Faut-il sauver le soldat Raimi ?


Alors que Doctor Strange in the Multiverse of Madness (Sam Raimi, 2022) – deuxième aventure solo du maître des arts mystiques et vingt-huitième film de l’univers cinématographique de Marvel – a déferlé de façon tonitruante dans les salles il y a une semaine, on essaye de répondre à des questions que l’on se pose depuis bientôt quinze ans : A-t-on définitivement perdu Sam Raimi ? A-t-il été remplacé par un variant multiversel de lui-même ? En d’autres termes, faut-il (encore) sauver le Soldat Raimi ?

Sam Raimi sur le tournage de Spiderman, donne ses consignes à Tobey Maguire déguisé en Spiderman et Kirsten Dunst, en robe chinoise ; tous deux vus de dos.

© Tous droits réservés

Raimi sans famille

Qu’on se le dise, l’annonce en grandes pompes par les studios Marvel du retour tant attendu aux affaires d’un cinéaste qu’on a autant adulé nous avait redonné une soudaine foi en un univers étendu avec lequel nous frisions déjà depuis plusieurs années l’overdose. Il faut dire, qu’en ces lieux, bon nombre d’entre nous ont grandi avec la trilogie Spider-Man (2001-2007) et la considérerait sans nul doute comme une pierre angulaire de leur passion cinéphile. Outre l’empreinte qu’il a laissée dans nos esprits d’enfants puis d’adolescents avec ces trois films véritablement matriciels pour ce genre désormais si prolifique (et lucratif) qu’est le « film de supers-héros », Sam Raimi est aussi l’un de ces noms avec qui les cinémas de genres s’accordent au pluriel. Alors, bien naïvement, et certainement un peu aveuglés par tout l’amour qu’on porte à sa filmographie, on s’attendait à ce qu’il parvienne forcément à redynamiser la formule Marvel en y insufflant sa touche si particulière. Force est de constater que, même s’il est traversé par quelques moments de fulgurances stylistiques qui rappellent qu’il s’agit bien de notre cinéaste-chéri derrière la caméra, ce dernier est tout de même contraint d’appliquer, le plus souvent, un cahier des charges qui l’empêche de donner du corps son récit.

Evil Dead © Tous droits réservés

Pour comprendre l’échec de Doctor Strange in the Multiverse of Madness (2022), il est essentiel de comprendre ce qui caractérisait, jusque-là, la filmographie de Sam Raimi, marquée par un style inimitable. S’il y a une chose qui est indéniable chez le cinéaste, c’est qu’il a toujours fait montre d’un talent distinguable pour la mise en scène. Dès son premier long-métrage, Evil Dead (1981), il parvint à combler son manque criant de moyen par une créativité folle. Cette œuvre séminale de la comédie gore, très inspirée par le slaptsick américain, les cartoons de Tex Avery et l’humour des trois Stooges, parvint à combiner avec succès les codes du film d’horreur et ceux de l’humour burlesque, contribuant à créer, par là même, un sous-genre à part entière que certains nomment même le burlesquo-gore. Dans ce premier essai, on retrouve déjà toute la panoplie qui caractérise « le style Raimi » à commencer par une grande inventivité formelle, passant par l’expérimentation de cadrages non académiques, utilisant avec abondance la caméra subjective, les décadrages – voir les débullages – les panoramiques filés, les accélérés, les gros plans à courtes focales déformant les visages… Autant d’effets de mise en scène qui firent des premiers longs-métrages de Raimi de véritables électrochocs pour cinéphiles, tant son style est vite apparu aussi novateur qu’il était anti-conventionnel. À approche libérée des carcans « classiques » s’ajoute un montage azimuté, fortement influencé par le rythme effréné des cartoons et du découpage des cases de comics. Porté par le succès public et critique dEvil Dead (Sam Raimi, 1981), Raimi renouvellera l’essai avec Evil Dead II (1987), semi-remake qui réussira l’exploit de surpasser l’œuvre originale et qui inspirera plus tard un certain Peter Jackson et son Braindead (1992).

Plan rapproché-épaule sur Leonardo Di Caprio en cow-boy menacant un adversaire avec un revolver dans le film Mort ou vif de Sam Raimi.

Mort ou Vif © Tous droits réservés

Loin de se cantonner au cinéma d’horreur, le cinéaste va, au cours des années suivantes, sortir de sa zone de confort et se diversifier dans tous les genres avec toujours comme vecteur de dépoussiérer les codes. Si Mort sur le grill (1985) est une déception – la faute à un humour mal dosé et des gags qui manquent souvent de finesse – il fit aussi s’interroger les critiques sur ce qu’ils caractérisèrent comme « les limites  du style Raimi ». En effet, dans cette farce burlesque, narrant les mésaventures de Vic Ajax essayant de séduire la belle Nancy, on sent que Sam Raimi a voulu rendre hommage au style de Tex Avery. Le film est visuellement bon, mais pâtit d’une écriture poussive qui le rend indigeste. Certes, il y a de l’ambition, toutefois on sent que le tout jeune cinéaste a voulu trop en faire et n’arrive pas à trouver le ton juste pour que son projet fonctionne. Fort heureusement, le réalisateur se rattrapera avec des productions dans lesquelles il laissera moins son style déborder tout azimut au risque de dynamiter les codes des genres abordés. Tirant enseignement de son erreur sur Mort sur le Grill, il va en effet réfléchir à aborder plus malignement les projets, en adaptant le langage cinématographique du genre en question avec son univers si particulier. C’est le cas pour le mésestimé Mort ou vif (1995) dans lequel il parvient à se jouer de la grammaire propre au western en lui injectant sa folie créative et ses artifices. Mort ou Vif est à la fois un hommage sincère aux films de Sergio Leone – avec ses gros plans sur les visages suintant des cow-boys – et un exercice de style ou le réalisateur s’amuse avec le cadre et parvient à donner une dimension encore une fois très inspirée des comics à ses personnages comme à ses décors. Ce long-métrage – son premier gros film dit « de studio » – est néanmoins un échec public. Mais si son mauvais score au box-office fut un frein évident pour les studios, ces derniers reconnaissent dans ce cinéaste en devenir – toujours malgré tout considéré comme un jeune prodige – un véritable artisan de talent, capable d’imposer sa patte si particulière sur tout ce qu’il touche, tout en se pliant au cahier des charges si contraignant d’une production de studio, notamment dans sa gestion très mature des vedettes présentes cette fois devant sa caméra .

Un plan simple © Tous droits réservés

Bien que depuis la réalisation d’Evil Dead III (1993) le cinéaste ait quitté le giron du cinéma bis qui lui permettait d’expérimenter librement toutes sortes de folies visuelles, Raimi s’est toujours évertué à teinter de son style incontournable la moindre image qu’il mit en boîte entre 1990 et 2000. On pense notamment à l’étonnant Un plan simple (1999) dont l’histoire, sur le papier, évoque davantage la filmographie des Frères Coen. Pourtant, de toute évidence, cette comédie noire aux accents de polar enneigé – le film est d’ailleurs souvent comparé avec Fargo (Joel Coen, 1996) – passée de mains en mains de cinéastes durant des années avant d’atterrir dans celles de Raimi, porte avec évidence la marque de son auteur. En effet, sous ses airs de projet de commande, Un plan simple cache un pur film d’exploitation. C’est une histoire d’horreur qui prend place dans la région des grands lacs, région où Sam Raimi est habitué à tourner. Il remplace ici les effusions grand-guignolesques et les angles de caméras excentriques par une mise en scène plus « sage » de ce cauchemar moral. Ses personnages n’ont pas besoin de devenir des démons littéraux pour libérer leurs côtés les plus sombres ; c’est la cupidité qui leur fait dévoiler leur vraie nature, car ils rejettent leurs valeurs morales pour une recherche de profits. D’ailleurs, Un plan simple fait un peu penser à Jusqu’en Enfer (2013) qui, plus tard, mettra en scène à sa façon la recherche de l’intérêt personnel comme voie sans issue vers la damnation. Pour être totalement exhaustif, il faut toucher quelques mots sur les deux autres productions qui suivront. Pour l’amour du jeu (1999) présente un Sam Raimi différent : pur film de commande – il fut engagé à la dernière minute pour remplacer Sidney Pollack – il s’agit du moins raimiesque de sa carrière. Tout comme Peter Jackson avec Créatures Celestes (1992) on sent que le cinéaste a voulu ici casser cette image de réalisateur de films gores et gagner en respectabilité pour séduire un public plus large, quitte à quelque peu se perdre en chemin. L’année suivante, il réalisera Intuitions, (2000) petit thriller dans lequel il se permet à nouveau de nombreux délires visuels, se servant de sa caméra pour brouiller la frontière entre le réel et l’abstrait.

Darkman © Tous droits réservés

Par cette versatilité, cette capacité à fondre son style dans plusieurs genres tout en conservant son identité propre, il fut assez évident pour le studio Sony que Sam Raimi était le candidat idéal pour réaliser un film de super-héros. Si la trilogie Spider-man (2002-2007) inaugure alors ce qui deviendra plus tard la déferlante super-héroïque à Hollywood, dix ans auparavant, le cinéaste avait déjà pu défricher le genre dans une production qui a su retranscrire à l’écran le style très particulier des comics-book. Darkman (1990) est un héros inventé de toute pièce par le réalisateur, bien que sa mythologie s’inspire fortement de deux héros de comics bien connus que sont le Batman et le Shadow. Héros shakespearien ne pouvant vivre son amour, Darkman est un personnage torturé – comme on en trouve souvent dans les comics – évoluant dans un univers d’une grande noirceur. Pour donner une profondeur à son personnage, le réalisateur va s’appuyer encore une fois subtilement sur son sens aigu de la mise en scène. En effet, Darkman regorge d’idées visuelles, que ce soit dans le travail des arrière-plans ou dans son montage dynamique qui permet de retranscrire avec une grande finesse toutes les émotions du personnage. On sent que Sam Raimi maîtrise son sujet et parvient à iconiser son héros. C’est l’une des particularités et grande force de son cinéma – et qui échappe (encore) souvent aux productions Marvel – que cette faculté à faire de ses héros de véritables icônes tout en parvenant à les inscrire dans une mythologie crédible.

Tobey Maguire, pensif, observe son costume de Spiderman dans le film Sam Raimi.

Spider-Man © Tous droits réservés

C’est certainement ce qui permit à sa trilogie consacrée à Spider-man de marquer autant les esprits et d’être toujours considérée aujourd’hui comme l’une des meilleures adaptations de super-héros de l’Histoire du Cinéma. Sam Raimi n’a pas été le premier choix pour réaliser Spider-man – le studio pensait d’abord embaucher Ridley Scott ou James Cameron – il a cependant su comprendre à merveille ce que représente le personnage, en saisir toutes les subtilités, autant en ce qui concerne son incarnation psychologique que physique. Les déplacements du tisseur sont basés sur la verticalité de la ville, Raimi en profitant pour créer une identité visuelle entièrement basée sur cette sensation de continuel mouvement. A ce titre, ce premier film représente une allégorie du mouvement de l’adolescence vers l’age adulte, avec un héros qui découvre ses pouvoirs (et son nouveau corps) ainsi que les responsabilités qu’ils impliquent. Loin d’en faire un super-héros sans faille, le Peter Parker de Sam Raimi est traversé par des interrogations qui le pousse à remettre constamment en question sa mission. Cette idée sera encore plus développée dans l’exceptionnel Spider-man 2 (2004) dans lequel les pouvoirs de l’homme-araignée sont littéralement réglés sur ses émotions, laissant paraître aux spectateurs tout le poids qu’ils représentent pour Peter. Les trois volets de cette trilogie forment un triptyque initiatique, déplaçant la figure de ce jeune héros vers celle d’icône quasi-Christique – on pense bien sur à la scène du métro de Spider-man 2 dans laquelle un passager porte l’Araignée comme s’il portait un messie. Outre le portrait en trois actes passionnant qu’il fait de son héros, Raimi a l’intelligence de s’intéresser tout autant aux figures antagonistes. Contrairement à ce que les récentes productions ont trop eu tendance à faire, les personnages de « vilains » chez Sam Raimi ont toujours le droit à un développement scénaristique qui fait corps avec le récit global, si bien qu’ils apparaissent davantage comme des personnages tourmentés que des individus uniquement mus par un désir de destruction ou de vengeance. Souvent copiée, jamais égalée, la vision du cinéaste demeure une forme d’apogée du genre et ce dès sa (quasi)naissance. Il faut peut-être s’étonner alors, que ce sommet ait été atteint dès 2004, bien avant que ne déferle en masse des productions Marvel par dizaines, aussi vite consommées qu’oubliées, peinant à marquer les esprits au-delà de leur seul temps de projection. Combien de films du MCU peuvent – record du box-office mis à part – se targuer d’avoir marqué durablement les esprits des spectateurs ? Aussi, pour toutes ces raisons, il faut admettre que l’annonce qui fut faite que l’Empire Disney/Marvel avait offert à Sam Raimi de reprendre en main le second épisode de Doctor Strange – après que le réalisateur Scott Derrickson, qui avait mis en boîte le premier volet, fut remercié pour « différent artistique » – avait de quoi nous mettre l’eau à la bouche. Mais en ces lieux, nous avons l’habitude de prendre des pincettes avec la hype, et de relativiser quelque peu nos attentes, par crainte de tomber de haut…Car oui, tout Sam Raimi qu’il est, il faut admettre que son retour en grâce dans l’univers des supers-héros Marvel se fait dans un contexte très particulier, pour lui, comme pour l’industrie. L’hégémonie destructrice de Disney – plus réputée ces dernières années pour broyer les talents créatifs que l’inverse – tout autant que les divagations malheureuses de la filmographie récente du soldat Raimi, nécessitait certainement de raison garder. Nous étions partis avec des a priori positifs sur ce film, la douche n’en a été que plus froide. Cette nouvelle aventure de Dr Strange est bel et bien un échec qui démontre que neuf ans après son dernier projet, Sam Raimi est bel et bien tombé, comme d’autres avant lui, dans l’escarcelle d’un Disney dont le dessein semble désormais voué à broyer tous talents passant entre ses mains.

Plan d'ensemble sur un vieux manoir plongé dans un brouillard surnaturel, Docteur Strange, vu de dos, l'observe ; scène du film de Sam Raimi.

Doctor Strange in the multiverse of madness © Marvel

N’ayons pas peur des mots, Doctor Strange and the multiverse of Madness est en bien des points fade, qui ressemble quoi qu’on en dise à bien d’autres productions Marvel. Le titre à lui seul faisait office de vive promesse, pré-vendant un film fou et une plongée ébouriffante dans le multiverse, de même que Kevin Feige – le patron de Marvel Studios – n’a eu de cesse que de garantir que le long-métrage serait de surcroît « le premier film d’horreur du MCU ». Pourtant, au regard du film, de son titre jusqu’à ses effets d’annonce – dont le nom de Raimi fait amplement parti, étant accolé comme une garantie, ou une prise de guerre, au choix – tout sonne véritablement faux dans ce produit (encore une fois) parfaitement marketé. Car si Doctor Strange and the multiverse of Madness est indéniablement réalisé par Sam Raimi et qu’on y reconnaît, ça et là, quelques plans signatures, on sent surtout, de façon générale, que le cinéaste est avant tout embauché dans cette galère pour mettre en boîte, façon Yes-Man, un objet au cahier des charges si épais et balisé qu’il reste en définitif peu de place au cinéaste pour s’exprimer. Même si l’on nous répondra à raison que le scénario travaille (quand même) certaines des grandes thématiques et/ou motifs du cinéma de Raimi – la sorcellerie, le livre démoniaque, le héros confronté à son double maléfique, l’amour impossible, la perte de l’innocence – son écriture est si paresseuse que le récit semble conçu uniquement autour de ses scènes d’actions (relativement pauvres) mettant de côté beaucoup de ses personnages secondaires et antagonistes – pourtant l’une des grandes qualités du cinéma de Sam Raimi. Pire encore, quoi que l’on retrouve des éléments du style visuel du cinéaste, notamment dans les aspects les plus horrifiques, on a la désagréable sensation que Raimi se retrouve presque forcé de se faire lui-même hommage, enchaînant maladroitement les clins d’œils à ses premières réalisations, notamment à la trilogie Evil Dead. On imagine alors aisément, que face à ce scénario – qui n’a pas été écrit par Raimi lui-même – et suite à la désertion de Scott Derrickson, Kevin Feige se soit fait la remarque que cela « ressemblait à du Raimi » au point de lui proposer. Doctor Strange and the multiverse of Madness donne donc la sensation, non pas d’être un film Marvel réalisé par Sam Raimi, mais un film Marvel citant le cinéma de Sam Raimi. Comme si l’on reprenait son style sans comprendre ce qui en faisait pleinement sa saveur.

Alfred Molina en Docteur Octopus dans une vaste pièce cernée par des pierres en ruines ; scène du film Spiderman No Way Home, apparu pour la première fois dans Spiderman 2 de Sam Raimi.

Spider-Man No Way Home © Marvel/Sony

Tout cela s’explique par la vision que le studio aux grandes oreilles se fait des grosses productions. Car chez Disney, le mantra « On ne change pas une formule qui gagne » est devenue une devise non-officielle qui est appliquée avec discipline. Après les échecs successifs de John Carter (Andrew Stanton, 2012), The Lone Ranger (Gore Verbinski, 2013) et d’A La poursuite de Demain (Brad Bird, 2015) – trois productions pourtant d’excellente facture mais dont les partis pris ont décontenancé le grand public – le studio aux grandes oreilles a décidé, manu militari, d’arrêter les frais et de ne prendre plus aucun risque. Sous l’égide de son directeur Bob Iger, le studio ne va alors miser que sur des productions sûres et commerciales, c’est-à-dire perpétuer la marque, agrandir le catalogue, revisiter son Histoire ancienne pour capitaliser sur les succès d’hier. Si les résultats sont incontestablement là  – sur les dix plus gros succès au box-office de la décennie 2010, sept sont issus de l’écurie Disney – force est de constater que la formule commence à lasser. En effet, on reproche souvent au studio une recette qui repose sur des concepts éculés, n’admettant aucune inventivité dans la mise en scène pour produire du divertissement grand public, et seulement. Ce constat est d’autant plus accablant que toutes les productions semblent se ressembler, comme si les réalisateurs n’en étaient plus que de simples exécutant. À la vision des sorties récentes du MCU, force est de constater que les réalisateurs employés ne semblent ni croire à leurs concepts, ni donner de la valeur à des récits qui mériteraient pourtant un traitement plus correct tant les thèmes qu’ils brassent sont aussi larges qu’universels. L’exemple le plus probant pour illustrer cette idée sont les deux derniers Marvel de 2021 : Les Eternels (Chloé Zaho, 2021) et Spiderman : No way home (Jon Watts, 2021). Si le premier fut présenté comme une forme d’enclave en terre Marvel, offrant la caméra à l’une des cinéastes au sens « auteur » les plus en vue du moment – et fraîchement oscarisée – de surcroît une femme, issue de la diversité, le film est en définitif relativement calibré. La patte de Chloé Zhao ne s’exprimant que timidement, dans sa façon de filmer les grands espaces et la nature, pas beaucoup plus. Spiderman : No way home est quant à lui, un cas d’école. Le long-métrage qui avait pourtant une idée de départ intéressante n’arrive pas à dépasser son concept et se vautre dans le fan service le plus putassier qui soit. Il joue à fond sur le souvenir impérissable qu’a laissé la trilogie de Sam Raimi chez le spectateur. Il ne réinvente rien et se contente d’annexer les personnages de l’univers des films de Raimi, pour les dévoyer complètement sur le canevas du MCU, sans même respecter ce qui faisait toute leur particularité. Le film de Jon Watts a de particulièrement cynique qu’il entend à la fois reconvoquer le passé, et en faire fi. Au sortir de cette réunion, il ne reste quasiment rien des personnages tels que les avait définis Sam Raimi. Son Peter Parker est une relique vieillissante dévitalisée et ses personnages antagonistes, des figurines interchangeables, dont ont réécrit allègrement le destin quitte à en faire des négations d’elles-mêmes. De toute évidence, la présence des personnages des films de Sam Raimi dans le MCU n’est pas là pour apporter une réflexion nouvelle, mais uniquement dans le but de capitaliser sur la nostalgie-doudou des spectateurs.

Tobey Maguire en civil est à côté d'Andrew Garfield, lui en costume de Spiderman, sauf le masque.

Spider-Man No Way Home © Marvel/Sony

Si l’on met les mots sur cette trahison insolente faite par Marvel à Raimi avec No Way Home, c’est qu’il nous semble qu’elle donne un début de réponse à la question que pose cet article. De fait, le soldat Sam Raimi est certainement perdu, parce qu’en vendant son âme au même diable qui a volontairement et narquoisement tenté de convoquer le doux souvenir de ses films en les effaçant, le cinéaste a définitivement montré sa soumission à Disney. Même s’ils sont de moins en moins nombreux à en bénéficier à Hollywood, on s’étonne de lire Raimi expliquer en interview que ce Doctor Strange and the multiverse of Madness est avant tout pour lui un film de commande sur lequel il n’a pas eu le fameux final cut – c’est-à-dire un droit de regard sur le montage final du film. Une question se pose alors : à quoi bon prendre un réalisateur à l’iconographie aussi marquée si ce n’est pas pour le laisser l’exprimer pleinement ? Ces productions peuvent-elles être encore un lieu d’expression pour des cinéastes aussi singuliers ? Plus que la perte d’un réalisateur de génie, ne serait-ce pas plutôt une façon de faire des films qui s’est perdue ? Cette situation de dépendance/soumission, sorte de prison dorée, dans laquelle semble s’être enfermée Sam Raimi depuis quinze ans au contact des studios Disney, n’est pas sans rappeler le sort qui a été réservé par la même firme à un génie aussi créatif et singulier que ne l’est Tim Burton. D’abord réalisateur à la patte marquée, ces dernières mises en scène ont eu tendance à se perdre dans une forme de singerie de son propre style, dans de l’auto-citation, voire de l’auto-parodie, comme si son inventivité formelle avait été là encore totalement dévitalisée sur l’Autel de Disney, chantre de la monoformisation. Et c’est là ou le bât blesse, cette manière pragmatique de faire des films, de voir le réalisateur comme un vulgaire ouvrier remplaçable, comme une prise de guerre, une marque qu’on ajoute à son catalogue et non comme un réel artiste, mu par une créativité aussi constante que mouvante, évolutive, qui est en train de détruire peu à peu le cinéma hollywoodien. Pour paraphraser Ben Affleck, il est fort possible que dans les années à venir il n’y ait que quarante films par an au cinéma, et qu’ils se résumeront certainement à des franchises, des sequels et des films d’animation. Si cette prédiction s’avère vraie, il y a fort à parier que si un génie de la trempe d’un Burton, d’un Raimi ou d’un Spielberg émergeait aujourd’hui, il serait impossible pour lui de faire des longs-métrages de cette ampleur, tellement le système s’est sclérosé. Car ce n’est un secret pour personne, la méthode Disney fonctionne et tous les studios sont en train de l’appliquer. On peut noter quelques exceptions notables comme la relecture de West Side Story (Steven Spielberg, 2022) ou le très beau Nightmare Alley (Guillermo Del Toro, 2022) hélas leurs contre-performances aux box-offices risquent de donner raison au studio de pérenniser leur système vicieux.

La vieille sorcière effrayante du film Jusqu'en enfer de Sam Raimi regarde étrangement une pièce qu'elle tient dans sa main.

Jusqu’en Enfer © Tous droits réservés

Cette mainmise des gros studios hollywoodiens n’est certes pas récente, mais de nos jours, elle a atteint un point de non-retour. Il est fort possible que Sam Raimi, par instinct de survie, ait certainement à la fois compris et admis que le système hollywoodien était devenu une « usine » où les films sont vus comme de vulgaires produits et non plus comme des objets artistiques, et les cinéastes comme des ouvriers plutôt que comme des créatifs. Il a sans doute aussi pris conscience que pour pouvoir continuer à faire des/ses films, qui plus est de l’ampleur de ce dernier, il n’a pas d’autres choix que de faire des compromissions. Après Spider-man 3, qui a connu des déboires de productions qui en ont handicapé le récit, Sam Raimi était revenu à ses premiers amours : le cinéma d’horreur. Avec Jusqu’en enfer (2009) on sentait alors qu’il prenait un vrai plaisir gourmand à revenir à lui-même, semblant s’amuser comme un petit fou à convoquer son imaginaire et apporter un nouveau souffle à une production horrifique elle aussi agonisante. Lors de la production de ce dernier, le réalisateur avait avoué qu’il se sentait plus à l’aise à bord de ces petits budgets, car cela lui permettait de pouvoir contrôler toute la chaîne de production. Et elle est sans doute là, la véritable réponse à la question. Dans un Hollywood sclérosé, on peut imaginer que Sam Raimi voit son rôle de yes man comme rien d’autre qu’un intermède à des projets plus risqués. Il avait déjà opéré cette transition après l’échec de Spider-man 3, en réalisant juste après Jusqu’en Enfer une grosse machine numérique, déjà pour Disney, Le monde fantastique d’Oz (2013). Bien que le film se tienne et propose une très belle réflexion autour du cinéma via le personnage joué par James Franco, on sentait déjà que le réalisateur avait dû faire de nombreux compromis dans la mise en scène pour rendre une copie tout public, plus policée que son travail d’accoutume. Après ce long-métrage, sans doute échaudé par la machine infernale que représente une telle production Disney, Sam Raimi connut une longue traversée du désert cinématographique – presque dix ans, se consacrant plutôt à la production de séries et films horrifiques. Profitant de la mise en lumière qui lui est (malgré tout) faite par la sortie de Doctor Strange in the Multiverse of Madness, le cinéaste a exprimé à nouveau son désir de revenir à des productions plus modestes. Toutefois, tous les projets évoqués par le cinéaste relèvent moins d’un désir vivifiant de nouveauté que de lustrer une dernière fois ses breloques d’autrefois. En effet, pour l’heure les seuls projets potentiels avec lesquels le nom de Sam Raimi est lié sont une suite à son Darkman (1990) appelée de ses souhaits, et une porte laissée entrouverte pour la réalisation de son fameux Spider-Man 4, resté à l’état d’ébauche. Peut-être alors que, finalement, ce qui convoque le plus personnellement l’identité Sam Raimi dans ce Doctor Strange et ce que certains éléments de son récit revêtent de méta… On vous arrête là si vous avez peur du divulgâchis : à la toute fin du récit, Strange utilise la magie pour ressusciter son propre cadavre, qui n’est autre qu’une version alternative de lui-même. En le contrôlant à distance, il en fait un pantin maléfique, destiné à faire le sale boulot à sa place. Il n’y a certainement pas plus personnel que cette idée, tant c’est à peu près ce à quoi Raimi est ici contraint de faire avec son propre cinéma, tenter tant bien que mal de le ressusciter, pour contenter un bref instant le public qui l’a jadis adulé, et finalement disparaître aussi vite qu’il n’est revenu. Jusqu’en enfer.


A propos de Freddy Fiack

Passionné d’histoire et de série B Freddy aime bien passer ses samedis à mater l’intégrale des films de Max Pécas. En plus, de ces activités sur le site, il adore écrire des nouvelles horrifiques. Grand admirateur des œuvres de Lloyd Kauffman, il considère le cinéma d’exploitation des années 1970 et 1980 comme l’âge d’or du cinéma. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rZYkQ

Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.