Once Upon a Time… in Hollywood 4


Quentin Tarantino est probablement l’auteur contemporain dont la sortie d’un nouvel opus génère le plus d’attentes, d’excitation et forcément d’appréhension. Le voir s’attaquer à l’année 1969, qui plus est dans la cité des anges, et donc indubitablement au destin tragique de Sharon Tate, pouvait inquiéter davantage encore. Accueilli tièdement à Cannes, Once Upon a Time … In Hollywood est pourtant un grand film mélancolique, inégal et diablement tordu dont il est bien difficile de définir tous les contours, mais qui se révèle toujours plus passionnant à chaque fois qu’on s’y repenche… Si, conformément à la volonté de l’auteur, vous ne trouverez aucun spoilers à proprement parler dans cet article, il se peut qu’il en dise déjà trop. A vous de voir…

Leonardo Di Caprio dans Once upon a time...In Hollywood (Critique)

                 Andrew Cooper © 2018 CTMG, Inc. / Tous droits réservés

Eternité et Ténèbres

« J’aime le cinéma. Vous aimez le cinéma. Une histoire est sur le point d’être découverte. Je suis excité d’être à Cannes pour partager Once Upon a time… in Hollywood avec le public du festival. Les acteurs et l’équipe ont travaillé dur pour créer quelque chose d’original, et je demande juste que chacun évite de révéler quoi que ce soit qui empêcherait les futurs spectateurs de vivre la même expérience devant le film. » C’est par la lecture de ce petit mot maladroit que Quentin Tarantino a introduit les diverses projections cannoises de son nouveau long-métrage, probablement le plus fébrilement attendu de cette édition. Que Tarantino s’inspire des frères Russo et de leur politique récente « #dontspoiltheendgame » n’est pas ce qu’il y a de plus absurde dans ce paragraphe. Ce qui semble plus curieux, peut-être retors, c’est qu’en publiant une déclaration, Tarantino ne fait en fait que révéler l’issue de son intrigue. Car pour tout amateur de l’œuvre de celui qui réalisa Inglourious Basterds (2009) ou Django Unchained (2013), se voir annoncer des surprises « à ne surtout pas dévoiler » dans un récit censé se dérouler autour du meurtre atroce de Sharon Tate par la Manson Family, c’est tout de suite deviner que le cinéaste réécrira l’Histoire par l’intermédiaire de la fiction. En invitant à ne pas spoiler son nouveau long-métrage, Quentin Tarantino dévoile donc, au moins en partie, sa conclusion. On ne dira rien de plus là-dessus, respectant la volonté de son auteur, mais cet exemple semble le plus parlant pour disqualifier définitivement ces ridicules campagnes antispoil.

Margot Robbie dans Once upon a time...In Hollywood (Critique)

               Andrew Cooper © 2018 CTMG, Inc. / Tous droits réservés

Peut-être vaut-il mieux prendre cet appel de Tarantino autrement, et se dire qu’il nous invite à ne pas nous concentrer uniquement sur la surprise potentielle que pourrait provoquer son final. Il vaudrait mieux s’engouffrer dans ses brèches, ses secrets, ses longueurs et essayer d’en tirer la mystérieuse beauté. Car, à bien y réfléchir, ce final pouvait-il vraiment en être autrement ? Quand a été annoncé le projet de Once Upon a time… in Hollywood, on était en droit d’espérer que Tarantino, dans une grande œuvre somme, se confronterait à la tragédie qu’on pourrait considérer comme fondatrice de son cinéma et de sa cinéphilie, celle qui actait pour de bon la fin d’un âge d’or insouciant et marquait le début d’une ère plus sombre dont le Nouvel Hollywood sera l’extraordinaire témoin. Or, Once Upon a time… in Hollywood n’est ni une œuvre somme, ni la première confrontation au tragique de son auteur que l’on pouvait attendre, et c’est sans doute cela qui en a déçu plus d’un à Cannes. Il faut pourtant dépasser cette déception et tenter de voir en quoi le cinéaste délivre avant tout une œuvre extraordinairement surprenante, émouvante et diablement tordue. Car si Tarantino nous invite à ne rien révéler du film, c’est peut-être avant tout pour nous avertir qu’une nouvelle fois il n’est pas là où on l’attend. Et c’est tant mieux.

Il est extrêmement difficile de résumer cette nouvelle aventure. Sous la forme d’une chronique – du moins pendant près de 2h – on y suit Ricky Dalton, acteur en bout de course obligé de jouer les méchants dans de mauvais feuilletons, et son superbe et mystérieux cascadeur Cliff Booth (extraordinaire Brad Pitt, il faut le dire et le redire), ainsi que la voisine de Dalton, la charmante et lumineuse Sharon Tate, compagne de Roman Polanski. Chacun y vit son existence quotidienne, ses drames et ses joies, dans la plus sublime reconstitution de Los Angeles jamais réalisée. Tarantino y filme une véritable amitié, très émouvante, comme on a peu l’occasion d’en voir. Il filme de la vie, du présent, des séquences en temps réel avec le regard d’un enfant gourmand qui voudrait que ce plaisir ne meure jamais. Bien sûr, on retrouve ici et là ce qui fait la patte de l’auteur – par exemple un goût retrouvé de la citation musicale comme dans une sublime scène invoquant Mrs. Robinson de Simon and Garfunkel et donc forcément Le Lauréat (Mike Nichols, 1967) ou encore un long et beau moment au rythme de Out of Time des Rolling Stones – mais quelque chose a profondément changé ici. L’étirement inouïe du temps et des séquences n’est plus là pour déployer la virtuosité de dialogues au cordeau et son fameux art de la punchline – comme dans Reservoir Dogs (1992) ou Pulp Fiction (1994) – ni pour mettre en place de tendues négociations avant un inévitable massacre – modèle d’écriture dont Les Huit Salopards (2016) étaient probablement le point d’accomplissement – mais tout simplement pour encapsuler un âge d’or perdu, faire de ce passé un pur présent de cinéma. Once Upon a Time … In Hollywood est d’abord le Home Movie rétrospectif d’une période achevée, reconstruite ici non pas avec nostalgie, mais avec la certitude que le cinéma, la fiction, peut permettre de la recréer, de la rendre éternelle. On retrouve là le Tarantino plus mélancolique de Jackie Brown (1996) – lui aussi innervé de références au Lauréat dont il reprenait même le générique et qu’on retrouve ici presque à l’identique – et celui plus théorique et cinéphile que jamais de Boulevard de la Mort (2007). Deux films, eux-aussi, considérés par beaucoup en leur temps comme déceptifs mais qui apparaissent aujourd’hui comme deux de ses plus éclatantes réussites.

Leonardo Di Caprio et son fusil dans Once upon a time...In Hollywood (Critique)

Andrew Cooper © 2018 CTMG, Inc. / Tous droits réservés

La complexité de ce nouvel ouvrage est probablement dû à sa place dans la carrière de Tarantino. Pour tenter de bien l’analyser, je vais essayer de faire (le moins hasardeusement possible, je le promets) une comparaison avec un long-métrage, lui-aussi mal aimé, d’un auteur cher à Tarantino, Ténèbres (Dario Argento, 1982), visible de nouveau cet été dans les salles dans une magnifique copie restaurée. D’une certaine manière, on pourrait dire que Once Upon a Time… In Hollywood est le Ténèbres de Quentin Tarantino, affirmation qui peut sembler pour le moins contradictoire avec la description faite par tous, y compris par moi, de ce nouveau film comme une vaste récréation ludique, rutilante et joyeuse. Pourtant, les deux réalisations occupent à peu près la même place dans les carrières respectives de leurs auteurs à la fois objectivement – le 9ème de l’un, le 8ème de l’autre – et artistiquement. Après les folies baroques Suspiria (1977) et Inferno (1980), Argento opérait un retour aux sources avec un giallo métallique et brutal. Après deux westerns, dont l’un fût particulièrement mal accueilli, Tarantino opère lui aussi, a priori, un retour aux sources de son cinéma, au cœur de la cinéphilie et du buddy movie. Mais c’est sur un terrain bien plus sombre que les deux films se rejoignent. Dans Ténèbres, le romancier Peter Neal voit un tueur sanguinaire s’inspirer de ses ouvrages pour commettre ses atrocités. Le romancier est alors attaqué sur sa potentielle responsabilité, et de manière encore plus virulente par une journaliste lui reprochant le sexisme alarmant de son univers. Évidemment, derrière cela, il y a la mise au point d’Argento lui-même contre un certain public cherchant à moraliser la violence de ses travaux. Argento se défend de toutes ces attaques, en ridiculisant la moraline confuse de ses détracteurs dans des attaques caricaturales. Mais si l’on continue l’analogie Neal/Argento, la conclusion rend le tout beaucoup plus tordu, Neal étant lui-même l’un des meurtriers de l’affaire… Tarantino opère dans Once Upon a Time le même curieux double-mouvement, passant du règlement de compte brutal avec tous ses détracteurs, à la reconnaissance tordue des aspects les plus dérangeants de son cinéma. Dans une séquence cruciale, Tarantino fait une analogie extrêmement osée entre les Cultural Studies, qui depuis toujours attaquent le cinéaste sur sa représentation de la violence, considérée par elles comme une apologie et les hippies dégénérés et psychopathes de la Manson Family. Il s’agit là, à mon sens, de la séquence la plus subversive que j’ai pu voir au cinéma depuis très longtemps. A la faveur d’un long et terrifiant dialogue, quelques membres fanatisés de la secte justifient leur futur massacre en indiquant qu’ils s’en vont tuer ceux qui leur ont appris la violence. Ils vont tuer des membres du monde du cinéma, cet art qui depuis toujours les aurait abreuvés de violence et de monstruosité, sur grands et petits écrans. Cette séquence, c’est la partie « règlement de compte », qu’on retrouve également dans une sous-intrigue étonnement sans incidence sur le récit concernant un prétendu féminicide accompli par Cliff Booth. Pourtant, et ce comme dans Ténèbres donc, tout cela est complexifié par le segment suivant, le fameux dernier, dont la violence et la brutalité absolument inouïes ne sont pas exercées contre ceux que l’on croit… Comme dans le fameux meurtre d’Hitler d’Inglourious Basterds, lui aussi extraordinairement violent, Tarantino se montre beaucoup plus pessimiste que simplement jouisseur. Car bien qu’il affirme une sorte de supériorité de la fiction, du cinéma sur le réel – en prouvant que seul le cinéma serait capable de concurrencer ou de s’émanciper de l’Histoire et du Tragique qu’elle implique – il montre surtout encore et toujours le caractère inévitable de la violence, en assumant-là, plus que jamais, sa propre violence, sa propre psyché malade et vengeresse.

A travers cette comparaison, on voit bien que ce nouvel opus n’est pas réductible à une simple bulle récréative dans un monde joli et joyeux. Quelque chose de bien plus triste, de bien plus violent et pessimiste résonne en sourdine et ce dans l’entièreté de ces 2h45 a priori inégales, mais où tout en elles fait finalement merveilleusement sens. Dans Once Upon a Time … In Hollywood tout ce qui fait référence, pour le dire grossièrement tout ce qui est « méta », n’est pas seulement organiquement lié au récit, comme c’est toujours le cas chez Tarantino. Le méta est également innervé de mélancolie, de tristesse, voire même de morbidité. Il suffit de voir Leonardo DiCaprio, en Rick Dalton, cherchant un second souffle, se voulant toujours plus impressionnant alors que sa carrière est peut-être déjà derrière lui. Comme conscient de ses propres limites, il n’a probablement jamais été aussi émouvant qu’ici. L’une des plus belles séquences, celle qui a été d’ailleurs la plus commentée, raconte parfaitement cette dualité du cinéaste entre jouissance ludique d’un regard constamment subjugué par le sublime de sa reconstitution, et noirceur d’une fascination évidente pour ce qui est mort, perdu à tout jamais. C’est lorsque le personnage de Sharon Tate, incarné par une lumineuse Margot Robbie, se rend au cinéma voir Matt Helm règle son « Comte » (Phil Karlson, 1968) dans lequel elle joue. L’idée géniale, et là encore très triste, est de confronter Margot Robbie à la vraie Sharon Tate, ou plutôt son fantôme, puisque c’est le vrai film qui est projeté à l’écran. Il y a dans cette séquence un effet de distanciation qui définit parfaitement la démarche de Tarantino qui, bien qu’il cherche encore et toujours à faire durer le plaisir, sait que ce monde est définitivement perdu et que ses membres ne resteront à jamais que des fantômes imprimés sur de la pellicule ou des acteurs les interprétant comme des personnages de fiction.

Andrew Cooper © 2018 CTMG, Inc. / Tous droits réservés

Heureusement, Tarantino n’est pas qu’un passéiste déprimé, faisant le constat émouvant mais un brin réactionnaire d’un cinéma mort et enterré. Au contraire, bien qu’actant la fin d’un monde, le cinéaste fait aussi le constat d’un 7ème Art capable de se renouveler à l’infini. Beaucoup ont souligné, à raison, que les personnages de fiction du récit, les véritables héros, sont des personnes de l’ombre de ce monde c’est à dire un acteur has-been et son cascadeur. On pourrait souligner aussi que le long-métrage raconte également comment en 1969 la fiction et le cinéma ont été regénérés par la télévision et les feuilletons qu’elle produisait, ce qui fait écho à bien des débats aujourd’hui et qui répond également à la surprise qu’on pouvait ressentir en voyant Tarantino signer dernièrement des contrats avec Netflix pour diffuser des versions longues sérialisés de ses propres films. Soulignons aussi que Tarantino raconte comment le cinéma de genre tel qu’il se pratiquait à Hollywood fut sauvé par de grands auteurs italiens – Corbucci est cité dans une merveilleuse séquence récapitulative après une très belle ellipse. Là où le réalisateur met en scène de la plus belle manière ce constat d’un cinéma en éternel renaissance, c’est quand il monte alternativement une très longue séquence de tournage d’un western assez mauvais où Dalton prend progressivement conscience de sa déperdition, et une pure séquence horrifique de visite par Cliff Booth du Ranch de la Manson Family, lui-même ancien décor de western abandonné. Les hippies monstrueux – qui sont filmés d’ailleurs comme ceux du Venin de la Peur de Lucio Fulci (1971), soit comme des zombies – venant occuper cet ancien décor de western, ce sont aussi les films d’horreur géniaux, sordides et hyper violents – la séquence fait explicitement référence à Massacre à la Tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974) et La Colline a des Yeux (Wes Craven, 1977) – venus remplacer les genres classiques du cinéma américain. Du coup, derrière la terreur de cette séquence, annonçant clairement l’horreur à venir, et figurant l’aveuglement des personnes en présence incapable de présager ce qui allait arriver (figuration qui se fait au sens propre, puisque les hippies vivent dans le ranch d’un personnage devenu aveugle, incarné par un Bruce Dern déchirant), Tarantino fait un constat cinéphilique beaucoup plus heureux, qui passe essentiellement par le plaisir communicatif de sa mise en scène et la virtuosité de son découpage.

Parce qu’après tout, après la morbidité, les contradictions, les subversions tordues, les ténèbres et les récréations élégiaques, ce qui reste avant tout et qui transparaît dans chaque plan c’est le plaisir du cinéaste à pratiquer son art, à distordre son récit, à mélanger les niveaux de réalité et de rêve, à plonger son spectateur dans un pur vertige de fiction. Quoi qu’on en dise, on ne fera jamais vraiment le tour d’une œuvre aussi complexe et retorse que Once Upon a Time … In Hollywood, mais on sait qu’elle nous hantera longtemps. N’est-ce pas le cas, simplement, des œuvres éternelles ?


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm


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