqu’un qui tombe dans les escaliers. Ça existe. Les cinéastes devraient montrer des choses dont ils ont peur, qu’ils ont vu, ou qu’ils savent ». Là encore, c’est une forme d’antiphrase. L’imagination est associée à une forme d’expérience, mais c’est d’abord la première qu’on défend comme essentielle. Cette observation m’a vraiment troublé, mais aussi enchanté, venant d’un cinéaste aussi volontiers matérialiste, pour le dire rapidement.
J’ai croisé plusieurs fois les Straub parce qu’ils venaient régulièrement nous rendre visite quand j’étais étudiant à la Fémis. Ce sont des cinéastes qui ont énormément compté pour moi. Et je suis absolument d’accord avec leurs propos au sujet de l’imagination chez Ford… Aujourd’hui, l’imagination est presque un impensé de l’art, de la politique, et cette injonction au réalisme le plus simplifié, j’insiste, me semble vraiment très grave. Même Pierre Bourdieu a dit des choses essentielles là-dessus que n’entendent pas ces gens qui se réclament pourtant de lui. Il disait que la visée de l’émancipation était toujours ce qu’il a de plus important, et en ce sens, un poème de Mallarmé peut être pour un individu plus décisif que n’importe quel œuvre de réalisme sociologique. Parce que ce réalisme rabougrit votre imaginaire quand le poème symboliste, lui, révèle en vous des choses insoupçonnées, ouvre des mondes que vous ne soupçonniez pas et qui pourtant existent bel et bien. Bref, il vous libère un peu. Et il n’y a pas de petite liberté, disait Bourdieu. C’est pourquoi un film apparemment déconnecté du réel peut être plus riche pour l’émancipation d’un être qu’un film qui se passe dans une cité et vous maintient la tête dedans sous prétexte de témoigner de la réalité vraie. C’est sans doute un paradoxe mais c’est un paradoxe très riche.
En voyant Ni d’Ève ni d’Adam, j’avais pensé aux premiers films de Jean-Claude Brisseau, en particulier De bruit et de fureur (1988) film qui pour ma part me semble être le parfait antidote pour ce que vous décrivez là. C’est un cinéaste qui vous avait inspiré à l’époque ?
De Bruit et de fureur est un film qui, à sa sortie, nous a beaucoup marqués, même si je pouvais avoir quelques réserves. Je le préférais aux films de Ken Loach – que je ne déteste pas du tout pour autant – parce qu’il y avait là quelque chose de plus évocateur, de plus fort dans l’imaginaire justement…A cette époque, à la Fémis, je faisais des films un peu hors-sol. Un film chanté en noir et blanc, par exemple. Quand j’ai fait mon film de fin d’études, La Vie selon Luc, j’ai éprouvé le besoin de revenir un peu sur terre, en travaillant avec un scénariste au style réaliste, afin de me contredire, et donc de m’élargir. Avec Ni d’Ève ni d’Adam, il y avait un mélange un peu maladroit de mes tendances : certaines scènes, certaines ambiances, la musique, etc, décalent le film vers quelque chose de poétique, le font décoller d’un réalisme strict.
Le jeu des comédiens également, qui me semble être une constante dans votre travail, assumant une forme d’artificialité. Ce qui fait penser à Bresson aussi.
Ce qu’a fait Bresson n’appartient qu’à lui, ce ne peut pas être un modèle mais c’est forcément un exemple. Il y a aussi le jeu des acteurs dans Les Enfants terribles (1950) de Cocteau, film très important pour moi, ou encore celui des films de Godard ou d’Oliveira. Dans Mes Provinciales, les dialogues sont toujours très bien formulés, mais ce sont des intellectuels qui les disent, ça reste réaliste. Ce n’est pas naturaliste non plus. Le naturalisme admet tout ce qu’il y a dans le réel, les hésitations par exemple. Dans Mes Provinciales, le texte est joué sans essayer de faire croire qu’il a été capté sur le vif. Dans mes autres films, quand c’est plus décalé, il y a aussi l’influence du symbolisme, notamment de Pelléas et Mélisande, la pièce de Maurice Maeterlinck, que j’ai parfois citée littéralement mais qui est toujours là de façon souterraine (et bien évidemment dans Une Femme de notre temps !). C’est un type d’écriture épurée et en même temps très stylisée qu’on retrouve ensuite chez Cocteau, Beckett, Duras, Vesaas, Fosse, etc. C’est une famille artistique dans laquelle je me sens chez moi. Je n’ai pas envie non plus de la reproduire de façon univoque. Je tente des sortes de mélanges, et c’est plus ou moins réussi, plus ou moins affirmé dans un sens ou dans un autre pour chacun des films.
Vous faîtes des films depuis pas loin de trente ans aujourd’hui. Comment jugez-vous l’évolution de la production dans le cinéma français ? Vos films ont-ils plus de mal à exister qu’avant ?
J’ai eu la chance d’être protégé par un producteur, Philippe Martin, durant huit films. Parfois avec un peu d’argent, parfois avec presque rien. Mes films n’ont jamais marché, donc normalement je n’aurais pas pu en faire autant. J’en suis à dix. Mes Provinciales a été fait avec l’argent du producteur et du distributeur, et 40.000 euros d’Arte. Le budget devait tourner autour de 300.000 euros. Sur un film comme ça, je ne touche quasiment rien. Ensuite, je fais un film plus « normal » où je suis payé plus « normalement ». Par ailleurs, j’enseigne aussi pour vivre. C’est un équilibre précaire qui ne me permet pas de m’enrichir mais de continuer à faire des films. A une exception près, tous les films que j’ai voulu faire, je les ai faits. J’estime donc avoir été extrêmement chanceux. En général, j’ai l’impression que faire un premier film est toujours relativement facile, le deuxième aussi, si le premier a eu un petit succès d’estime. C’est ensuite que ça se complique vraiment. Mais bon, là-dessus, j’ai le sentiment que ça a toujours été pareil. Peut-être que je me trompe…J’ai toutefois le sentiment – pas très précis, peut-être fautif – qu’il y a tout de même moins de désir pour des films différents, en particulier du côté des producteurs. Et du côté de l’ensemble de la production française, le partage de la galette se rétrécit encore un peu pour les plus petits, et augmente encore un peu plus pour les plus gros. Mais on observe cela dans tous les domaines d’activité, non ?
Vous parliez de votre activité d’enseignant. Cela vous permet aussi j’imagine d’avoir un autre regard sur le futur, la création, la cinéphilie contemporaine aussi…
Franchement, là aussi, j’ai uniquement un sentiment qui vaut ce qu’il vaut. Il y a une vingtaine d’années, on a assisté à un puissant rejet du cinéma d’auteur. C’était quelque chose d’un peu schizophrénique, où des étudiants eux-mêmes intellectuels, venant de prépas en tous genres, rejetaient systématiquement un cinéma jugé « intello ». Ça a aussi coïncidé avec le désir de travailler sur des séries. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que la réflexion sur le cinéma revient chez les étudiants, qu’elle n’est plus considérée comme purement masturbatoire. Au mois de janvier, je suis allé faire une intervention à Louis Lumière où les étudiants devaient montrer un extrait d’un film de leur choix, faire un exposé dessus, et cela donnait lieu ensuite à de longs échanges. Je les ai trouvés vraiment bons, ils connaissaient énormément de films, et les points soulevés étaient très pertinents, de façon à la fois sensible et conceptuelle. Ce qui est apparu également chez les étudiants avec les années, c’est le retour à la pellicule. Comme s’il fallait revenir à quelque chose de plus sacré lors du tournage, comme si l’acte fort de filmer s’était un peu perdu avec la facilité du numérique. J’y vois le symptôme heureux d’un sentiment de ce que peut être la puissance du cinéma qu’il importe de ne pas laisser se perdre dans le flux d’images dans lequel nous vivons tous.
On parle beaucoup du passé, vous allez au cinéma aujourd’hui ? Quels films aimez-vous ?
J’avoue que depuis plus d’une dizaine d’années, je vois les films en DVD la nuit, et du coup, je n’ai plus trop envie d’aller en salles dans la journée…Dernièrement, j’ai quand même vu un film que j’ai beaucoup aimé, que je suis même retourné voir, c’est Armageddon Time (James Gray, 2022). Il m’a semblé que le film avait été accueilli un peu trop mollement, alors que c’est sans doute le film que je préfère de lui. Peut-être parce que ça traite de l’enfance, et que j’aimerais faire un film sur cet âge-là. Du coup, j’ai vraiment jalousé le film (rires) ! Cocteau aimait ce mot de Radiguet – encore lui – qui disait qu’afin d’être personnel et inventif, il faut « écrire des livres comme tout le monde ». Ce côté « comme tout le monde », je l’ai retrouvé dans ce James Gray. Et d’une façon accomplie puisque le film finit par être mieux que tout le monde ! Il côtoie le mélodrame mais avec une telle simplicité, sans la moindre emphase. C’est très dur de faire des plans aussi simples. C’est comme chez Ford – on y revient – c’est difficile d’arriver à une telle maîtrise de la simplicité, à cette sorte de pureté classique …Dans un registre quasiment inverse, presque expérimental, j’ai aussi été très marqué l’année dernière par L’Échiquier du vent (Mohammad Reza Assani, 1976) où pour le coup on voit passer tout le cinéma moderne, de Oliveira à Paradjanov, en passant par Fassbinder, Visconti, etc. C’est un film chargé d’Histoire du cinéma et en même temps très personnel, qui baigne dans une atmosphère extraordinaire, avec un récit presque indémêlable, porté par un style somptueux. Voilà, ce sont les deux films que récemment j’ai trouvé éblouissants.
Propos de Jean Paul Civeyrac
Recueillis par Pierre-Jean Delvolvé