Dans la lignée de A Field in England (2013) et Kill List (2011), le britannique Ben Wheatley renoue avec le folk horror. Sous forte influence seventies, il replonge dans l’épouvante psyché pour parler de la mort d’un vieux monde bousculé par une pandémie. Présenter – en première française – en clôture des 10 ans du PIFFF, In The Earth est un petit bijou primitif et généreux qui prend une direction inattendue, pour plonger radicalement dans le pur délire psychotonique. Fortement déconseillé aux épileptiques…
2021, l’Odyssée de la forêt
Comme le dit si bien Fausto Fasulo – rédac chef de la revue Mad Movies – Ben Wheatley est un cinéaste “qui manie le sens de la surprise, du twist et de la rupture de ton”. La révélation Kill List (2011) avait déjà bien planté le décor avec ses trois films en un, où cohabitent de manière symétrique drame social, thriller fantastique et horreur. Au cours de sa carrière, le britannique n’a cessé de naviguer entre les genres. Avec son épouse, Amy Jump, ils collaborent régulièrement sur l’écriture de scénarios avant de lancer définitivement sa carrière au cinéma en tant que réalisateur avec Down Terrace (2009). En 2012, il s’occupe du segment “U Is for Unearthed” de l’anthologie The ABCs of Death (2012). Deux ans plus tard, il réalise les deux premiers épisodes de la saison 8 de Doctor Who. Mais il est bon de rappeler que le bonhomme a fait ses premières armes de réalisateurs sur une centaine de publicités et de vidéos virales, Il est l’un des héritiers de cette nouvelle visibilité proposée par internet qui a permis la démocratisation d’un média. C’est aussi au cours de cette transition milléniale qu’a émergé une nouvelle vague de found footage avec, en tête, Le Projet Blair Witch (Eduardo Sanchez et Daniel Myrick, 1999). Ainsi le petit Ben entre dans une ère où la technologie renforce l’aspect réalité et la violence d’impact du genre horrifique. Rajoutez à tout ça un développement massif des obsessions complotistes, combiné à la menace d’un dérèglement généralisé, très alourdi par le choc du 11 septembre 2001 – on vous invite à re-visionner la pub que Ben Wheatley a réalisé pour Atari… Ainsi, l’artiste démarre sa carrière dans une ère noire et pessimiste qui colle parfaitement à son profond amour pour Alan Clark et son cinéma social-réaliste des années 70 et 80, la toile numérique remplaçant les ondes télévisuelles. Clairement, Ben Wheatley a énormément d’influences cinématographiques. Dans ses interviews, il cite autant du divertissement d’exploitation intemporel – Evil Dead 2 (Sam Raimi, 1987), The Thing (John Carpenter, 1981), Zombie (Georges Romero, 1978), La course à la mort de l’an 2000 (Paul Bartel, 1975), Rusty James (Francis Ford Coppola, 1983) – tout en citant des références plus exigeantes, un cinéma d’auteur métaphysique – pas forcément aimable – comme Requiem pour un Massacre (Elem Klimov, 1985) ou les films de Lynch et de Tarkovski. Ces références se sentent dans son dernier essai, qui nécessite un vrai relâchement du spectateur pour pouvoir être pleinement savouré. In The Earth confirme à quel point Ben Wheatley a travaillé dur pour conserver un contrôle créatif, et ainsi amener le genre – comédie, action, policier, satire, etc. – loin des clefs, des codes, qui le verrouillent. Dans ces incursions dans l’horreur, il n’y a pas de jump scares mais de la violence psychologique, ce qui est bien souvent plus douloureux que la violence physique. Nous pouvons le considérer comme un sensualiste, un artiste adepte de culte et d’expression rituelle, soit de l’horreur métaphorique. Tourné avec un micro-budget en plein confinement, le Britannique s’est entouré d’un casting décalé. Il met en vedette Joel Fry – vu chez Danny Boyle – Ellora Torchia, Hayley Squires et Reece Shearsmith qu’il retrouve après High Rise (2015). Le pitch est simple : un virus fait des ravages (ça vous rappelle quelque-chose ?). En pleine troisième vague alors que le monde entier cherche un vaccin, un scientifique étudiant autour de la fertilité des sols et Alma, une gardienne de parc, entreprennent un périple au plus profond d’une forêt. Selon la légende de l’endroit, un nécromancien aurait jadis élu domicile en ces contrées boisées. Au cours de la nuit, leur périple devient un voyage terrifiant au cœur de l’obscurité, la nature prenant vie autour d’eux…
In the Earth s’apparente à un film d’horreur minimaliste mêlant considérations scientifiques et ésotérisme. Ben Wheatley mêle ainsi considérations sanitaires et enjeux actuels, avec cette approche particulière d’une nature primitive qui résiste. Dès A Field in England (2013) le cinéaste présentait un personnage moderne en errance dans un passé indéterminé, comme un apprentissage du Purgatoire. Cette première incursion dans l’horreur folk suggérait, déjà, comment la science, dans nos vies contemporaines, a remplacé la magie, ironisée par la religion. In The Earth le démontre via le nécromancien – Parnag Fegg, l’esprit du bois – un antagoniste obscur et indicible qui se joue d’une nature bien physique qui prend vie autour des personnages. La forêt ça se ressent, ce qui peut s’avérer violent pour de maigres esprits humains. Pour donner un visage à cette sensation, notre fonctionnement doit se détacher des mécanismes contemporains, là où l’arrogance conduit souvent à l’intolérance et à la panique. Ben Wheatley a d’ailleurs déclaré – lors de l’avant-première mondiale au festival du film de Sundance en janvier 2021 : “juste sous nos pieds, il y a tous ces réseaux complexes et parfaitement autonomes…”. Lors de la première et brutale agression nocturne de nos deux compagnons de route – une scène immersive, ponctuée de coups de flash stroboscopiques – on comprend qu’ils ne sont pas les bienvenus. Le lendemain, sans chaussures, ils vont devoir se reconnecter, pied à terre, pour s’en sortir. On sent l’influence du survival à la Délivrance (John Boorman, 1972) ce type de traque où l’on se sent observer sans savoir qui est réellement l’antagoniste. Plus tard dans le film lorsqu’Alma fera l’expérience abrupte de la pleine conscience, elle reviendra avec cette unique indication, “On dirait un être humain”. L’entité qui habite cette forêt est avant tout une créature inquiète pour sa survie. La seule solution est la cohabitation avec l’homme gourmand, d’où cette tentative de communication et de réconciliation. L’un de premiers intermédiaires que nous rencontrons est Zach, un ermite autonome qui secoure ses hôtes, puis les drogue avec une mixture aux plantes, et enfin les prépare comme offrande d’un étrange sacrifice aux “choses de la forêt“. Zach symbolise une approche qui ne fait plus l’unanimité dans nos sociétés modernes car ayant souvent trop entraîné ses adeptes vers la démence avec l’art et le culte, soit, l’idolâtrie. Le point de convergence de toute ces forces mystico-extra-sensorielles est représenté par un menhir : jadis, pourchassé par les hommes, Parnag Fegg se serait métamorphosé en cette matière originale pour perpétuer la survie de la Nature. Oui, mieux vaut ne jamais sous-estimer les grosses pierres. Pensez à Halloween III : Le Sang du sorcier (Tommy Lee Wallace, 1982) et son usine spécialisée dans la fabrication de jouet qui extrait une particule dévastatrice contenue dans une ancienne pierre sacrificielle venue des pays celtes. Evidemment, le souvenir du monolithe de 2001 : L’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968) est aussi convoqué. Car Kubrick ouvrait l’aube de l’humanité, l’avènement des premiers hommes, par cette rencontre surnaturelle entre des primates et une étrange tablette qui stimule leur conscience – l’appréciation de l’outil – et leur violence. En clair, le premier pas de la civilisation est induit par le meurtre.
Cette influence matricielle en réminiscence nous rappelle que Ben Wheatley est à inscrire dans cette génération de réalisateurs indépendants qui, à l’instar d’Ari Aster, Robert Eggers ou David Lowery chez A24, participent à l’émergence d’une horreur minimaliste, ancrée dans un prisme politique et tournée vers des considérations païennes et des thématiques conspirationnistes. “La nature reprend ses droits”, cela pourrait être le slogan caractéristique de cette veine de films à teneur écologique, contant l’exploitation inconsciente de l’être humain sur son environnement. On réveille des choses qui s’incarnent en possédant nos vulgaires carcasses. Un concept également appliqué dans The Feast (Gwledd) (Lee Haven Jones, 2021), autre film de la programmation du PIFFF qui s’attarde quant à lui sur la préparation d’un repas d’une famille aisée, venue s’isoler dans leur maison en pleine lande austère du Pays de Galles. En revanche, The Feast, lui, se situe plus entre Festen (Thomas Vinterberg, 1998) et un film clinique de Yorgos Lantimos, le tout rencontrant les grands thèmes de l’eco-horror. Dans tous les cas, une telle appréciation de l’horreur permet aux cinéastes d’étaler des questions qui n’attendent pas spécialement de réponses, entendez par-là de réflexivité. Aussi, The Wicker Man (Robin Hardy, 1973), au-delà de l’imagerie païenne, demeure à son tour une œuvre matricielle. Avec Kill List, Ben Wheatley concluait son thriller par une cérémonie dans les bois à base de potence et d’individus portant des masques en osier, armés de torches enflammées. Mais surtout, il reprenait au classique de Robin Hardy l’idée de complot, du piège latent qui se referme inéluctablement sur les personnages. C’est toujours le cas avec In The Earth, mais la magie ici ne relève plus uniquement du folklore, elle s’oppose directement à la science. En effet, puisqu’on assiste à une uniformisation du mode de vie contemporain, l’image fait partie de notre vie et le matérialisme conditionne la conditionne. Alors, via le folklore les gens reprennent goût à une forme de spiritualité, le retour aux païens apparaît comme la compensation d’une forme de désespoir et une critique du système matérialiste. Cette curieuse réplique de Zach l’ermite, qui a installé une chambre noire à développer dans son campement, prend tout son sens. Comme il le rappelle, “La photographie, c’est comme de la magie“. Comme toute technologie, le fonctionnement est loin d’être chose aisée… Dans la seconde partie de son film, Ben Wheatley opère une rupture. L’ésotérisme re-côtoie un autre genre qui lui fait de l’œil, le cosmic trip. In The Earth se donnerait presque l’apparence d’une production sci-fi lo-fi esthétiquement chiadée et à la complexité artificielle. Dans le programme du PIFFF, on peut lire cette comparaison pertinente :“A la croisée de son English Revolution et du Annihilation d’Alex Garland, In The Earth navigue dans une science-fiction bricolée d’où surgissent des anomalies”. La référence ne saute pas yeux instinctivement. Et pourtant, Natalie Portman en médecin ,militaire, spécialiste du dérèglement mental, qui va traverser une bulle pour explorer une forêt psychédélique, voilà un concept très peu éloigné d’In The Earth. Nous avons affaire ici à deux aventures sous psychotrope, avec un crescendo de décors troubles et transcendants. C’est ce qu’on attend de la science-fiction, et ce n’est pas Ben Wheatley – en bon adepte revendiqué de Blade Runner (Ridley Scott, 1982) – qui nous contredirait. Son dernier essai renoue en un sens avec le caractère hybride de la SF, un genre qui se nourrit constamment des autres. Rappelons que la science-fiction des années 60 était très raccordée à cette culture ésotérique. Le but était commun : ouvrir les portes de la perception…
Sur le plan esthétique, Ben Wheatley adhère complètement au psychédélisme de cette époque. Dans A Field in England il y a ces séquences au montage “fast cut psychedelic” – des enchaînements rapide de plans tirant vers l’abstraction. Le cinéaste construit ces séquences comme un collage de choses, de bribes de mémoires qui s’entrechoquent dans différentes réalités. Ceci rappelle les vidéo-clips des 90s et leur rythme très rapide qui jouait avec la persistance de la vision. Pour cela, l’influence de Massacre à la tronçonneuse (Tobe Hooper, 1974) est bien sûr évidente : le chef-d’œuvre de Hooper est un trip insaisissable d’images, on y voit des araignées dans une pièce, des os, un poulet. Le contenu graphique créée une atmosphère oppressive. In The Earth, lui, est une culmination, un cheminement personnel, où l’on ne peut trouver une réponse scellée. Visuellement, il y a une vraie combinaison de couleurs, de sons et de lumières, soulignons ce très beau cadrage scope et un soin apporté à l’image, notamment dans le grain. En fait, l’intelligence de Ben Wheatley réside dans son interprétation contemporaine du “Malleus Maleficarum” – l’ignoble “Marteau des sorcières” datant du XVIIIe siècle, décrivant Sabbat et rituels des ensorceleuses. Mais les tambours bruts et les flammes sont dorénavant remplacés par des grosses enceintes et des pulsation lumineuses sous projecteurs haute watt : oui, Lucifer, le Dieu de la lumière, est en constante évolution. Sur le plan sonore, on se laisse pénétrer par des fréquences sensibles, portes entrouvertes vers une communication invisible. Ce procédé n’est pas sans rappeler l’aliénante note sourde de Irréversible (Gaspar Noé, 2003) utilisée dans le plan-séquence de descente aux Enfers dans le Rectum. Aussi, l’immersion d’In The Earth est appuyée par sa B.O. électronique, composée par Clint Mansell, réputé pour sa collaboration avec Darren Aaronofsky – Requiem for a Dream (2000), The Fountain (2006), Black Swan (2010). Tout cela étant, le long-métrage se mue progressivement en pure expérience fissurée, jouant avec les limites de l’esprit. Cette aventure forestière correspond à l’exploration de cette faille. Re-citons une ultime fois la séquence de traversée dans la brume d’Alma, la gardienne forestière, équipée d’une combinaison, masquées et gantées. Celle-ci opère un tourbillon de sensations vertigineuses intenses. Avec une stimulation extra-auditive et visuelle aboutie, In The Earth atteint la puissance d’œuvres aussi colorées que l’Inauguration of Pleasure Dome (Kenneth Anger, 1954), Color out of Space (Richard Stanley, 2019) ou – tiens donc – Lux Aeterna (Gaspar Noé, 2019).