The Green Knight


Après A Ghost Story (2017), le cinéaste David Lowery, adepte du temps étiré, continue d’explorer l’essence de l’humanité. Il replonge dans le registre de la fantasy – il a réalisé Peter et Eliott le Dragon (2016) chez Disney – pour livrer cette fois-ci un univers sombre, brutal et païen en adaptant le récit de Sire Gauvain et le Chevalier vert, dans lequel le chevalier de la table ronde et neveu du roi Arthur, doit décapiter un étrange antagoniste mi-homme mi-arbre qui l’a défié. On assiste alors à une désacralisation du parcours du héros au profit de la peinture d’un « monde sombre, plus sombre que le matériau d’origine », comme l’a écrit sur les réseaux Jean-Pierre Dionnet. Initialement prévu pour 2020, The Green Knight ne connaîtra pas de sorties en salles françaises, et finira finalement dans le catalogue d’Amazon Prime Video : critique.

Plan rapproché-épaule sur Dev Patel, en roi sobre de costume gris, une couronne circulaire, l'air sombre ; derrière lui, dans le flou, des torches ; plan issu du film The Green Knight.

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L’art de mourir

On est ravi de voir que l’influent studio A24 creuse un sillon vers de la dark fantasy pure et favorise la revitalisation de mythes universels, comme le prouvent également The Tragedy of Macbeth (Joel Coen, 2021) ou le film de vikings signé Robert Egger, The Northman (2022). Avec The Green Knight, David Lowery – autre poulain de la scène indépendante US – plonge dans les mythes arthuriens  pour rendre contemporain un court poème autour d’une aventure de Sir Gauvain. Le réalisateur de A Ghost Story livre une quête initiatique à travers un trip mystique, contemplatif et métaphysique sur l’éternité et ce qu’on laisse à la fin de notre existence. Il confronte et juxtapose plusieurs légendes, celtiques et scandinaves, de l’imaginaire subversif du conte à la réminiscence de tradition orale. La voix-off féminine qui vrille comme celle d’une sorcière ouvre le long-métrage de manière clairement éloquente : “Regardez et voyez le monde qui contient plus de merveilles que n’importe quel autre depuis la naissance de la Terre. Et de tous ceux qui ont régné, aucun n’avait de renommée comme le garçon qui a tiré l’épée de la pierre. (…) Permettez-moi de vous raconter à la place une nouvelle histoire. Je la déposerai comme je l’ai entendue. Sa lettre envoyée, son histoire pressée, d’une aventure courageuse et audacieuse. Pour toujours gravée dans le cœur, dans la pierre, comme tous les grands mythes d’autrefois”. Par dessus ces belles paroles annonçant le mythe, un travelling avant nous mène vers Gauvain (Dev Patel) assis sur un trône. Au-dessus de lui, des anneaux sacrés de sainteté en lévitation viennent poser la couronne sur son crâne. Soudain, la tête de Gauvain s’enflamme, appuyé par un fond sonore dark. Puis, la caméra remonte pour nous faire découvrir, à travers le toit béant en forme de cercle de la chapelle, un ciel étoilé… En clair, la mise en scène se détache de l’individu pour révéler la cosmogonie. Tous ces purs détails figuratifs – la lumière, le cadre, le mouvement – nous rappellent que nous avons en effet affaire à un récit de décapitation, comprenez par-là la séparation du monde physique et du monde spirituel. En un unique plan séquence, Lowery pose le mythe comme le socle de questionnements existentiels. Rien que cette introduction réintègre le folklore dans une esthétique cosmique et tellurique – la couronne, le cercle, le feu, le ciel, les étoiles. Le cinéaste utilise le langage cinématographique pour nous faire éprouver le temps, et l’omniprésence du motif cyclique, tel un système de planisphère, symbolise la boucle et le renouveau des saisons, une attitude vis-à-vis de la fatalité trop aisément oubliée. L’horloge est donc définitivement enclenchée : plus qu’une déconstruction du mythe, la surexcitation de la symbolique et des icônes active une plongée frontale dans l’essence folklorique pour redorer la valeur du mythe et questionner la condition de l’Homme, son besoin de croyance dans un ailleurs, un au-delà. Ainsi, le film fonctionne comme une lente et systémique décomposition avant la résurrection. Coupez une tête – celles d’une hydre ou d’une fleur de choux -, elle repousse aussitôt. Le réalisateur a ainsi su pleinement retranscrire le caractère solaire d’un héros comme Gauvain, dont la force est pleinement reliée aux astres, le « le fils de la clarté primordiale et du dieu céleste » comme l’écrit l’historien Philippe Jouët. Il est l’incarnation parfaite des réflexions qui habitent Lowery : le temps, l’éternité – symbolisée par le jour et la nuit chez les celtes – et le poids des responsabilités.  Il s’éloigne de la christianisation de la figure pour la relier avec la divinité irlandaise de l’amour, Oengus.

Un squelette, pieds et mains liés, pourrit au pied d'un arbre dans une forêt baigné dans une douce lumière de soleil dans le film The Green Knight.

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Poser un regard contemporain sur un tel mythe fondateur de l’Europe de l’Ouest, contant la fin d’une lignée de Rois et de Seigneurs britanniques, permet de révéler le hors-champs et les enjeux indicibles d’un monde finissant. John Boorman ouvrait son Excalibur (1981) ainsi : « Les âges sombres. La Terre était divisé et sans roi. (…)  quand le monde était jeune. Quand l’oiseau, la bête et la fleur ne faisaient qu’un avec l’homme. Et quand la mort n’était qu’un rêve ». Comprenez ici un monde païen et primitif en perdition face à l’avènement de la civilisation anthropocentrique, forgée à partir de la conquête et du matérialisme, concrétisée dans l’épée du pouvoir. Dans ce même film, lors du mariage d’Arthur et de Guenièvre, le célèbre sorcier Merlin annonce à sa disciple Morgane cette transition symbolique, « les jours des êtres de notre espèce sont comptés. Le dieu unique vient prendre la place des dieux multiples. Les esprits de la forêt et des rivières se taisent. Ainsi vont les choses. C’est l’avènement des hommes et de leur univers ». The Green Knight débute donc le jour de Noël, sous le son des cloches annonçant la naissance du Christ. Le royaume de Camelot, en temps de paix et de gloire trompeuse, est plongé dans un froid hivernal et des couleurs froides dominées par un bleu-grisâtre. Dans la salle du trône où sont réunis les chevaliers pour la célébration, on découvre le Roi et la Reine, héros de l’ancien temps à la mauvaise mine vieillissante. Cette fête est le point de départ d’une quête hantée par la peur de la mort et la fuite du temps gaspillé. “J’ai beaucoup de temps“, lâche le jeune Gauvain, l’héritier légitime peu ponctuel – il sort à peine d’un bordel -, qui ne semble pas être à sa place, ni se sentir soi-même, dans ces liens sanguins fatidiques. Son initiation passe par l’attente, “quand ton tour viendra” comme lui dit Guenièvre. Un splendide montage parallèle, avec une forte récurrence du plan zénithal, vient apporter de la nuance dans toute cette froideur chrétienne. D’un côté, on peut voir le sol de la majestueuse salle du trône ornée d’une étoile à cinq branches, représentant les cinq vertus chevaleresques – loyauté, générosité, dévouement, courage et courtoisie. De l’autre côté, les codes d’une certaine noblesse sont contredits par l’épure d’un rituel et de prières qu’accomplissent des sorcières vêtues de couleur jaune, dont Morgause, la mère de Gauvain, parfois confondue avec Morgane. Véritable magicienne, c’est elle qui agit dans l’ombre pour son fils, maintient son rendez-vous avec le destin et la grandeur, en invitant le chevalier vert (Ralph Inelson), une entité protégée de la mort. En venant proposer un jeu, ce dernier atténue la sacralisation de la figure christique à travers la célébration ludique d’une vie courte. Ces deux scènes entremêlées appuient les contrastes entre chrétien et païens, du feu contre la glace, de la chaleur de la terre contre la froideur de la pierre, la clairvoyance face à l’aveuglement. A la place d’un Merlin épuisé, ce sont les femmes qui guident la volonté des hommes, leur complot assume la dimension politique et diplomatique de la prédicatrice, figure de pouvoir mêlée de superstitions. Telle une feuille qui pousse au milieu de la braise et de la neige, le Chevalier Vert a une fonction similaire à celle des marcheurs blancs de la série Game of Thrones : ces zombies des glaces, créatures surnaturelles et malfaisantes, annoncent l’hiver sans fin,  une période de bouleversement écologique. À la manière des films de zombies à la sauce Lucio Fulci, les morts remontent à la surface, dégueulés des entrailles infernales, pour nous rappeler notre condition. Cependant, il y a une ambiguïté qui réside dans la signification du “Green Knight”, autant dans la traduction du poème source que dans l’adaptation de Lowery. Il n’est pas seulement un monstre puisqu’il est décrit comme une figure romantique, belle et élégante, avec un attribut particulier, une armure verte et une hache en acier avec des pouvoirs de fertilité – elle ravive la végétation sur les surfaces en contact. Il s’adresse à Arthur en se figurant à son échelle, à son niveau de roi – lui en seigneur de la Nature -alors qu’il est en fait un ennemi incroyable, un adepte privilégié de la chevalerie nettement plus que le présomptueux Gauvin. Il est l’incarnation d’une végétation intelligente, une entité en relation avec le monde naturelle, entre divinité et démon. D’ailleurs, dans The Green Knight, lors du départ de Gauvain, un an après, en direction de la chapelle verte – lieu où il doit retrouver le monstre décapité pour conclure le pacte, à peine a-t-il franchi les murailles du royaume qu’on constate la déforestation avoisinante. Dans Excalibur – à nouveau -, le sorcier Merlin disait à son roi en décrépitude, “la Terre saigne, le peuple souffre ». Les ingérences ont mené ce monde à la ruine. Le chemin vers la chapelle maudite est semé de diverses embûches, qui témoignent de l’éloignement progressif du monde des hommes et la futilité de leur mode de vie urbain. “J’ai voulu retrouver le rythme du poème original”, explique David Lowery au site Indiewire. “Un texte qui donne à la Nature la possibilité de reprendre aux hommes ce qu’elle leur a donné”.

The Green Knight prend les atours d’une anti-quête du héros, Gauvain parcourant un chemin de croix sacrificiel intérieur. Le chevalier en devenir répond à l’appel, part de chez lui, loin de la civilisation étendue, dans des zones où la “nature fera son tour”. Dès qu’il a dépassé les abords du royaume, il se fait dépouiller par des brigands en forêt. Ces derniers l’abandonnent à son sort, humilié et ligoté au sol. La caméra exécute un mouvement circulaire unique, un panoramique à 360°, se détache, se désolidarise de l’individu pour objectiver une nature (morte) révéler la vie organique ; la camera se met à pivoter très lentement sur la végétation impassible autour de lui et revient sur lui : on découvre alors le squelette d’un homme immobilisé, une vanité qui contraste avec un cadre idyllique et verdoyant. Ajoutez à cela le chant des oiseaux et les rayons de soleil qui forment des halo de lumières… Puis, la caméra repart à rebours, en sens inverse, pour se replacer dans le temps présent du film, celui où un Gauvain tout en chair se débat contre son sort. Une telle abstraction plastique a déjà offert au Septième Art quelques fameux travelling à 360° : pensez au plan du studio son de John Travolta dans Blow Out (Brian De Palma, 1981) ou, notre préféré, le long plan séquence de travelling latéral du désert dans le psychédélique La cicatrice intérieure (Philippe Garrel, 1972) qui accompagne la marche silencieuse de Garrel, dans une étrange impression de fixité, comme si l’homme avançait en sur-place, laissant Christa Päffgen, dite Nico – mannequin, compositrice et chanteuse du groupe The Velvet Underground – en souffrance. David Lowery a su tirer les leçons des grands, dans le recours à des effets de temporalité pour permettre une pure réflexion cinématographique. Le panoramique circulaire créé une simulation du passage du temps, motif constamment à l’œuvre dans le récit – du calendrier en bois représentant les saisons dans le théâtre de marionnettes au bouclier brisé du jeune chevalier teinté du dessin de la Vierge et l’Enfant. Puis le panoramique dévie sur une contre-plongée pour atteindre le ciel à travers la cime des arbres, dans un geste lent et planant. Soudain, un orage gros perturbe le tableau ensoleillé : c’est en quelque sorte la fin du délire pour Gauvain, toute la scène pouvant être lue comme une émanation de son esprit, un moment de stase dans cette quête empêchée, où le temps en suspension devient méditatif. On retrouve une nouvelle plongée zénithale présentant le petit corps de l’égaré au milieu d’un cercle d’arbre, concrétisation de la prédication figurée lors du rituel fait par sa mère. Cette vue du ciel appuie la petitesse de l’être qui se bat pour sa survie, et lui rappelle que le monde se passe très bien de nous. Le cinéaste a su traduire visuellement l’échec inhérent à Gauvain dans les aventures du Graal et dans les quêtes spirituelles, sa réputation de chevalier trop galant faisant passer les valeurs et les plaisirs matériels avant la religion. La vie et ses mystères ne se résument pas à quelques parties comme l’honneur, l’amour, l’amitié, les plaisirs du corps ou de l’enchantement de l’esprit. La vie est un tout.

Ainsi, The Green Knight n’est pas un film de personnage. Il adopte une position d’observateur, pose une mécanique spatiale et va au bout de son concept : l’immersion dans une temporalité qui devient nôtre. Nous sommes témoin du temps qui passe, et nous comprenons que notre existence ne signifie rien par rapport à la prégnance de cette donnée. Tout ceci est une boucle indéfinie qui recommence, au-delà de toute signification relative. Au cœur d’une atmosphère désenchantée qui transcende les notions de passé, de présent et de futur, le cinéaste retravaille une perception spécifique au cinéma, si bien que le temps devient le ressenti du plan et non de l’action. D’où la chute du corps de Gauvain qui, dans une symbolique romantique, se transforme en herbe, de la même manière que le corps en décomposition du Christ après sa crucifixion, regardé attentivement par le Diable amusé – lisons le Diable comme un dispositif, un vecteur de la nature agissante. Cette vision de ce qui aurait pu être, aboutissant au retour à la situation initiale, donc à la prise de choix existentielles, est par exemple au cœur de La dernière tentation du Christ (Martin Scorsese, 1988) ; on peut aussi évoquer la séquence finale de 2001, L’odyssée de l’Espace (Stanley Kubrick, 1968) où l’astronaute, rescapé de la porte des étoiles, se voit vieux dans un lit victorien, posé au centre d’une pièce écarlate, face au monolithe : le bonhomme renaîtra sous la forme d’un fœtus géant… David Lowery emprunte un procédé similaire dans une séquence de flashforward en trompe l’œil. Prêt à être décapité à la chapelle verte, Gauvain fantasme un futur qui ne lui convient pas, un avenir terne et grisâtre, marqué par l’ennui, la vieillesse et les regrets, où les murs froids du château et le charbon des champs de bataille ne peuvent que conduire à la perte de l’homme. Cette aventure n’a donc pour but que de lui faire apprécier la richesse de l’instant à la place de la postérité, cette dernière ne pouvant résister à l’ardeur de la verdure et du soleil éclatant. Car de toute façon après la poussière, vient toujours le vert. Et cette couleur apparaît définitivement comme celle de la vitalité et de l’éphémère : dans les dernières étapes de son trajet, Gauvain rencontre une Lady archiviste, qui déclare très justement que“Le vert est la couleur de la terre, des êtres vivants, de la vie, et du pourri (…) Le vert est ce qu’il reste quand les ardeurs s’estompent, quand la passion s’éteint, quand nous mourons aussi. (…) ce vert-de-gris dépassera vos épées et vos monnaies et vos remparts (…) Tous ceux qui vous sont chers y succomberont. Votre peau, vos os. Votre vertu”. Dans ce cas, vivre une année ou des centaines, quelle est la différence ? C’est alors que débute vraiment la quête de Gauvin, sa dérive vers les vraies épreuves spirituelles, l’initiation psychédélique dans une nuit brumeuse et fantomatique : le chevalier est condamné à vivre et revivre ses vies potentielles tant qu’il n’a pas pris conscience, mis en branle ses idéaux.  Reprenons alors cette réplique de Legend (Ridley Scott, 1985), pièce maîtresse de l’heroic fantasy au cinéma : “Si la vie est un rêve, prend garde au réveil (…) Les hommes tels que toi meurt avant d’avoir vécu”. La dynamique était déjà à l’œuvre dans A Ghost Story, un pur trip concept contemporain de It follows (David Robert Mitchell, 2014) dans lequel un jeune couple est totalement brisé suite à la mort du mari qui réapparaît en fantôme pour assister au processus de deuil de sa femme. Si elle parvient à tourner la page, lui restera accroché à leur maison et à son dépérir. La question-cœur est similaire : quelle trace laissons-nous après la Mort ?

Sur un sol de pierres et sous un ciel gris, un guerrier lève sa grande hache, dans un cri de guerre ; scène du film The Green Knight.

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Le rapport au deuil est un sujet commun à une bonne flopée de productions labellisées A24 – pensez à The VVitch (Robert Eggers, 2015) et sa sorcière multiforme, aux films d’Ari Aster ou d’Alex Garland. Le sujet invite à un dialogue entre visible et invisible et chez David Lowery, elle devient palpable par la représentation de vanités et de la Nature morte – crâne, fleur et objets liés au temps. La Mort réelle est intérieure, elle doit être affrontée en digérant le poids du passé pour se détacher du futur potentiel et ainsi mieux accepter le présent. A Ghost Story traitait déjà le fantôme sous une dimension spirituelle intemporelle. Tout le film agissait comme un trip, un processus de deuil volontairement immobile, où le souvenir se décolore progressivement. Le critique Guillaume Bonnet a très justement écrit à ce sujet – dans la revue Première, Nov.-Déc. 2017 -, “Le film ne lâchera plus jamais le point de vue du fantôme, fût-il inerte et anti-dramatique. À côté de lui, les gens continuent (ou recommencent) à vivre, mais la mise en scène se place délibérément du côté de la mort, donc de l’éternité et d’une définition élastique du temps, qui finit par s’abolir”. Aussi, dans The Green Knight, la Lady archiviste entretient un rapport morbide et funéraire de l’art, particulièrement photographique. Elle amène Gauvain dans une chambre noire pour lui capturer son portrait via une technique primitive au chlorure d’argent. Voyez ici une métaphore puissante du caractère fantomatique attaché à un certain artisanat chimique et archaïque, outil propice à une forme d’iconisation spectrale – ce qui a fait les plus grandes heures du fantastique japonais comme l’avait déclaré le réalisateur Kioshi Kurosawa : “Les enfants japonais adorent trouver des photos avec des taches blanches, où ils s’imaginent voir la trace de spectres [] Je ne suis pas le seul à avoir eu cette impression, et c’est en fait là qu’il faut chercher l’origine du cinéma fantastique japonais, de ce qu’on appelle aujourd’hui la “J-Horror” (Mad Movies HS n°19.). Quant au fantôme au cinéma, il est la projection d’un fantasme, d’un imaginaire mental qui apparaît pour les yeux de celui qui le voit. Son principe est de pointer la futilité et les erreurs à réparer… Après s’être libéré du piège des brigands, Gauvain entame une errance nocturne. Il se réfugie dans une maisonnette en bois, près d’un lac. Il est accueilli par une jeune femme en chemise de nuit. “Es-tu réelle ou es-tu un esprit ?”, demande Gauvain à celle qui avouera être une revenante et qui lui répond “Quelle est la différence ? J’ai juste besoin de ma tête”. Elle lui offre son aide, le guide en échange d’un service rendu : retrouver sa tête perdue, jetée au fond d’un lac par un seigneur qui abusa d’elle, afin de retrouver la paix. Gauvain va alors sauter dans l’eau pour récupérer un crâne, dans une scène cosmique, au montage fast cut et psychédélique, composée d’images baroques, frappantes, chaotiques et de ruptures surprenantes. La plongée dans les profondeurs irréalistes se mue en élévation, une montée au ciel, grâce au recours à un plan inversé, teinté d’une lumière rouge soudaine ; les particules présentent dans l’eau renvoient à l’espace et l’infini de l’univers, à la voie lactée ; une symétrie se dresse entre les abysses et les cieux. Un procédé similaire était déjà à l’œuvre dans A Ghost Story : « Les années défilent dans des jump cut saisissants, le temps s’effrite, se bouffe lui-même, se digère, retourne sur ses pas dans une boucle pétrifiée. (…) Les conventions de cet univers filmique forcent la cohabitation entre l’infiniment petit (l’épure absolue du dispositif) et l’infiniment grand » (100 Films de genre à (re)découvrir avec l’équipe de Mad Movies). Avec A Ghost Story, David Lowery se permet même des plans futuristes curieux dans lesquels il revient au temps des origines. On y voit notamment une famille de colons blancs massacrée par des Amérindiens : ce hors-circuit anachronique révèle un présent en perte de signification face aux errances d’un temps désarticulé. La misère humaine réside dans l’absence d’horizon, la contrainte d’une existence. Les Hommes sont les fantômes de leur propre vie. Dans The Green Knight au-delà de simples hallucinations sous l’eau, Gauvain réalisé que le spectre ne le trompait pas, et fait l’expérience de l’absence de vérité de l’ordre observé, en émergeant dans l’illusion. Notre vision ne peut qu’être lacunaire face à une réalité qui nous échappe sans cesse. La seule certitude demeure la condition mortelle de l’être, et la tête coupée révèle à Gauvain que le Chevalier Vert est quelqu’un qu’il connaît.

Cette séquence purement sensorielle et altérée débouche sur un fascinant interlude qui confirme frontalement l’aspect hallucinogène de The Green Knight. À l’image de 2001, L’Odyssée de l’Espace, David Lowery reprend les codes visuels d’une expérience sensible à travers un conte philosophique, métaphorique et métaphysique, ancré dans un monde peuplé de voleurs, de spectres cherchant le repos, de créatures merveilleuses, et d’animaux parlants. Dans ce curieux entracte de son périple, Gauvain rencontre un renard et mange, par inadvertance, des champignons psychotropes. Il imagine sa peau se fossiliser dans la roche – plan quasi similaire à celui de la main traversée par des brindilles d’herbes dans la première prise de champignons de Midsommar (Ari Aster, 2018) -, soit le désir et la crainte se reconnecter au vert. Cette pause transitoire dans le récit, parallèle à l’état de déréalisation de Gauvain, culmine avec la majestueuse scène de marche des géantes blanches et chauves dans un décor de roche brûlée. Sous influence, Gauvain erre dans un paysage de ruines, et croise les géants qui vivent sur les sommets. Il interpelle une des créatures qui ne saisit pas son imploration. Elle tente d’attraper le minuscule personnage, avant d’être finalement apaisée par le cri du renard. En réponse, tous les géants chantent en cœur, continuent leur avancée et leur silhouette s’évanouissent dans la brume… Une nouvelle fois, nous ne sommes rien face à l’immensité, et les vibrations, communications indicibles, valent plus que de maigres paroles. Filmée simplement, presque à hauteur d’homme, la scène témoigne d’une futilité remarquable, car elle reste sans impact définitif sur le récit. Cette traversée picturale de la vallée n’est pas sans nous rappeler la pochette d’un des albums les plus hypnotiques et sordides de l’histoire du rock, House oh the Holy (1973) de Led Zeppelin. Le groupe, gavé à l’ésotérisme et au mysticisme viking, ornait leur cinquième opus d’une image des plus troublantes – inspirée par une nouvelle d’Arthur C. Clarke et fortement liée au Lucifer Rising (1972) de Kenneth Anger, à Aleister Crowley et au tarot de Marseille – où l’on voit plusieurs enfants nus à la peau écarlate gravir la chaussée des Géants en Irlande sous un ciel orange. Le verso de cette même pochette présente une photo psychédélique et effrayante prise au château de Dunl en Irlande – lieu hanté par les pleurs d’une demoiselle séquestrée par un méchant seigneur qui se serait suicidé – où l’on y voit un colosse brandir le cadavre d’un enfant nu sous une lumière solaire… Pour en revenir au long-métrage qui nous occupe, cet instant grandiose de The Green Knight nous apparaît comme une ultime réminiscence du temps des êtres fantastiques, en connexion avec la Nature, qui s’apprêtent à laisser place à l’âge des hommes, une civilisation qui se forme autour de la figure du roi Arthur. Dans une confusion entre légendes celtiques et croyances scandinaves, le jeune Gauvain brandit sa hache – miraculeusement récupérée – pour faire honneur à ce païen périssant dont il est l’ultime témoin, face à un monothéisme uniforme. Après ça, à nouveau, un mouvement circulaire à 180° nous retourne littéralement la tête – même procédé utilisé dans Midsommar lors de l’arrivée dans le village folklorique en Suède -, affirmant définitivement la prédominance du motif cyclique en complément de l’inversion des valeurs, de la Terre au Ciel, du Ciel à la terre. Gauvain l’égaré vient de surmonter une nouvelle étape et repart affronter sa destinée, c’est à dire ses propres désirs et désillusions. Si sa quête n’a aucune direction claire et précise c’est parce que l’ennemi n’est qu’au fond de son être : il connaît bel et bien le Chevalier Vert car il est l’objectivation de son conflit intérieur. Au cours de sa méditation sur la couleur verte citée plus haut, la Lady s’interroge sur l’Homme feuillu et les événements surnaturels de la Terre, profond écho aux recherches des historiens et des mythologues autour de l’iconographie sacrée du Moyen-Âge. La Lady décrit le Chevalier Vert comme une  allégorie des corps en décomposition, du caractère sauvage, une puissance sylvestre insaisissable que ne peut éternellement camoufler le vernis de la civilisation. En ce sens, le combat de Gauvain synthétise l’aube et le crépuscule d’une humanité avançant son propre épuisement, prisonnière de sa luxure et de la vanité de ses rites. Malgré cela, sa victoire sur le Chevalier Vert ou sa défaite potentielle symbolise la croyance en une survivance de la pureté essentielle. Tout trajet n’est pas scellé, rien n’est incorrigible. Nous pouvons oublier le temps d’un instant notre peau, nos os et notre vertu. Ainsi passe la gloire du monde…

Pour terminer, nous aurions pu aborder l’utilisation percutante de la mise en abyme au cœur de The Green Knight dont la plus évidente reste le théâtre de marionnettes reproduisant pour de jeunes bambins la décapitation de Gauvain. Ce geste est là pour appuyer la projection du futur d’un personnage en train de se recroqueviller sur lui-même, à tel point que cet avenir hante son présent. Tout ce cheminement ludique conduira à la confession de Gauvain à la chapelle verte, sanctuaire éternel qui apparaît dans l’au-delà. Le jeune chevalier comprend qu’il doit cesser de croire les promesses aveugles du dieu du mensonge, pour accepter la condition faillible de la vie. Tout le film n’est finalement qu’une leçon d’humilité face à l’inconnu, figuré par cette entité à la peau d’émeraude. Nous revient alors en tête les propos du philosophe éméché à la fête – le musicien Will Oldham – dans A Ghost Story. Il dit que chaque artiste fait de son mieux pour Dieu, Dieu n’étant qu’un autre mot pour « éternité », car les artistes ont à l’esprit les prochaines générations. Avant que l’avenir ne prenne racine dans le présent, David Lowery s’apprête à perpétuer l’exploration de ses thématiques intimes : l’idée de rentrer chez soi, et le passage du temps. Son prochain projet, une adaptation live de Peter Pan pour Disney, semble quasi confirmée. Encore un film sur le temps et un enfant qui ne veut pas grandir…


A propos de Axel Millieroux

Gamin, Axel envisageait une carrière en tant que sosie de Bruce Lee. Mais l’horreur l’a contaminé. A jamais, il restera traumatisé par la petite fille flottant au-dessus d'un lit et crachant du vomi vert. Grand dévoreur d’objets filmiques violents, trash et tordus - avec un net penchant pour le survival et le giallo - il envisage sérieusement un traitement Ludovico. Mais dans ses bonnes phases, Il est également un fanatique de Tarantino, de Scorsese et tout récemment de Lynch. Quant aux vapeurs psychédéliques d’Apocalypse Now, elles ne le lâcheront plus. Sinon, il compte bientôt se greffer un micro à la place des mains. Et le bruit court qu’il est le seul à avoir survécu aux Cénobites.

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