Nous, adeptes de chocs psychédéliques, mordus de l’horreur alternative et d’hystérie complotiste abreuvée aux ambiances païennes, nous ne pouvons qu’apprécier la re-sortie récente par Lost Films du final cut du culte The Wicker Man (Robin Hardy, 1973). Esthétiquement minimaliste dans sa facture et porté par la contre-culture seventies, cet objet nous éclaire toujours aujourd’hui de sa lueur puissante.
Il était une foi
Deux gars de la publicité, d’un côté le réalisateur Robin Hardy et de l’autre un dramaturge prometteur du nom d’Anthony Schaffer – également à l’œuvre à l’écriture de Frenzy (Alfred Hitchcock, 1972) et Le Limier (Joseph Manckiewicz, 1973) – décident d’adapter le roman de David Pinner, Ritual, publié en 1967. Sur Summerisle, une île écossaise reculée, des disparitions d’enfants alertent la police. Le sergent catholique Howie – à deux doigts d’être campé par Peter Cushing mais finalement joué par Edward Woodward, une grosse star de la télévision – débarque sur ce territoire et se confronte à l’étrange mutisme de la population. Ce dernier va devoir enquêter sur les rites païens de toute une communauté dirigée par la superstar Christopher Lee, incarnant un gourou chevelu. L’acteur – l’un des visages les plus iconiques de la british horror – marque alors un véritable tournant dans sa carrière après le Cauchemar de Dracula (Terence Fisher, 1958) bien que ce dernier incarnait déjà un rôle similaire dans The City of the Dead (John Llewellyn Moxey, 1959). Cette transition, motivée par la peur de la malédiction vampirique qui a su si bien frapper Bela Lugosi avant lui, traduit un peu cette nouvelle approche horrifique propre aux seventies. Parce que, outre une coupe de cheveux démente, on peut voir que les films de complot et de sectes adeptes d’ésotérisme ont la cote au début des années 60. Roman Polanski est quasiment à l’initiative de cela avec sa “trilogie du logement” que composent Répulsion (1965), Rosemary’s Baby (1968) et Le Locataire (1976). Dans ces postulats, un personnage débarque dans un environnement a priori normal mais où tous les masques de la « normalité » vont tomber petit à petit. On se rend alors compte que tous les protagonistes mènent une terrible machination contre le sujet principal… En revanche, la particularité de The Wicker Man est que les membres du complot sont (au premier abord) plus sympathiques que le policier conservateur. Dans sa manière d’utiliser les genres – l’enquête, le complot – The Wicker Man est clairement l’acmé d’une nouvelle approche de l’horreur ancrée dans le réel, où les figures monstrueuses sont remplacées par une âpreté bien humaine. Le long-métrage de Robin Hardy est bien un pur produit de l’horreur made in seventies dans la continuité des films de complots de Roman Polanski, de l’approche politique de Romero ou du très troublant La Nuit des Maléfices (Piers Haggard, 1971). Le long-métrage côtoie l’esprit de son époque, à savoir, ce souffle de liberté post-68 débouchant sur une profonde désillusion.
Profitant d’un budget réduit, Robin Hardy obtient carte blanche et six semaines de tournage. Christopher Lee travaille sans frais pour compenser un budget bien trop faible, Edward Woodward y perd l’un de ses orteils à cause du froid… Un bref extrait de tout un tas d’anecdotes qui entoure le film et sa fabrication mais aussi des fantasmes, notamment autour de l’actrice Britt Eckland et de son petit ami, le chanteur Rod Stewart – qui aurait tenté d’acheter toutes les copies pour ne pas rendre visible la plastique de sa belle. Au-delà de toutes ces histoires, faible est de dire que le résultat final en devient quasi-inexplicable, et certains plans de The Wicker Man font littéralement bloquer. Le caractère viscéral du métrage fait que quelque chose d’insaisissable en déborde. L’aspect foutraque qui fait sa force est à l’antithèse de la maîtrise maniaque de Midsommar (Ari Aster, 2019) – pourtant considéré aujourd’hui comme une sorte d’hommage appuyé à The Wicker Man. A l’instar de Ne vous retournez pas (Nicholas Roeg, 1973) – giallo fantastique réalisé par un Britannique à Venise – le rendu se présente sous la forme d’une mosaïque baveuse et pioche sa picturalité à la frontière de différents genres, lorgnant notamment du côté de l’érotisme voire de la comédie musicale. Par exemple, une séquence d’orgie nocturne de jeunes éphèbes près d’un cimetière n’est pas sans rappeler l’hallucinant désert garni de couple en plein ébat de Zabriskie Point (Michelangelo Antonioni, 1970), ou même certains plans de l’hypnotique L’Inferno (Giuseppe De Liguoro, Francesco Bertolini, Adolfo Padovan, 1911). Une simple séquence qui signifie déjà tout le rapport qu’entretient cette communauté avec la mort et la résurrection. Procréer sur les pierres tombales aborde de manière métaphorique le sujet de la réincarnation des corps pourrissants. La semence, le fécond, côtoie l’offrande… En effet, les rites des insulaires de The Wicker Man se basent sur une croyance célébrant la Vie, ce qui est loin d’être aussi absurde qu’un monothéisme basé sur l’attente du retour d’un Messie, où la procréation et la Nature sont assimilées à de la débauche et de l’indécence, où l’éducation symboliquement sexualisée – centrée ici autour de phallus imagés – est perçue comme une forme de corruption de la jeunesse, notamment par notre cher policier catholique soumis aux dogmes et à la justice et qui enquête dans le film. Le phallus n’en demeure pas moins un symbole de force régénératrice. La reproduction dans la communauté de The Wicker Man est vénérée et la Mort n’existe pas tout à fait puisqu’elle s’insère dans le cadre de l’intervention naturelle. La professeure de l’école le dit très bien : “Ici, nous n’utilisons pas le mot : Mort. Nous croyons que lorsqu’une vie se termine, l’âme retourne aux arbres, à l’air, au feu, à l’eau, aux animaux”.
Quant à l’aspect musical, l’incroyable et frivole bande originale composée par Paul Giovanni s’inspire des anciennes ballades anglaises chantonnées par les druides. Ainsi, Robin Hardy a vraiment digéré toutes ses recherches autour des religions au pluriel puisqu’il revient à des références de cultures ancestrales tout en dessinant une opposition au christianisme qui n’a cessé de rejeter, accuser et démanteler le paganisme. En effet, loin des fantasmes judéo-chrétiens – on est plus proche de l’anthropologie ethnographique – l’occultisme devient ici une espèce de cérémonie festive qui cherche à renouer avec les forces essentielles de la Nature. La crainte et l’admiration sont tournés vers le vivant, on assiste à une (ré)inversion des valeurs. C’est exactement le même procédé employé dans les années 70 avec la figure de la sorcière : celle-ci revient, quitte son balai pour incarner une idée du folk horror, avec son lot de vertus naturelles et d’influences psychiques – en ingurgitant plantes et champignons, voire en léchant des crapauds. Pensez à cette scène où une dame plonge une grenouille dans la bouche d’une petite fille pour lui retirer son mal de gorge, sous les yeux outrés du sergent. Ceci n’a rien d’une folie hérétique, il s’agit simplement d’une croyance ancienne qui ne perdure plus. Aussi, en filmant son carnaval débridé comme un documentaire, The Wicker Man transpire cette hystérie collective, les vibrations des corps apportant une dimension sensitive aux images. On nous offre un véritable voyage initiatique à l’antithèse du coloré The Trip (Roger Corman, 1967) mais tout aussi puissant qu’Easy Rider (Dennis Hopper, 1967). Toutes les séquences de fête et de sacrifice finales ont à voir avec le road-movie matriciel de Dennis Hopper, elles propulsent son spectateur dans un état de fébrilité proche de la très perturbante scène de bad sous LSD dans un cimetière de la Nouvelle-Orléans. Robin Hardy nous manipule pour aboutir à un immense Sabbath, et pour certains personnes, ce que d’aucuns considèrent comme un chaos cauchemardesque peut finalement s’avouer être le début de la liberté, un exutoire pour toute une foule. Ce sujet spirituel, politique et métaphysique redéfinit l’espace fragile entre sauvagerie et civilisation : il y a l’acte de la mort sanctifiée, la question de la vraie nature du sacrifice, et surtout le processus d’engagement total. Le policier, en représentant de la loi et de la morale, tombe des nues lorsqu’il prend conscience des atroces barbaries païennes réalisées par les habitants de Summerisle : cette scène dans la bibliothèque est d’ailleurs mise en parallèle avec un plan de l’eucharistie – cité une nouvelle fois après l’introduction – cet acte “cannibale” où l’on mange le corps du Christ sous forme d’hostie. Ce que ce policier croit percevoir sur l’île, c’est Babylone, soit la décadence d’une société… Mais vivre ainsi, en autarcie, en communion avec les animaux, sous la contrainte climatique, s’adapter, n’est-ce pas là de la résistance au monde moderne ? Sous une perspective réactionnaire, la résurgence de traditions païennes n’est que le fantasme d’un autre temps qu’on peut (peut-être) regretter.
Pour toutes ses raisons, The Wicker Man est qualifié de “Citizen Kane de l’horreur” par le British Film Institute, étiquette que nous contesterons quelque peu tant le long-métrage s’échappe des canevas du genre de l’horreur comme du fantastique pour devenir effrayant de crédibilité. Dans le fond, Robin Hardy signe un film d’auteur horrifique qui n’exclut pas une grande portée commerciale et un gros potentiel de merchandising. C’est donc du pain béni pour Peter Snell, à la production, qui tente de jouer dans les plates-bandes de Roger Corman – l’un des papes du cinéma indépendant – en revendiquant comme lui son amour de la série B, et en distribuant des œuvres européennes – Fellini, Truffaut, Bergman. Roger Corman lui-même a déclaré au sujet de The Wicker Man : “à un niveau, c’était un film fantastique avec un peu d’horreur et à un autre niveau, il était plus intelligent que la plupart des films de ce type et pouvait être vendu non pas nécessairement comme un film d’art mais comme une sorte de film vaguement supérieur dans leur genre”. The Wicker Man serait donc un des prototypes de l’elevated horror, un concept dont le nom est très employé aujourd’hui pour parler d’une nouvelle génération de cinéastes – citons entres autres les poulains du studio A24 tels que Robert Egger, David Robert Mitchell et Ari Aster – qui chercherait à dépasser le simple carcan du genre qu’ils investissent. Un terme qu’il convient néanmoins de nuancer et de ne pas utiliser à tort et à travers : malheureusement, en plongeant ainsi dans la complexité du réel, The Wicker Man raconte surtout un désastre, ou quand la recherche folle d’abondance sur un sol aride se mue en tentative désespéré de conserver une indépendance et un nationalisme culturel. L’ultime séquence finale, demeurant dans des décors extérieurs somptueux, offre un crépuscule sublime, tout aussi foudroyant que le dernier plan apocalyptique de Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974), la danse de la mort à l’aube. The Wicker Man, lui, enterre définitivement son procès de deux fanatismes – paganisme et christianisme – par ces visages inquiets dans la population qui ne perçoit que trop mal la portée de leur geste final : en effet avant d’être calciné dans l’Homme d’osier, Howie hurle à la Foule – “pensez à ce que vous faîtes !” – pour tenter de stopper la crise. Évidemment la Malédiction frappe malgré tout. A la fin, il ne reste que le silence et l’absence de réponses de toute puissance ancestrale ou divine. Dans le fond, peut-être que le sergent Howie était curieux de voir l’Au-delà, peut-être en a-t-il appelé à sa propre fin, car la peur camoufle bien souvent une pointe d’admiration… The Wicker Man reste une œuvre qui laisse des traces et qui se bonifie comme un grand cru. En attendant le plus grand des feux, du soleil de midi à minuit, ouvrons-nous aux influences régénératrices. Ne nous abandonnons pas trop à notre folie. Tant de choses, on nous montrera.