Chevauchée avec le diable


Avant Tigre et Dragon (2000), Hulk (2003), Le Secret de Brokeback Mountain (2005) ou L’Odyssée de Pi (2012), Ang Lee proposait Chevauchée avec le Diable (1999), une grande fresque historique retraçant les heures sombres de la guerre de Sécession. Film sabordé par Universal Studios en son temps et qui nous revient aujourd’hui dans une édition concoctée par Elephant films. L’occasion de redécouvrir cette pépite méconnue du cinéaste taïwanais…

Une foule d'hommes à cheval, tous tournés vers la même direction, comme s'ils attendaient, en tenue de ville et chapeau, dans le film Chevauchée avec le diable.

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Missouri Burning

Le visage de Tobey Maguire, songeur, ressort d'une foule de visages en chapeaux, comme s'il était éclairé particulièrement par le soleil ; plan issu du film Chevauchée avec le diable.

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Ang Lee est ce que l’on peut appeler un cinéaste éclectique ! Au travers sa riche filmographie, il aura abordé la chronique de mœurs avec Garçon d’honneur (1993) et Salé, Sucré (1994) tournés en mandarin, et adapté Jane Austen avec Raison et Sentiments (1995), son premier projet en langue anglaise. Puis il s’est essayé au wu xia pian avec Tigre et Dragon, aux super-héros avec Hulk, au mélodrame déchirant avec Le Secret de Brokeback Mountain, au film de guerre avec Un Jour dans la vie de Billy Lynn (2016) ou à la science-fiction avec Gemini Man (2019). Une œuvre vaste et aux multiples facettes où il faut creuser, à première vue, pour trouver des motifs récurrents et une colonne vertébrale thématique. Pourtant, Ang Lee aura su profiter de tous les genres qu’il aura abordé pour développer des idées fortes dont l’émancipation de ses personnages de certains carcans sociaux, et apporter un regard juste sur la société quand elle est bloquée dans le passé et ses traditions. Au-delà de ses expérimentations formelles récentes, Ang Lee est sans aucun doute possible un cinéaste auteur. Quand il s’empare du roman de Daniel Woodrell, Woe To Live On (1987), Ang Lee approche donc un genre ô combien américain : le western. Dans les années 90, rares sont les cinéastes ayant osé l’aventure puisque le western n’en est clairement plus à son âge d’or. On peut citer Impitoyable (Clint Eastwood, 1992), évidemment, Wyatt Earp (Lawrence Kasdan, 1994) ou encore Mort ou vif (Sam Raimi, 1995). Mais nous sommes très loin du rythme effréné des années 50, 60 ou 70, lorsque les westerns inondaient les écrans du monde entier. Les studios savent alors le risque que représente la production d’un western dans ce contexte, et cela peut en partie expliquer la sortie chaotique de Chevauchée avec le Diable. Quitte à miser sur un film de cowboys, Universal espèrera un produit épique avec de l’action, mais Ang Lee leur offrira un film intimiste où la grande Histoire ne sera finalement qu’une toile de fond, un prétexte pour développer ses thèmes de prédilection… Chevauchée avec le Diable suit le personnage de Jake Roedel (Tobey Maguire), fils d’immigrés allemands très modestes, qui a vécu toute sa vie en compagnie de Jack Bull Chiles (Skeet Ulrich), fils de riches planteurs sudistes. Lorsque des milices unionistes assassinent le père de Jack Bull, les deux amis d’enfance s’engagent auprès des Bushwhackers, des miliciens pro-sudistes hors-la-loi. Moins par conviction que par esprit de vendetta, ils sillonnent le sud du pays pour assassiner les yankees et ceux qui seraient tentés de rejoindre leur cause abolitionniste. Ils rencontrent une multitude de personnages, parfois inquiétants, dont George Clyde (Simon Baker) et Daniel Holt (Jeffrey Wright), un ancien esclave désormais affranchi qui sert la cause sudiste par simple amitié pour Clyde. Au gré des affrontements, Roedel et Holt se retrouvent isolés, réfléchissant aux raisons qui les ont poussés à s’engager dans une guerre dont ils ne comprennent plus la logique.

Tobey Maguire soucieux, en costume de la fin du XIXème siècle sur le perron de sa maison, le bras contre une poutre, dans le film Chevauchée avec le diable.

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Les États-Unis ont toujours documenté leur Histoire à travers le cinéma : en tant que jeune pays, il a écrit son roman national à coup d’œuvres filmiques. Dès 1908 apparaissent des bobines racontant cette fameuse guerre de Sécession si traumatique. Parmi les plus notables, on retiendra Naissance d’une nation (D.W. Griffith, 1915), grande fresque nationaliste et raciste, Le Mécano de la « General » (Buster Keaton & Clyde Bruckman, 1926), Autant en emporte le vent (Victor Flemming, 1939), La Charge victorieuse (John Huston, 1952), Les Proies (Don Siegel, 1971) ou encore la série fleuve Nord et Sud (Richard T. Heffron, 1985-1994). Comme cette page de l’Histoire étasunienne est encore une blessure qui explique, entre autres raisons, les deux visages d’une Amérique bipolaire, rares sont les films relatant la période à avoir été nuancés. De par son choix narratif, Chevauchée avec le Diable nous entraine dans les tréfonds de la pensée sudiste, aux côtés d’un héros, Jake Roedel, auquel on a d’abord bien du mal à s’attacher tant il fait montre de racisme, d’idéaux pas franchement recommandables. Puis, peu à peu, Ang Lee nous montre un personnage qui n’est ici, dans cette lutte fratricide, que par amitié profonde et qu’il aurait aspiré à autre chose. Le revirement ne s’opère pas en une scène mais sur toute la durée d’un récit qui prend le temps de ne pas juger ses personnages les plus idéologiquement aveuglés. C’est la force de Chevauchée avec le Diable, et sa singularité : être nuancé et juste là où nous pensions tout connaitre de ce conflit. Le film ne cherche évidemment pas à justifier ou excuser la pensée esclavagiste des Sudistes, mais elle montre aussi les dérives des Unionistes, et le fait que pour beaucoup, cette guerre n’était soit qu’un prétexte pour déployer toute sa violence, soit un dédale dans lequel des gamins sans idées politiques se retrouvaient piégés. Le choix de Tobey Maguire pour incarner Roedel prend d’ailleurs tout son sens à mesure que le récit avance : sa juvénilité d’alors et son côté hébété soulignent à la perfection l’idée qu’il n’a rien à faire ici, et que c’est un concours de circonstances qui l’a amené à s’engager d’un côté plutôt que de l’autre. Mais le cœur du film réside dans le personnage de Holt, parfaitement joué par le grand et précieux Jeffrey Wright. D’abord considéré comme un parasite par les Confédérés puisque noir, il gagne leur respect et s’affirme jusqu’à une scène déchirante où il livre enfin le fond de sa pensée sur cette guerre. Lui aussi n’est là que par fidélité à son ancien compagnon de route, mais aspire à une autre vie. Ang Lee n’a pas son pareil pour filmer ce genre de séquences intimistes où deux personnages se révèlent aux yeux des spectateurs, que l’on retrouvera notamment dans Le Secret de Brokeback Mountain. En cela Chevauchée avec le Diable s’inscrit complètement dans la filmographie de son réalisateur, comme Ennis Del Mar et Jack Twist dans le film de 2005, Monsieur Yee dans Lust, Caution (2007) ou même Bruce Banner dans Hulk, Jake Roedel s’extirpe devant nous de sa condition initiale et s’affirme dans une société déchirée entre tradition et modernité. La mise en scène classique voire académique du cinéaste va dans ce sens. La belle photographie de Frederick Elmes, fidèle de David Lynch, rend un hommage évident à toute l’imagerie du western américain. Grand espace, gunfights et batailles élégamment filmés, couchers de soleil… Nous sommes en terrain connu, et Ang Lee en profite pour tordre le cou à nos acquis. Les batailles accouchent de séquences quasi anti-spectaculaires qui mettent surtout en avant la bêtise et les bas instincts de l’homme. Chevauchée avec le Diable est donc un western qui n’en est pas un, où les cowboys glorieux d’hier doutent et questionnent la grande Histoire des États-Unis. Un film magnifiquement interprété par toute une galerie d’acteurs stars de l’époque comme Skeet Ulrich qui n’aura décidemment pas connu la carrière qu’il méritait, et par de futurs grands noms venus passer une tête comme Mark Ruffalo ou un Jonathan Rhys-Meyers très inquiétant. La chanteuse Jewel Kilcher s’en sort également avec les honneurs dans le seul rôle féminin du long-métrage, Sue Lee, mettant en exergue l’absurdité du conflit.

Blu-Ray du film Chevauchée avec le diable édité par Elephant Films.L’édition Blu-Ray qui est sortie en juin 2023, si elle est garnie de bonus intéressants sur la conception du film avec des images inédites du tournage et quelques interviews, n’est en revanche pas tout à fait à la hauteur puisqu’elle ne propose qu’un upscaling de l’édition DVD datant du début des années 2000, là où la très belle édition Criterion repartait du négatif original pour proposer un nouveau master de toute beauté. De même, le fait que la version originale ne bénéficie que d’une piste audio en stéréo est assez incompréhensible puisque la version française est proposée en 5.1 et que l’édition DVD de 2002 proposait la piste anglaise en 5.1 également… L’édition Criterion proposait aussi le film dans sa version longue, agrémentée de dix minutes supplémentaires non négligeables, qui accentuaient le conflit intérieur du personnage de Tobey Maguire. L’édition proposée par Elephant Films est néanmoins nécessaire puisque sur le territoire français, elle demeure la meilleure manière de redécouvrir Chevauchée avec le Diable qui, si elle n’est pas la plus connue des réalisations d’Ang Lee, mérite largement d’être reconsidérée à une époque où les États-Unis traversent une crise identitaire directement héritée des plaies non refermées du pays.


A propos de Kévin Robic

Kevin a décidé de ne plus se laver la main depuis qu’il lui a serré celle de son idole Martin Scorsese, un beau matin d’août 2010. Spectateur compulsif de nouveautés comme de vieux films, sa vie est rythmée autour de ces sessions de visionnage. Et de ses enfants, accessoirement. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNJuC

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