Incubus


Le beau travail éditorial du Chat qui fume n’est plus à prouver, mais la sortie d’Incubus (Leslie Stevens, 1966) rappelle à quel point leur démarche patrimoniale est aussi forte que nécessaire. En effet, l’éditeur français est à l’initiative de la restauration de ce film que l’on pensait disparu depuis des décennies…

William Shatner tient dans ses bras une femme blonde, hagarde, avec su sang au coin de la bouche, dans une église, à ras du sol, dans le film Incubus.

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Sympathie pour le Diable

Incubus est une pure légende de cinéma en cela que le film de Leslie Stevens est plus souvent connu pour ne pas avoir été vu pendant des décennies que pour ses qualités véritables. Il faut dire que le long-métrage draine une réputation aussi mystérieuse que maudite ; un incendie détruisit le film et quasiment toutes ses copies quelques temps après sa sortie, et trois acteurs présents au casting sont morts dans le sillage de la sortie d’Incubus. Dès le départ, la volonté de Leslie Stevens a de quoi interroger puisqu’il décide de tourner son film en espéranto, une langue internationale qui n’est attachée à aucun État en particulier. Le film restera le seul film américain tourné dans cette langue et souffrira d’une sortie extrêmement confidentielle. En 2001, une copie du film, sous-titrée en français, est retrouvée à la Cinémathèque française, ce qui permettra à Incubus d’être restauré dans un premier temps pour une sortie DVD. Plus de vingt-ans plus tard, c’est Le Chat qui fume donc qui a entamé un vaste chantier de restauration du long-métrage en 4K, pour le faire découvrir à une nouvelle génération de spectateur. L’histoire du film se déroule sur une île, dans le village de Nomen Tuum, où des femmes pervertissent les hommes. Ces femmes sont en réalité des succubes, sortes d’entités démoniaques, et l’une d’entre elles, Kia, fait la rencontre de Marko, un jeune vétéran de guerre. Kia tombe en amour pour lui, mais préfère détruire ces sentiments asservissants en invoquant son frère, le maître des ténèbres : Incubus.

Plan rapproché-épaule sur Allyson Ames, près d'un arbre à hauteur de ses branches, en noir et blanc, issu du film Incubus.

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Incubus, tant par son atmosphère onirique que par sa grammaire visuelle stylisée, ressemble à s’y méprendre au Septième Sceau (Ingmar Bergman, 1957) avec une approche beaucoup plus lovecraftienne où le diable et ses sbires remplacent la mort comme antagonistes. Le choix de ce décor paradisiaque sied parfaitement à cette réinterprétation – volontaire ou non – du Necronomicon pour cette étrangeté qui en émane du début à la fin. Le choix de tourné en esperanto, la langue créée en 1887 par le médecin Louis-Lazare Zamenhof, ajoute au mystère si bien que le film ne s’inscrit dans aucune temporalité ou géographie précises. Avec cette ambiance de rêverie puis de cauchemar, Incubus précise les contours du sous-genre du folk horror, reprenant même quelques aspects du Renne blanc (Erik Blomberg, 1952), titre précurseur, et annonçant presque The Wicker Man (Robin Hardy, 1973) voire Midsommar (Ari Aster, 2019). Leslie Stevens, qui n’a plus trop fait parler de lui par la suite, a un talent certain pour créer ce climat trouble. Le noir et blanc de son chef-opérateur Conrad L. Hall, plus tard à l’œuvre sur des films aussi divers que Marathon Man (John Schlesinger, 1976) ou Les Sentiers de la perdition (Sam Mendes, 2002), magnifie totalement des décors déjà sublimes, et le cinéaste sait vraiment doser à la fois son montage et ses effets. La peur, insidieuse plus figurative, s’immisce ainsi, sans en avoir l’air, à la faveur de choix de mises en scène hypnotiques et déconcertants. Surtout, la réalisation est à l’avenant d’un scénario qui, s’il peut laisser quelques spectateurs circonspects par sa langueur et son classicisme, propose une réflexion sur l’humain.

Avec Incubus, Leslie Stevens aborde en effet de front une série de questions philosophiques qui brassent l’amour, la pulsion, le plaisir et la religion, entre autres, avec un propos final un poil maladroit quand il compare la « corruption par l’amour » à un viol. Cependant, il faut reconnaitre que les oppositions entre sentiments et désirs, symbolisés par Kia et Marko, au cœur du dilemme moral du film sont bien menées. Et Incubus évite l’écueil de la morale chrétienne en démystifiant le catholicisme dans un final païen osé. C’est d’ailleurs ce point conclusif qui fait fortement penser à Lovecraft. Le cinéaste préférant l’introspection au déballage inutile, les sujets sont amenés à poindre au fil du film dans une certaine logique, quand bien même ils n’évitent pas quelques dialogues paresseux et mécaniques. Les acteurs jouent le jeu habilement, malgré la complexité de jouer une langue qu’à peu près personne ne pratique. Il est d’ailleurs amusant de voir Allyson Ames, dans le rôle de Kia la tentatrice démoniaque, et William Shatner, dans celui de Marko, parler en esperanto avec des accents bien différents ; les origines québécoises du futur Capitaine Kirk font qu’il déclame son texte avec un étrange accent français quand Milos Milos, l’acteur d’origine serbe qui joue Incubus, a une prononciation beaucoup plus gutturale de la langue universelle. C’est d’ailleurs ce dernier qui inaugura la malédiction entourant le film puisqu’après un féminicide sur sa fiancée, il se donna la mort avant la sortie au cinéma d’Incubus, jetant du même coup un peu plus le trouble sur son interprétation démoniaque.

La qualité de visionnage est donc à mettre, en partie, au crédit du Chat qui fume qui, à partir des copies retrouvées à la fin des années 90, a su rendre un master 4K impeccable même si demeurent quelques petits défauts visuels liés au matériau de base. En effet, la seule copie sauvée était sous-titrée en français, donc il a fallu appliquer un cache noir pas toujours élégant pour que le film puisse être vu partout dans le monde. Ce problème technique mis à part – et l’éditeur n’y pouvait rien – l’éclat de la photographie est exceptionnel. Incubus, tourné en format 1.37 a été, à cause des sous-titres suscités, recadré en 1.85 pour sa nouvelle exploitation, mais le format originel est également disponible en featurette. Le film est proposé dans un superbe coffret illustrant tout son mystère et son aura, qui assume plus que jamais la filiation au folk horror. D’ailleurs, un des deux bonus propose un retour sur l’histoire rocambolesque du long-métrage presque aussi passionnant que le film en lui-même. C’est une très belle opportunité de découvrir Incubus qui, quoiqu’imparfait, reste une œuvre hypnotique et singulière.


A propos de Kévin Robic

Kevin a décidé de ne plus se laver la main depuis qu’il lui a serré celle de son idole Martin Scorsese, un beau matin d’août 2010. Spectateur compulsif de nouveautés comme de vieux films, sa vie est rythmée autour de ces sessions de visionnage. Et de ses enfants, accessoirement. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNJuC

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