Men


Alex Garland renoue sa collaboration avec A24 pour son troisième long-métrage, une fantasmagorie psychologique entre beauté délirante et spasmophilie cauchemardesque. À l’image de l’antagoniste – Rory Keaner – qu’il met en scène, Men est un exercice de genre protéiforme, “un film d’horreur sur un sentiment d’horreur” ou, plus simplement, “une histoire de fantômes”, comme le réalisateur l’a décrit à Entertainment Weekly. Le réalisateur d’Ex Machina (2014) et d’Annihilation (2018) livre en effet un farfelu et peu subtil pastiche de folk horror britannique qui prend une tournure surréaliste et infernale.

Plan rapproché-épaule sur Jessie Buckley qui mange une pomme rouge ; en fond, flou, des feuillages verts ; plan issu du film Men.

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Boys boys boys

Jessie Buckley entre les rangées de sièges d'une petite église vide ; la lumière du soleil passe par les vitraux et donnent une couleur ocre au lieu ; scène du film Men.

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Jessie Buckley – vue dans la série Chernobyl (2019) – campe Harper, une jeune femme partie en vacances en solitaire pour se ressourcer dans la campagne anglaise après le suicide de son ex-mari. Elle prend comme destination un parfait petit village avec un manoir élisabéthain somptueusement restauré qui est loué en tant qu’Airbnb. Elle va devenir la cible d’un homme, Rory Kinnear – vu dans la série Penny Dreadful (2014) – dans un multi-rôle versatile à base de perruques, de fausses dents et de rajeunissement numérique. Ce dernier serait en réalité une terrifiante entité polymorphe qui va hanter l’héroïne sous différentes apparences, un homme, un prêtre, un policier, un barman, un enfant…  Alex Garland délaisse donc la sci-fi lo-fi et ses anomalies pour s’enfoncer dans un contexte de folk psychédélique, toujours esthétiquement chiadée et à la complexité artificielle. En mêlant à nouveau drame intime et ambiance horrifique, il reprend ce postulat de jeune femme malheureuse qui surmonte un événement tragique de sa vie – canevas classique, déjà à la base de Ne Vous Retournez Pas (Nicholas Roeg, 1973), d’Antéchrist (Lars Von Trier, 2009) ou de Midsommar (Ari Aster, 2019) -, pour dessiner cette fois-ci un enfer à la limite du psychanalytique. Comme dans Annihilation, il triture la thématique du deuil et de la culpabilité dont on ne peut se défaire, et comment ces situations peuvent troubler la perception et conduire à la folie paranoïaque. Son exploration profondément envoûtante et paralysante des affres de la douleur se traduit dans l’expérience de mondes réfractés : dès les premiers plans du film, Harper s’agite intérieurement, hantée par des flash-backs incessants du corps de son ex-mari défunt, tombant en chute libre devant les fenêtres de leur appartement. Mais alors que Harper cherche la guérison dans la nature, loin de ce décorum urbain, le village pittoresque et les forêts ombreuses révèlent leur(s) visage(s) oppressant(s). À peine est-elle arrivée que l’aubergiste met en garde Harper contre le fait de mordre dans une pomme cueillie sur la propriété, mise en garde originelle, gare au “fruit défendu“.

Encore plus frontalement que les précédents ouvrages d’Alex Garland, Men aborde la toxicité des structures de l’homme occidental vis-à-vis des femmes, l’étouffement (littéral) de la dynamique des sexes, le danger qu’une femme soit surveillée par des malintentionnés et la paranoïa inhérente qui accompagne le chagrin. En effet, le traumatisme de Harper est lié à son partenaire, un type perturbé et abusif, usant du passif-agressif, qui a cruellement menacé de se suicider si elle divorçait. Et dans sa retraite verdoyante, notre protagoniste fera face à des figures méprisantes d’autorité – propriétaire, policier, prêtre. Quand Harper se rend à l’église locale pour se consoler, elle est confrontée à un enfant furtif et injurieux et à un homme d’église pervers qui, après avoir encouragé Harper à lui confier ses malheurs, implique qu’ils sont tous de sa faute. Déjà, Ex Machina montrait le personnage de Nathan, un démiurge de la haute technologie, préparant la femme idéale en intelligence artificielle. Ce mégalo, alcoolo et sociopathe, abusait de Kyoko, sa servante objet-sexuel et danseuse mécanique. On retient cette séquence où Kyoko s’arrache la peau, presque comme un dévoilement de son caractère de sorcière-cybernétique, en plus de la découverte en surcadrage de cette collection de femmes-robots, des mannequins de chair et d’acier, planquée dans une armoire-miroir. Quant aux femmes-scientifiques d’Annihilation, elle retracent le parcours d’hommes qui ont échoué. Justement, dans leur dimension horrifique et psychanalytique, Annihilation – qui peut être vu comme une espèce d’Alice au pays des merveilles version SF botanique – a beaucoup à voir avec Men. Les deux productions dessinent des figures féminines fortes qui ne peuvent plus rentrer dans leur foyer et qui vont finalement se retrouver, plus ou moins volontairement, enfermées dans des zones X, des intermondes cérébraux, un ailleurs intemporel, où la verdure quasi chimique, la végétation luxuriante et florale sont dominantes. Il suffit de se remémorer Natalie Portman en médecin militaire, spécialiste du dérèglement mental, qui va traverser une bulle pour explorer une forêt psychédélique, aventure sous psychotrope, avec un crescendo de décors troubles et transcendants. Une fois le seuil du miroitement franchi, les ellipses perturbent la perception spatio-temporelle d’un groupe de femmes complètement déboussolée. En clair, le cinéma d’Alex Garland contient ce symbole récurent du reflet que l’on pénètre pour découvrir autre chose, l’identité de Soi, aussi trouble que cela puisse être.

Cette dynamique du miroitement, on la retrouve dans la superbe scène du tunnel au tout début de Men. Harper pénètre dans l’obscurité du tunnel d’une ancienne voie de fer désaffectée, perdue au milieu de la forêt, après le champ. Elle s’éloigne le temps d’un instant du vert enchanté pour plonger littéralement dans la pénombre. Elle teste l’écho du lieu abandonné en y chantant une série de notes et en écoutant sa résonance. Sa voix tourne et se double, dans un espace sonore à l’horizon indéfini : il s’agit là d’une bascule totale où la jeune femme voit sa parenthèse enchantée se muer en trip paranoïaque. Cette dissociation est plus évidemment appuyée par son reflet dans les flaques d’eau. Alors qu’elle-même n’est plus qu’une silhouette, le comble de cette scène surgit lors qu’apparaît au loin une autre figure noire, un ermite nu qui va la pourchasser. Aussi, cette idée visuelle d’orifice – le trou du tunnel – qu’on introduit et qu’on perfore va être récurrent tout au long du métrage. Cela donne quelques-unes des images les plus désagréables du film, comme lorsque que la caméra pénètre dans le globe oculaire – dont l’œil est absent – d’une biche en décomposition. En ce sens, l’argument du home invasion devient plus que pertinent. Mais surtout, nous pensons à ces accouchements successifs dans la dernière partie. Garland réitère son approche du body horror, une horreur corporelle extrême et visqueuse, via une créature à l’aspect multiforme. La duplicité et l’interchangeabilité des corps sont la désincarnation de l’identité. Dès Annihilation, cette terrible incertitude prenait une dimension schizophrénique, où Garland avait déjà prouvé ses capacités de terreur viscérale avec cette scène en found footage durant laquelle  les soldats-hommes devenu fous, croyant que quelque chose vit dans leur corps, se filment en train d’étriper un de leur camarade pour afficher ses boyaux gesticulants. La perte de maîtrise de son enveloppe peut pousser à bien des folies, comme ici, s’ouvrir la peau. Dans Men, Harper est elle confrontée à des mâles en manque d’amour qui n’acceptent pas le refus de la beauté. Cette frustration libidinale a bien trop souvent conduit le masculin à succomber à ces choses qui lui tourmentent l’esprit et Harper est comme invitée à briser le cycle.

Jessie Buckley entre les rangées de sièges d'une petite église vide ; la lumière du soleil passe par les vitraux et donnent une couleur ocre au lieu ; scène du film Men.

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Avec Men, Alex Garland abandonne son arrière-fond pseudo scientifique pour assumer pleinement l’abstraction hallucinatoire de son style. Dans sa représentation de l’indicible, il mêle l’organisme microscopique aux défaillances de la perception, de l’âme à l’esprit, de la mémoire aux sentiments. Souvenez-vous cette réplique de Jennifer Jason Leigh au sujet du miroitement dans Annihilation, elle parlait d’une “manifestation religieuse, une manifestation extraterrestre, une dimension supérieure, beaucoup d’hypothèse, rien de concret”. La transition vers le folk -genre clairement en vogue – et particulièrement remis au goût du jour par le studio A24 – est donc toute naturelle pour le réalisateur. A l’instar du Roi Païmon dans Hérédité (Ari Aster, 2018) ou de Parna Fegg dans In The Earth (Ben Wheatley, 2021), Garland convoque lui aussi l’esprit d’une divinité pour renforcer l’impact de son propos. Harper se rend donc dans une curieuse petite église dans laquelle l’image du Christ côtoie une symbolique païenne et végétale, notamment à travers cette sculpture figurative et féminine aux traits grotesques, une tête-feuillue, exagération de la vulve, gravée dans la roche. Il s’agit d’une représentation de Sheela Na Gig, la Déesse-Mère celtique, gardienne de la Terre et de la fertilité, soit une persistance des rites pré-chrétiens, qu’on représente accompagnée d’un équivalent masculin – ici sous la forme de l’homme vert, cette ermite nu, entité multi formes. Généralement vus dans des églises, les ornements de Sheela Na Gigs font office, comme les gargouilles, de protections contre le Diable et la Mort. Pour conclure, Men condense dans son concept les doutes de l’existence liés à la dissociation de l’identité, les trauma et l’autodestruction, et bien sûr le deuil, physique et spirituel. Et le prétexte ésotérique est activé pour raviver la pulsion de vie inscrite en chacun, et surmonter la “confusion dans les abîmes de la honte” pour reprendre une réplique d’Ex Machina. “Ce n’est pas l’histoire des Hommes. C’est l’histoire des Dieux”, pouvait-on pareillement y entendre. En définitif, Alex Garland s’amuse à livrer depuis trois films des prédictions sur une forme d’extinction, un point de non-retour de la civilisation occidentale, créatrice de ses propres destructeurs de monde.


A propos de Axel Millieroux

Gamin, Axel envisageait une carrière en tant que sosie de Bruce Lee. Mais l’horreur l’a contaminé. A jamais, il restera traumatisé par la petite fille flottant au-dessus d'un lit et crachant du vomi vert. Grand dévoreur d’objets filmiques violents, trash et tordus - avec un net penchant pour le survival et le giallo - il envisage sérieusement un traitement Ludovico. Mais dans ses bonnes phases, Il est également un fanatique de Tarantino, de Scorsese et tout récemment de Lynch. Quant aux vapeurs psychédéliques d’Apocalypse Now, elles ne le lâcheront plus. Sinon, il compte bientôt se greffer un micro à la place des mains. Et le bruit court qu’il est le seul à avoir survécu aux Cénobites.

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