American Graffiti 1


Surprise, si nous vous parlons aujourd’hui de George Lucas, ce n’est pas pour évoquer la saga des Skywalker, la vente de Lucasfilm à Disney, et encore moins Jar-Jar (même si on adore parler de Jar-Jar). Nous revenons ici sur l’une de ses seuls incursions hors de la science-fiction, American Graffiti, qui ressort dans une belle édition chez Rimini.

Le Mels drive-in du film American Graffiti, de nuit, avec la lumière sublime des néons.

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Je ne suis pas un héros !

La présence dans nos colonnes de American Graffiti surprendra peut-être nos lecteurs les plus assidus. En effet, dans ce teen-movie cultissime, nulle trace de bestioles fantasmagoriques, d’horreur tapie dans l’ombre, de métaphores futuristes. Plus étrange encore, on n’y trouve que des jeunes gens, un peu paumés entre deux guerres, insouciants jusqu’à ce que cette nuit – qui constitue toute l’unité de temps du récit – ne vienne précipiter leur passage à l’âge adulte, sans qu’ils ne le réalisent complètement. Ce n’est donc que l’histoire tout simple de quatre jeunes garçons, et quelques autres, qui viennent de quitter le lycée, de leur dernière soirée en bonne compagnie, de la transformation de leur groupe, de leurs hésitations… Alors, me direz-vous, pourquoi chroniquer cette ressortie Blu-Ray d’un film culte qui n’a aucunement besoin d’être ré-évalué ? Pour traiter de son influence sur l’ensemble du genre ? Bien évidemment, l’impact de l’objet sur l’histoire du genre, tant sur le plan de l’imaginaire visuel que des motifs thématiques est absolument immense. Pour autant, cette emprunte me semble beaucoup plus forte chez des auteurs assez éloignés de notre ligne éditoriale, en particulier chez le génial Richard Linklater. En effet, la dilatation du temps dans le long-métrage de Lucas me semble hanter moins les teen movies fantastiques que des œuvres comme Slacker (1991) – actuellement de retour dans les salles, distribué par Splendor Films, courez-y ! – Génération rebelle (1993), ou encore et surtout le sublissime et trop peu cité Everybody Wants Some ! (2016). Si nous chroniquons American Graffiti, ce n’est pas non plus pour essayer hasardeusement d’offrir un regard inédit sur cette merveille, tant le plus important en a déjà été dit et est largement connu.

Les trois comédiens d'American Graffiti dans une scène du film où ils rient, sur un parking, de nuit.

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Si nous l’évoquons, c’est évidemment d’abord et avant tout pour son auteur George Lucas. Personne ne reniera le fait que sa saga emblématique, Star Wars, est, en premier lieu, un récit d’initiation adolescente, du moins dans la trilogie originale. Avant le happy-ending grossier et si décevant (parce qu’incohérent, au sens premier du terme) du Retour du Jedi (Richard Marquand, 1983), cette trilogie racontait le parcours initiatique de Luke dont le voyage devait aller de l’insouciance, au meurtre symbolique du père, de l’enfance calme à l’âge adulte amer en passant de l’un à l’autre par une aventure aussi excitante que périlleuse, passionnante que terrible. American Graffiti est, a priori, de la même veine. Les personnages errants dans leurs voitures rutilantes au son des plus grands tubes de leur époque semblent vivre ce même parcours initiatique, ce même douloureux passage à l’âge adulte. Tous, ou presque, sont confrontés au même choix : partir rejoindre la grande ville, le college, les responsabilités, ou rester tranquille dans leur petit territoire où vivent encore leur enfance et leur joie de vivre. Toute la nuit que constitue le long-métrage sera le récit de leurs hésitations, de leurs doutes et si leurs aventures n’ont rien d’aussi épiques ou spectaculaires que celles de Luke Skywalker, il s’agit bien là, à première vue, du même objectif. Pourtant, il y a dans la structure lancinante et mélancolique du récit, bercée par les moteurs et le son grésillant des autoradios, quelque chose qui correspond parfaitement à la schizophrénie de George Lucas. On sait aujourd’hui que les premiers traitements de Star Wars développés par le cinéaste n’avaient rien à voir avec les accents mythologiques qu’allait porter sa trilogie. Ils étaient beaucoup plus proches de ce qu’on trouve dans la prélogie finalement : des intrigues politiques, la chute d’une démocratie, etc. C’est grâce au regard de ses amis – et notamment Francis Ford Coppola, décisif également dans la création d’American Graffiti, nous y reviendrons – que la saga a pris cette valeur universelle, dessinant parfaitement le fameux voyage du héros (du moins jusqu’à l’arrivée des Ewoks). Par conséquent, on peut subodorer que Lucas ne croit pas si fortement dans ces évolutions héroïques. Beaucoup ont dit, en particulier Rafik Djoumi que si, au moment d’aborder le dernier volet de sa trilogie, Lucas avait refusé de continuer de manière parfaitement cohérente le travail entamé avec son co-scénariste Lawrence Kasdan dans L’Empire contre-attaque (Irvin Kershner, 1980), et de lui donner une suite toute aussi sombre et amère, c’était par niaiserie, et surtout par auto-sabordage. Il me semble qu’American Graffiti donne autant raison que partiellement tort à cette théorie.

Le réalisateur George Lucas pose entre deux voitures des années 60 sur le tournage du film American Graffiti.

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American Graffiti démontre, en effet, que Lucas ne croit pas aux héros, et que le parcours de ses personnages n’est certainement pas un apprentissage qui les ferait grandir, au sens noble et mythologique du terme. Pour autant, et c’est là qu’on s’éloigne de la théorie évoquée plus haut, il n’y a rien de niais dans le constat fait par Lucas, au contraire. Le long-métrage est innervé d’une mélancolie profonde, d’une tristesse et d’un immobilisme total – symbolisé encore une fois par cette unité de temps, et presque unité de lieu tant on a le sentiment d’être enfermé tout au long du récit dans une voiture – et on sort de cette histoire avec le triste sentiment que les personnages n’ont pas tant bougé, pas tant grandi que cela. American Graffiti est le chef-d’œuvre d’un pur présent totalement bouché, sans le moindre horizon, et ce n’est pas sa beauté ou son charme intact qui lui feront échapper à ce constat amer. La seule perspective réelle de futur se trouve dans l’épilogue aussi sublime que terrible, et ses cartons assassins écrits sur un ciel bleu dans lequel vole l’avion du départ : l’un annonçant la mort d’un des protagonistes dans un accident de voiture, un second décrivant la disparition d’un autre personnage dans une opération à An Lôc pendant la Guerre du Vietnam. Les deux cartons suivants promettent un morne avenir aux survivants, car l’un sera agent d’assurance en Californie, l’autre écrivain au Canada. Il ne faut donc pas s’y tromper, derrière son histoire amusante – le long-métrage résulterait d’un parti Blu-Ray du film American Graffiti édité chez Rimini Editions.lancé de Coppola à Lucas pour qu’il touche enfin un large public – ses belles voitures, le charme de ses néons dans la nuit, et de son autoradio diffusant non-stop les tubes les plus délicieux – ce rythme et ce charme ne sont d’ailleurs pas sans nous évoquer le récent et merveilleux Once Upon a Time… In Hollywood (Quentin Tarantino, 2019) – ou encore ses jeunes acteurs délicieux, ne peuvent pas cacher l’amertume et le pessimisme de son constat. C’est la mise en image parfaite du rapport paradoxal d’un auteur visionnaire et complexe à la figure du héros, l’initiation, et la fiction mythologique. Ça mérite donc bien sa place chez nous.

D’autant plus qu’American Graffiti peut enfin jouir d’une édition à la hauteur de son importance ! Ce beau coffret est riche en suppléments instructifs : un commentaire audio de Lucas lui-même, un très beau et fourni making-of rétrospectif réalisé par Laurent Bouzereau (déjà présent sur une ancienne édition), et enfin un très amusant montage d’essais de comédiens d’une vingtaine de minutes (lui, inédit). La superbe photographie de Caleb Deschanel est parfaitement respectée dans ce master Blu-Ray de grande qualité, et le master audio 2.0 (joie, pas de révisionnisme 5.1 ici !) retranscrit parfaitement le bel environnement musical du film et le travail effectué par Lucas et son fameux monteur son, Walter Murch.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm


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