[Entretien] Xavier Legrand, Spirale du Tragique


Après Jusqu’à la garde (2017) – pour lequel il nous avait déjà donné un long entretien –  Xavier Legrand revient sept ans plus tard avec Le Successeur, deuxième volet d’une trilogie sur le patriarcat. Cette fois, le réalisateur nous livre une tragédie moderne et déterministe, un savant mélange d’Hitchcock et d’Euripide. Fais pas Genre a eu la chance de plonger dans cette descente aux enfers en sa compagnie.

Le Successeur Marc André Grondin Xavier Legrand

© Haut et Court

Spirale du Tragique

Tu as commencé avec le théâtre, notamment avec des pièces très classiques. Comment en es-tu venu à la réalisation et l’écriture pour le cinéma ?

C’est venu de façon vraiment très progressive. J‘ai démarré le théâtre à l’âge de dix ans et à partir du moment où j’ai commencé à prendre des cours, ma décision était prise : je voulais devenir acteur. Alors j’ai fait tout un parcours plutôt classique et académique, j’ai vraiment baigné dans ce que l’on appelle en France le théâtre public, un théâtre qui fait se côtoyer des grands textes classiques et des textes contemporains. Et puis, à force d’enchaîner les tournées et de jouer en soirée, les journées commençaient à devenir longues dans les chambres d’hôtel et c’est là que j‘ai eu envie décrire. Je voulais écrire pour le théâtre, je n’avais aucune velléité de cinéaste, car je n’ai fait aucune formation de cinéma. Mais je n’y arrivais pas, peut-être par timidité ou par complexe d’infériorité par rapport aux textes que je travaillais. De plus, le théâtre français demande vraiment une langue, une poésie, contrairement au théâtre contemporain américain qui est plus axé sur la psychologie. Et j’avais des difficultés à l’écrire, je ne suis pas un poète. Donc les idées de pièces que j’avais se sont transformées en scénario de cinéma et j’ai commencé de façon autodidacte à écrire un premier court-métrage. J’avais envie de faire encore ce chemin en 3 actes comme au théâtre pour écrire trois courts-métrages. Puis grâce au théâtre j’ai rencontré Alexandre Gavras qui n’était pas du tout producteur, mais réalisateur et il venait faire une captation d’un spectacle sur lequel je travaillais. A cette occasion, je lui ai demandé des conseils sur mon scénario qui était terminé. Et puis en discutant il m’a convaincu de le réaliser. Il avait envie de faire de la production donc je n’avais qu’à accepter et il le produirait. C’est comme ça que tout a commencé avec mon premier court-métrage, Avant que de tout perdre (2012).

Léa Drucker regarde d'un air interrogateur son mari, vu de dos, dans une amorce menaçante, dans un centre commercial ; extrait du film Avant que de tout perdre de Xavier Legrand.

“Avant que de tout perdre” (2012) © Tous droits réservés

Il y a un lien évident par rapport à ton parcours de comédien dans la direction d’acteurs.

Complètement. Je n’ai pas hésité longtemps pour passer à la réalisation. Mais j’avais passé quand même beaucoup d’années à écrire ce court-métrage, ça a mis quatre ans. J’ai commencé en 2008 et on ne la tourné qu’en 2012, mais j’avais tellement intégré la mise en scène qu’elle était déjà là. L‘envie de diriger chacun des personnages était présente parce que je m’étais vraiment imprégné de l’histoire. Je me suis senti à l’aise et Alexandre m’a aussi fait confiance. Je me suis dit “Allez lance toi !”. Et puis c’est un coup d’essai, un court-métrage, donc je ne prenais pas vraiment de risques.

Finalement, tout ça t’a mené à réaliser Jusqu’à la garde (2017).

De fil en aiguille, il y a eu tout le parcours de ce court-métrage qui a eu énormément de lumière. On a eu un César, on a été nommés aux Oscars. Je découvrais le monde du cinéma avec plein de gens qui me proposaient des projets. Je me disais “Oh là là, qu’est-ce qu’il m’arrive ? …” Et effectivement Jusqu’à la garde (2017) est arrivé. Mais les deux autres courts-métrages qui devaient compléter la trilogie, je ne les ai pas faits parce que je voulais en faire un long. Je voulais poursuivre le propos du film. Et faire deux films séparés ne me semblait pas efficace, il fallait que je les regroupe. Mais durant toute cette période-là j’étais encore beaucoup au théâtre, le cinéma restait vraiment une activité secondaire pour moi.

Ça a tout de même pris un sacré tournant avec ce premier film. Après ce succès, as-tu appréhendé le second ? Ou du moins est-ce que cela t’a influencé dans la conception du Successeur (2024) ?

Bien sûr ! Le succès de Jusqu’à la garde (2017) était . Au-delà des prix bien évidemment, les Césars, la façon dont il a été reçu à l’étranger, mais d’autant plus la façon dont le film est devenu une sorte d’emblème… A l’heure actuelle, c’est devenu un réel outil pédagogique pour l’école nationale de la magistrature. Dans leur formation, les jeunes magistrats regardent le film et l’étudient. C’est une vague assez énorme ! Donc effectivement, j’ai mis du temps à faire Le Successeur et en même temps j‘ai fait d’autres choses. J‘ai continué à jouer au théâtre, j‘ai réalisé des épisodes de la mini-série Tout va bien (2023), j‘ai aussi réalisé une campagne d’appels à témoignages. Et j’ai laissé passer du temps pour que cette pression un peu écrasante s’estompe. Je savais que le deuxième film que je voulais faire serait l’adaptation du livre L’ascendant (Alexandre Postel, 2015) que j’ai d’ailleurs découvert avant de tourner Jusqu’à la garde. Mais à l’époque je n’avais pas les velléités d’en faire une adaptation. C’était un bouquin qui m’avait marqué, je savais que c’était un sujet difficile, qui allait cliver, qui allait être dérangeant. Donc je me suis lancé avec retardement, j‘ai laissé le temps pour que le film vienne.

Denis Ménochet regarde son fils avec le sourire, tous deux assis côte à côte dans le film Jusqu'à la garde de Xavier Legrand.

“Jusqu’à la Garde” (2018) © Haut et Court

Dans Le Successeur, il est question du patriarcat, mais surtout du poids qui pèse sur les épaules de l’homme et plus particulièrement sur celles d’un fils. Pourquoi avoir choisi spécialement d’adapter cet ouvrage pour traiter le sujet ?

Encore une fois, ça a mis du temps. Je suis quelqu’un de lent (rires). A l’époque de Jusqu’à la garde (2017), les violences intrafamiliales et notamment ce qu’on appelle les violences faites aux femmes n’étaient pas forcément le sujet qu’on mettait sur la table. C‘était encore un peu tabou, on avait du mal à en parler. Et puis il y a eu #MeToo qui est arrivé. La phrase violences faites aux femmesest devenue une expression qui s’est complètement démocratisée. Tout le monde en parle maintenant, et il faut absolument en parler. Dans cette expression, je me disais qu’il y avait encore un déni, que l’on est encore en train de d’essayer de négocier, de ne pas vouloir voir les choses telles qu’elles sont, parce que dans ces violences le problème majeur c’est quand même l’homme. Il est majoritairement celui qui commet les violences, donc je me dis qu’il fallait plutôt parler de la violence des hommes. Mais pourquoi les hommes ne parlent pas ? Ils sont assez silencieux je trouve. Il y a comme une sorte de loyauté, de solidarité. Les hommes nosent pas, peut-être parce qu’ils ne se sentent pas concernés, parce que dans violences faites aux femmes ils n’entendent pas le mot “homme”. C’est seulement maintenant que la parole commence à se délier. Il y a le #MeTooGarçons qui vient d’émerger où les hommes acceptent de dévoiler qu’ils peuvent être eux-mêmes violentés par des hommes. Le patriarcat – au sens historique du code napoléonien – est un régime qui est là pour contrôler les femmes, il représente le chef de famille masculin. Même si bien évidemment les lois ont évolué, notre culture en est toujours très teintée. Je sens que notre génération vit avec cette image de la domination et de la puissance masculine. J‘avais envie de parler de cela mais je ne voulais pas être dans la petite anecdote de relations père-fils, je voulais vraiment aller dans la tragédie. Je voulais l’aborder de façon symbolique dans une situation très concrète, très extrême et qui est, j’ai envie de dire même déterministe, comme dans les tragédies grecques. Le personnage choisit volontairement de ne pas voir la situation qu’il traverse et cet aveuglement le conduit au désert. C’est pour cela que je me suis tourné vers ce récit abominable, je voulais montrer une chute, un engrenage, qui induit cet aveuglement face au patriarcat. Mais glisser le patriarcat sous le tapis c’est malheureusement lui donner un bel avenir… C’est ce que fait Elias, le personnage principal, même s’il rejette son père et fait tout pour ne pas être vu comme le fils d’un monstre aux yeux de la société, il ne veut pas voir et essaie de faire comme si tout ceci n’existait pas. Il veut faire en sorte d’effacer. C‘est la tentative de guérison qui conduit au désastre, tout comme Œdipe. En voulant sauver sa propre personne, il se prend les mains dans l’engrenage et court à sa perte.

Le successeur est construit comme une tragédie, héritage de cet amour pour le théâtre ?

Ce qui est intéressant dans le théâtre et dans la tragédie – dans le sens grec du terme – comme l’écrivait Sophocle ou Euripide, c’est d’inviter le public à assister à des représentations pour susciter chez eux la terreur et la pitié. La terreur, mettant en avant une situation horrible et la pitié pour susciter l’empathie. Si je vulgarise les choses, cela revient à dire “ma vie est quand même moins merdeuse que la sienne donc je dois être heureux” et bien évidemment on montre ce qu’il ne faut surtout pas faire. Quand on lit Œdipe, ou même Médée qui assassine ses enfants par jalousie, on est dans la boucherie d’une situation extrême. Donc effectivement j’ai voulu préciser et augmenter cette notion tragique qui était un peu esquissée dans le bouquin mais qui restait quand même au stade du fait divers. J’ai voulu lui donner une dimension beaucoup plus tragique et beaucoup plus dense.

On y trouve une certaine fatalité dans le propos.

Alors, bien évidemment, il y a le déterminisme tragique. Quand le public allait assister à une tragédie, il savait de toute façon que ça se finissait très mal et que le héros mourait à la fin. Il n’y a aucune surprise par rapport à ça. C’est donc très assumé dans mon film et c’est là tout l’intérêt. Car le héros fait le mauvais choix, il s’aveugle volontairement par une sorte d’assassinat psychique. Et c’est là où la question de l’empathie se pose. Donc c’est un récit que l’on n’a pas l’habitude de voir, ou plutôt que l’on a plus l’habitude de voir et qui vient déstabiliser les choses.

Marc André Grondin, tout de noir vêtu, se regarde dans le miroir, concentré, dans le film Le successeur de Xavier Legrand.

© Haut et Court

S’il fait finalement ce mauvais choix, c’est par rapport à cet héritage paternel, la fatalité est aussi là. On est face à une sorte de cercle vicieux.

Oui, il n’assume pas. Car la société n’est pas prête à assumer cela. Et c’est ce qui est reproché au film, les spectateurs se demandent pourquoi il n’appelle pas la police. Mais de toute façon, il n’a pas le choix, il est condamné à partir du moment où il ouvre cette porte. Tu imagines si le fils de Fourniret était le directeur artistique de Chanel ? On se poserait la question : “Tiens, qu’est-ce que tu portes ? C’est du Fourniret ! “. C’est une blague, mais c’est impossible. Elias est obligé de disparaître. Et c’est vrai que dans ce genre de cas absolument sordide, on parle de la victime, on parle de la famille de la victime et bien évidemment de ce que l’on appelle “le monstre”, mais on ne parle pas de la famille du bourreau. Ce sont des gens considérés comme pestiférés par la société, alors quoi qu’il fasse, de toute façon, il est condamné. Son erreur c’est de vouloir essayer de s’en sortir, de survivre, de se dire que tout ceci n’existe pas, de faire en sorte que tout ça n’ait jamais existé, qu’il est possible de tout effacer. Bien évidemment que c’est absurde. Mais la force du déni peut même amener encore plus loin.

Pour parler de cette relation père-fils, tu as voulu t’éloigner de l’image de l’enfant avec un personnage adulte, déjà positionné dans les hautes sphères de la société.

Je voulais parler de nous, des hommes d’aujourd’hui, ancrés dans un système sociétal basé sur le vieux modèle. Je sens que ma génération et celle d’en-dessous sont mal à l’aise, on a du mal à gérer cette image du bon père de famille, cette image qu’il faut honorer et dont on porte le nom. Cela vient de toutes ces valeurs ancestrales, même si aujourd’hui on est dans une société beaucoup plus moderne, le principe de parentalité change. Mais il y a malgré tout une volonté qui perdure, celle de dominer la femme, psychologiquement et physiquement. Je prends l’exemple de l’égalité salariale. Elle n’est toujours pas là, on a encore des vieux bonhommes en costume qui décident pour tout le monde. Ce sont ces Pères, avec un P majuscule, mais qui sont patriarches. Ils continuent à écraser les femmes et même les hommes. Et ceux qui trouvent cela injuste finalement ont peur et n’en parlent pas. On cache un peu, on ferme la porte. Mais en fait, c’est toute une histoire de sémantique et de dénomination des choses. Parce que l’on dit que les femmes ne gagnent pas assez, mais si on appliquait le système à l’inverse, si on se disait que les hommes gagnent trop et que l’on devrait baisser leur salaire ? A ce moment-là, je pense que les hommes se réveilleraient. Donc avec ce personnage, je montre comment nous les hommes, sommes prisonniers d’un système qui nous avantage, même si nous n’avons pas envie qu’il se perpétue, nous avons aussi peur de le déglinguer.

La famille occupe encore une place très importante dans ce film. C’était important pour toi d’ancrer le sujet dans le milieu familial ?

Bien sûr ! C‘est le support d’une histoire concrète, mais ça symbolise surtout l’image du Père avec un grand P.

On peut lire certaines critiques qui s’étonnent de te voir utiliser les codes du genre dans Le successeur, comme s’ils ne s’attendaient pas à voir cela de la part du réalisateur de Jusqu’à la garde, alors qu’à l’inverse j’ai vraiment l’impression que tu ne débarques pas dans le genre mais que tu continues de l’explorer.

J’ai l’impression que de toute façon, quoi que j’aurais pu faire, on m’aurait reproché des choses sur ce film (rires). Je suis assez étonné et pour le coup c’est très français. Au Québec, le film a fait un carton, les gens adorent et acceptent les choix controversés du personnage. Ils acceptent de le suivre. En France, les spectateurs sont dans le rejet. J’entends parler d’un scénario bâclé, raté, incohérent, que je vais trop dans le genre ou bien pas assez. En tout cas, que je ne suis pas au bon endroit. Tout ce que je peux dire c’est que j’essaie d’explorer le genre et en même temps je m’en amuse et j’essaie de le contourner, de le bousculer. J’essaye toujours d’amener le spectateur dans un inconfort ou de le frustrer par rapport à ce qu’il aurait l’habitude de voir.

Justement dans Jusqu’à la garde, on observe une bascule dans le genre sur la dernière partie du récit grâce à la mise en scène. Dans Le successeur, on a aussi cette bascule mais cette fois-ci grâce à la narration. On pense forcément à Psychose (Alfred Hitchcock, 1960). Pourquoi vouloir jouer avec le genre pour traiter le sujet ? Et plus particulièrement avec cet effet de bascule ?

Encore une fois, je m’amuse avec le genre mais en même temps je n’ai pas envie de tricher, je m’explique. Dans Jusqu’à la garde (2017), le film commence dans le bureau d’une juge et se termine dans une baignoire. C‘est comme ça que le scénario est construit. J’ai bien évidemment rencontré énormément de personnes pour l’écriture. Des juges, Police secours, des femmes victimes de violences conjugales… J’ai même participé à des groupes de parole d’hommes violents. J’ai fait plein de recherches pour essayer de comprendre le sujet et en fait, ce dont je me suis aperçu, c’est que la peur qui m’a été décrite et les fois où ça basculait très loin : ce sont des scènes d’horreur que ces femmes me racontaient. Donc il n’était pas question de faire un film d’horreur mais plutôt de montrer l’horreur. Je ne vais pas négocier avec, je ne vais pas essayer de contourner ou de styliser, je vais dans l’horreur. Dans Le successeur c’est un peu pareil. Quand Elias ouvre cette porte, il bascule complètement dans l’horreur d’une seconde à l’autre. Et cela peut très bien nous arriver dans la vie. La journée peut bien commencer, il fait beau, les oiseaux chantent, on est de bonne humeur et il suffit d’un coup de fil pour que tout bascule. Ensuite, je joue avec le spectateur grâce à des petits codes cinématographiques. Quand il ouvre la première porte de la cave, avec cet escalier, c’est un plan qu’on a vu dans 4500 films, il y a quelque chose de familier qui se crée avec le spectateur. Que ce soit dans Psychose ou même Misery (Rob Reiner, 1990), c’est quelque chose que l’on a tous en tête. Et puis finalement, je suis assez vicieux, c’est-à-dire qu’il descend, regarde la machine à laver, récupère des photos et puis il remonte. Il ne s’est rien passé d’horrifique, donc j’essaye à chaque fois de frustrer et d’amener des fausses pistes. Mais ça n’est pas gratuit, par ce biais je veux que le spectateur ait le temps de s’imaginer tous les scénarios possibles, qu’il prenne le temps de comprendre le personnage afin de baisser sa garde au moment voulu et se prendre le choc – comme le personnage – d’une vie qui bascule, d’une vie qui ne pourra plus jamais être la même. Cependant, dans la mise en scène je ne vais pas essayer d’utiliser énormément de plans qu’on peut voir dans les films d’horreur. J‘essaye quand même de rester dans le réel.

Elias le personnage principal du film Le Successeur de Xavier Legrand en pleurs, assis ; derrière lui un portrait de son père encadré.

© Haut et Court

Pourtant je pense à ce plan où Elias est assis sur le canapé avec ce couloir plongé dans l’obscurité en arrière-plan. J’avais vraiment l’impression qu’une créature pouvait surgir à tout moment…

Je pense que c’est simplement scénaristique. On a vu cette maison chargée de tous les meubles du père, de toutes ses affaires, on a vécu la présence envahissante des déménageurs et avec ce plan c’était important pour moi de montrer cette maison enfin vide ! Il est tout seul avec avec son putain d’héritage sordide qu’il doit gérer. Je suis sûr que c’est un plan qui doit exister sans doute dans un film. Mais je ne suis pas très friand et amateur de films d’horreur.

Je pense à Joachim Trier avec son film Thelma (2017), j’ai l’impression que certains auteurs qui ne possèdent pas de lien particulier avec les films de genre apportent réellement quelque chose de novateur dans cette approche.

En effet je ne voulais pas m’inspirer de tel ou tel film. J’ai essayé vraiment d’être concret. En fait, je pense mes cadres en fonction du point de vue que je veux donner au spectateur et c’est une histoire de distance. Finalement, je filme tout de même de la violence, même s’il n’y a pas vraiment de scène de violence à proprement parler. C’est surtout la situation en elle-même du film qui est violente. Alors j’essaye toujours de trouver la bonne distance pour ne pas tomber ni dans le spectaculaire, ni dans l’obscénité. Encore une fois avec ce plan où Elias est assis, à aucun moment je ne voulais jouer avec la zone d’ombre pour créer une tension horrifique. Pour moi c’est normal, il est dans le noir, perdu, la caméra est distante, je veux montrer le vide. Mais c’est intéressant de voir comment chacun se projette dans un cadre.

Je reviens sur ce fameux plan iconique en haut de l’escalier, de ce personnage prêt à affronter les secrets enfouis dans la cave. Qu’est-ce qui t’intéresse dans cette représentation-là ?

Il y a vraiment toute une symbolique culturelle. La cave c’est ce qui est enfoui, c‘est ce qui est caché, c’est ce qui est secret, c’est ce qui fait peur. Ce qui m’intéresse c’est de nous amener dans quelque chose que l’on pense connaître – je parle en matière cinématographique et d’essayer de le montrer autrement, de faire peur autrement, encore une fois de détourner tous les codes. Mais en même temps il y a énormément de détails qui peuvent être référencés, même si on ne les voit pas parce que l’on est happé par l’action ou par la situation. Par exemple, sa voix est complètement étouffée lorsqu’il enfile le casque de moto et j’ai tout de suite en tête Dark Vador, avec cette réplique : Je suis ton père. Il y a plein de choses comme ça très symboliques qui appellent à ces références cinématographiques, mais qui au-delà de la référence ont été digérées par le spectateur et tous ces symboles viennent appuyer le propos.

Quel a été ton travail en termes de mise en scène pour plonger dans cette psychose et descente aux enfers du personnage ?

C’est d’abord la construction et le geste du scénario afin de symboliser cette chute vertigineuse. Ensuite, ça passe par la façon dont je découpe le film. J’avais envie de prendre le temps de m’installer dans une situation pour pouvoir en escamoter d’autres. Mais aussi de jouer avec le rythme, avec les longueurs de plans, les ellipses et encore une fois, d’être très concret. Ce qui est intéressant c’est aussi le choix des décors qui influencent la mise en scène. Quand il entre pour la première fois dans la maison, je montre la fameuse porte au premier plan. Cette porte fermée à clé qui va l’emmener aux enfers. Et l’on tourne très longtemps autour du pot dans la première partie du film – comme une spirale – avant d’obtenir cette clé. Il y a ce système circulaire que l’on retrouve partout, notamment dans la scénographie du défilé, dans l’escalier de la Maison funéraire… Mais c‘est aussi un geste physique, lorsqu’il effectue ses recherches sur l’iPad pour essayer de trouver l’hôpital, avec cette vue tournant à 36. La caméra joue aussi de ces mouvements circulaires, je pense surtout au plan elliptique dans la voiture encore une fois à 360° – lorsqu’il va enterrer le corps. On retrouve tout au long du film une sorte de tourbillon, de spirale, qui donne cette sensation de vertige, sans retour possible.

Marc André Grondin nous regarde droit dans les yeux, allongé sur le corps d'une mannequin vêtue d'une robe jaune ; plan issu du Successeur de Xavier Legrand.

© Haut et Court

On relève beaucoup du rapport à l’image dans ton film, au sens propre comme au figuré. Même la photo en tant qu’objet joue un rôle plus qu’important.

Oui, l’image c’est l’identité. C’est un personnage qui décide de faire un transfuge de classe, un transfuge géographique, un transfuge culturel, il oublie son accent, il prend un autre prénom. C‘est l’identité qui pose problème et ça va au-delà de l’image concrète de la photo. Je l’aborde sous toutes ses formes, déjà avec le trombinoscope des mannequins en référence au trombinoscope des jeunes filles disparues, les photos du diaporama de son père Et surtout la photo du magazine et son titre. La maison de couture cherche un nouveau nom pour Elias lorsqu’il se retrouve à la tête de l’entreprise, il lui faut une nouvelle représentation. Mais finalement, ce qui est encore plus terrible, c’est qu’ils ont choisi son patronyme, c’est Barnes le successeur. Ce n’est même pas Elias Barnes, c‘est uniquement le nom de son père. Le film raconte cela, c’est ce lien que l’on n’a pas choisi, le lien parental, l’héritage d’une histoire, qu’il faut assumer coûte que coûte. Finalement, la façon dont les gens nous perçoivent à travers cette image.

Ça n’est pas anodin si tu as choisi de placer ton personnage en tant que grand couturier, d’avoir choisi le milieu de la mode et de sa représentation liée à l’image encore.

Je trouvais que symboliquement il y avait beaucoup de choses à explorer. On parlait de l’image, de l’identité, mais il y a aussi le vêtement. Le vêtement est un costume, une façon de se présenter. Donc entre le rituel de la mode et de la mort, du podium au crématorium, il y a des codes entre le défilé et la cérémonie, il y a des choses sur l’élégance, ça raconte ça aussi. Ce qui est intéressant c’est que c’est avant tout une profession qui ne peut pas faire autrement que d’objectiver les femmes. Alors quElias est quelqu’un qui aime les femmes, il les respecte et même les sublime, mais le milieu en lui-même ne peut pas s’empêcher de les ramener à une fonction d’objet. C’est tout le paradoxe d’un personnage qui fait tout pour ne pas ressembler à son père, mais qui malgré tout, exerce une profession qui objectivise la femme. D’ailleurs, je commence le film par une armée de femmes qui marchent mécaniquement, à qui l’on demande de faire la gueule, parce quelles ne doivent rien exprimer d’autre. Ce sont des cintres qui doivent porter un vêtement. Ce sont des objets, des prénoms : Veronica, Anita, Bijou, il n’y a pas de nom de famille, comme on nomme les victimes, la petite Estelle etc… Il y a aussi cela qui fait forcément écho d’une manière ou d’une autre dans la thématique.

Plan en contre-plongée, réalisé par Xavier Legrand, sur une foule sur le neige qui se place de sorte à dessiner une spirale.

© Haut et Court

Et il en ressort quelque chose de très glaçant. D’ailleurs Elias est présenté comme mystérieux, très froid, on a aussi ce décor québécois enfoui sous la neige, avec ces maisons pavillonnaires à l’identique, il en résulte une sorte de rigidité à travers tout le long-métrage.

C‘était important pour moi de raconter le transfuge de cet homme, j’ai choisi ce décor de banlieue à Montréal où rien ne pouvait le prédestiner à devenir la tête d’une des plus grandes maisons de haute couture française. Il fallait ressentir qu’il a construit un empire, qu’il s’est vraiment arraché de son passé. J’aurais pu le faire dans une haute société québécoise mais en même temps au Québec, ils n’ont pas du tout la même notion du luxe que nous. Les mœurs sont différentes, ils ont d’ailleurs un autre tempérament par rapport à l’image, ils se tutoient tout de suite. Là-bas, que l’on soit quelqu’un de célèbre, riche ou autre, tout le monde est au même niveau. Donc pour moi c’était plutôt intéressant de pousser le curseur dans un contexte parisien, beaucoup plus éloigné. On retrouve cela chez Balmain avec son directeur artistique Olivier Rousteing, dans le documentaire Wonderboy (Anissa Bonnefont, 2019). Il recherche ses origines parce qu’il a été adopté. Il a été adopté par une famille très humble, de classe moyenne, rien ne le prédestinait à devenir ce qu’il est aujourd’hui. Tout comme Elias, il fallait justement que ce soit difficile de renoncer à cet empire, à ce transfuge qu’il a construit, sous prétexte de l’acte de son propre père. Alors, oui c’est lâche, ça n’est pas courageux, mais c’est humain. Je viens en fait solliciter le spectateur à un endroit qui nest pas agréable.

D’ailleurs Elias fait étrangement référence à Alexander McQueen.

Il y a eu le choix de l’acteur, avec une masculinité particulière. Au début, tu sais, j’étais vraiment parti sur quelqu’un de peut-être plus sophistiqué, dans le cliché du couturier. A l’inverse, je me suis dit que c’était plus intéressant de montrer un homme qui a l’air masculin et puis qui va se faire littéralement pipi dessus. Il ne va pas pouvoir gérer la situation. Parce qu’on a l’habitude de voir des hommes qui gardent le contrôle, qui gèrent, qui sauvent. Et là, il est question de montrer un effondrement psychique et donc d’une masculinité écrasée par cette injonction du je garde mon sang-froid, je n’ai pas peur. Il fallait que Marc-André Grondin soit plausible dans un couturier, donc on a été chercher les couturiers qui sont plus massifs, plus musclés et j’ai été très inspiré par Demna Gvasalia, le directeur artistique de Balenciaga. Effectivement, on peut très bien penser à Alexander McQueen.

Justement cette image de l’homme viril est complètement ébranlée. On à la sensation d’être face à un enfant livré à lui-même, sans parents, sans repères… Quel a été le travail avec Marc-André pour réveiller ce personnage ?

Il a fallu d’abord le mettre en confiance. Je lui ai dit : Je vais te filmer d’une façon dont on ne t’a jamais filmé. C’est-à-dire, dans un abandon total. Il devait perdre le contrôle. Il fallait jouer la peur, le nonprofessionnalisme de la bagarre. C’est-à-dire que dans les séquences d’action, il y avait des cascadeurs mais je ne voulais surtout pas qu’on ait la sensation d’une cascade. Il fallait que ce soit minable, amateur ! Alors les gens peuvent rire parce qu’on a l’habitude de voir du spectaculaire, on a l’habitude de voir une chute absolument énorme dans un escalier. Mais non ! Je voulais que ce soit très concret et que ce soit des gens qui ne sont pas du tout habitués à affronter ces situations. Il fallait que Marc-André aille à l’encontre de tous ses réflexes, même pleurer comme un petit garçon. Nous sommes des animaux, on a la capacité d’aller dans les aigües, dans les graves, de sortir des sons inimaginables dans certaines situations. Et je peux te dire que ça existe les attaques de panique telle que Marc-André les manifestent. Pour les crises d’asthme par exemple, on a travaillé la respiration, l’aspect physique des poumons qui se rétractent, sans possibilité de respirer. Donc tout était assez technique finalement. Le travail n’était pas forcément daller chercher des histoires psychologiques pour se mettre dans un état particulier, mais plutôt de travailler concrètement l’aspect physique de la chose. On a travaillé beaucoup comme ça, dans l’abandon de soi. J‘ai essayé de le mettre en sécurité, de mettre en place des choses pour faire le moins de prises possible afin qu’il puisse y aller complètement, sans jugement face à l’équipe technique. Si un membre de l’équipe venait à se moquer de lui, il sortirait de mon plateau ! Certaines séquences étaient très “coton” à tourner. Mais on s’est amusés à le faire. Parce que ça reste du jeu.

En effet, la séquence de la cérémonie au crématorium est assez intense. C’est émotionnellement assez complexe à jouer. De quelle manière as-tu tourné cette scène ? Tu parlais d’économie de prises.

Finalement pour un acteur pleurer n’est pas un problème, c’est pleurer toute la journée qui est compliqué. On avait qu’une seule journée de tournage sur cette séquence. Donc je l’ai divisée en cinq parties, comme les cinq actes d’une pièce de théâtre. J’avais demandé deux caméras pour arriver à tout faire car c’était très dense, c’était impossible de faire autrement. Je faisais donc lacte 1, puis pour commencer l’acte 2, on repartait de la moitié de l’acte 1, pour enfin aller jusqu’au bout de l’acte 2. Et puis pour lacte 3, on partait de la moitié de l’acte 2 pour qu’il puisse rentrer à nouveau dans le rôle et rattraper ses pleurs. On avait défini un degré pour les émotions. Au début c’est la haine et le déni, puis avec nos repères scénaristiques on augmentait l’intensité au fur et à mesure. J’avais cette astuce de passer la musique sur le plateau, celle qu’on entend dans le film. Et Michel Fugain l’a vraiment aidé finalement(rires). Ça a permis de créer une puissance émotionnelle sur le tournage assez aidante pour le jeu, c’était assez fou. On était tous en larmes devant le moniteur, moi le premier, alors que pourtant on est en train d’enterrer un homme abominable Le son aide beaucoup les acteurs à se mettre en condition. Après c’est compliqué pour nous en post-production, mais l’ingénieur du son avait fait en sorte que la musique ne soit pas dans les micros pour capter ce dont on avait besoin. Mais j‘essaie toujours de créer un contexte où l’acteur n’a quà se laisser aller. Il ne doit pas avoir la pression de l’efficacité, on prend le temps de le faire. C’est grâce à ce confort que les acteurs peuvent s’abandonner et se vautrer dans l’émotion.

Comment as-tu rencontré ton comédien Marc-André Grondin ?

Je l‘ai rencontré à Paris lors d’un café. Denis Ménochet avait tourné dans Spotless (Ed McCardie et Corinne Marrinan, 2015) avec Marc-André. Denis avait adoré travailler avec lui, il sentait que c’était quelqu’un avec qui j’adorerais bosser et il lui a parlé de moi après le tournage de Jusqu’à la garde (2017). Marc-André a adoré le film, on avait aussi le même agent, alors de fil en aiguille on s’est rencontrés. J’avais déjà à l’époque l’idée du Successeur et éventuellement de tourner au Québec mais je n’avais pas forcément encore pensé à ce genre d’acteur pour incarner Elias, donc je ne lui en avais pas parlé. Et puis avec toutes ces circonstances, je me suis dit qu’il y avait une sorte d’évidence ! On devait travailler ensemble.

Marc André Grondin en couturier inquiet dans les coulisses de son défilé, les mannequins défilant devant lui, dans le film Le successeur de Xavier Legrand.

© Haut et Court

Le film est une production belge, française et canadienne. Par choix artistique ou bien simplement pragmatisme financier ?

C’est un choix artistique et pragmatique, mais qui n’est pas financier, c’est plutôt concret. Comme je voulais cette histoire de transfugedans le livre, ça se passe en France, il vit à Paris, il vend des téléphones et doit se rendre en province – il fallait un réel isolement du personnage. Mais je voulais aussi que ça reste francophone parce que mon anglais est trop rudimentaire. J’arrive très bien à commander quelque chose au restaurant mais écrire ou diriger un acteur en anglais je ne m’en sens pas capable. La France, la Suisse, c’est encore trop près, donc le Québec c’est un petit peu imposé de façon naturelle. Même si on a une culture francophone en commun, ils ont vraiment un mode de vie nord-américain et je trouvais ça intéressant que ce personnage, en tant que nord-américain québécois, se soit complètement francisé. Il vit dans l’élégance, le luxe, un peu le même cliché que l’élite française. Donc le Québec a d’abord été un choix artistique.

Je sais que tu es plongé dans l’écriture de ton prochain film, celui-ci s’inscrira-t-il de nouveau dans le genre ?

Sans doute. Je n‘en parle pas trop parce que je suis superstitieux, mais il y a un fil rouge qui va se terminer avec ce troisième volet. On retrouvera encore la thématique du patriarcat mais dans un autre contexte, un autre moment de l’histoire


Propos de Xavier Legrand
Recueillis et retranscrits par Jean Stefanelli

 


A propos de Jean Stefanelli

Élevé dans une maison où l'on déguste des têtes de veaux sauce gribiche au doux son des bols tibétains, Jean a réussi à trouver son équilibre en matant 10 fois par semaine l'intégrale des contes de la crypte. Ses cheveux d'immigré italien se dressèrent sur sa tête le jour où il découvrit l'Enfer des Zombies de Fulci et c'est pourquoi aucune nouvelle histoire ne lui vient sans qu'il n'écoute Fabio Frizzi. Féru d'écriture et d'univers onirico-horrifiques, il réalise des films et emmerde son chef-op pour qu'il lui fasse une séquence à la De Palma dans Pulsions, mais bon, n'est pas Brian qui veut... Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riEIs

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