Présenté en séance d’ouverture du festival Grindhouse Paradise de Toulouse et déjà passé l’an dernier par L’Étrange Festival, Hunted (Vincent Parronaud, 2021) est un survival forestier balisé par des concepts connus du rape and revenge – l’histoire d’Eve, jeune femme victime d’un maniaque qui la poursuit à travers une immense forêt pour en faire la star non-consentante de son prochain snuff movie – mais qui surprend par ses pas de côté vers une représentation fantastique proche du conte.
Promenons-nous dans les bois pendant que le loup n’y est pas
Quand nous nous rendons dans la salle, nous savons ce que nous allons voir. Rien que l’affiche nous l’affirme haut et fort, « Deux serial killers, les bois, Eve ». Nous allons encore avoir le droit à une pauvre victime fuyant des psychopathes et peut-être éventuellement à un retournement de situation où « la gazelle » se transforme en lion. Pourtant, Hunted commence autour d’un feu, avec une matriarche qui raconte – probablement à sa petite fille – une histoire de loups et de jeune femme en détresse se dressant contre ses agresseurs, telle une Princesse Mononoké (Hayao Miyazaki, 1997), maîtresse de la nature. Ce petit conte animé telle une bande dessinée nous affirme que le réel va probablement être parasité ici par la magie. Il pose les bases d’une œuvre troublante, différente du genre balisé du survival/rape and revenge habituel. À cette introduction animée s’ensuit un brusque retour à la réalité, avec cette fameuse Eve, dans une longue scène d’une insoutenable angoisse avec ses ravisseurs qui la regardent, la reniflent et tentent de la séduire pour finir par la traquer, l’encercler, prenant un malin plaisir à lui faire peur, pour finalement parvenir à l’enfermer dans le coffre de leur voiture.
L’image est sombre et les couleurs sont froides, ce filtre bleu se déverse sur l’écran, faisant ressentir une claustrophobie étouffante alors que la majorité des plans se déroulent en plein air. Au milieu de cette ambiance glaciale, seule persiste l’immuable veste rouge de l’héroïne, qu’elle ne quittera jamais. Cette couleur chaude qui ressort violemment à l’image nous rappelle immédiatement la couleur du sang et toute la violence symbolique qu’elle transporte. Mais nous pensons aussi – à la lueur du conte raconté précédemment – à la figure du Petit Chaperon Rouge, poursuivie par un loup affamé au cœur de la forêt. Entre recours aux codes de représentation du conte et évidente parenté au sous-genre du rape and revenge, on pense alors être en capacité de dire avec certitude ce qui va se passer. Et pourtant, c’est peu de dire que l’on ne pouvait que difficilement imaginer l’amplitude du mélange des genres qui nourrit Hunted et va finir par créer un vrai feu d’artifice de stupéfaction. Avec ses images âpres à l’aspect presque documentaire, la photographie épouse l’univers propre du tueur : aspect froid et réaliste, sans émotion. À l’inverse, les paysages deviennent doux, cotonneux, presque picturaux, lorsque l’on se rapproche d’Eve. Ces plans où elle est en symbiose avec les animaux semblent presque irréels, teintés de merveilleux et d’imaginaire. Lorsque ces deux personnages se rapprochent ou se touchent, fatalement, leurs univers visuels aussi, ce qui fait qu’au fur et à mesure du film, quand la distance entre eux s’amoindrit, on ne sait plus vraiment si nous sommes plongés dans la réalité ou dans l’imaginaire, ce trouble ainsi créé nourrit le long-métrage et lui donne tout son intérêt et sa singularité.
La réalité s’impose lorsque l’on découvre les réelles motivations du maniaque : réalisateur visiblement raté qui n’a que pour unique objectif de faire des snuff movies, supposément le genre le plus «réel » du cinéma. Ce tueur de femmes est aussi un assassin de l’imagination, car il ne connait qu’une seule manière de filmer. C’est aussi pour cela qu’il ne comprend pas le monde d’Eve et qu’il n’arrive pas à y entrer, même si au final, dans ces derniers plans mémorables, il est subjugué par l’aura divine de sa victime. Mis à part son objectif, nous ne savons rien sur lui, même pas son nom. Seule Eve possède une véritable identité dans Hunted. C’est plutôt logique, car elle est l’héroïne de ce conte. Comme si les personnages qui gravitaient autour d’elle n’étaient là que pour la révéler à elle-même, lui servir de faire valoir. Cependant, malgré tout ce flou autour de cet antagoniste malsain, on ne peut que saluer la performance de Arieh Worlthalter qui en fait un personnage humain complexe, mais aussi terriblement effrayant du fait de son instabilité constante. Si nous sommes au départ séduits par ses belles paroles il finit par ouvrir un peu trop grand la bouche pour montrer ses crocs. Comme le loup du Petit chaperon rouge, il se déguise en personnage innocent et insoupçonnable pour mieux acculer et dévorer sa proie toute crue par la suite. Il prend cette attitude presque schizophrène avec tous les êtres humains qu’il croise et tous tombent dans le panneau. Tous sauf ce « chasseur », pas dupe de son jeu qui va protéger la belle grâce à son arc et ses flèches, tel un prince de conte de fées.
Ce jeu du chat et de la souris va bien sûr finir par se renverser comme dans tout bon rape and revenge qui se respecte, avec ce moment charnière illustré par une image iconique d’une Eve au visage peinturluré de bleu telle un William Wallace de Braveheart (Mel Gibson, 1995) au féminin, prête à tout pour conquérir sa liberté. Cette complicité avec la nature qu’elle ne connaissait pas et qui lui donne une force surhumaine nous renvoie au conte initial, personnifiant encore davantage cette héroïne qui trouve aide et support grâce aux animaux qui l’entourent. Ce genre d’images renforce l’aspect fantastique du film et c’est probablement l’un des atouts de Vincent Paronnaud, le réalisateur, qui est à la base un auteur de bande dessinée. La mise en scène de Paronnaud transpire d’une foi dans l’image et dans l’imaginaire, chaque plan pourrait être un petit tableau peint sur le vif, si bien que le cinéaste semble dialoguer avec nous par le biais de l’image et non de la parole. La maîtrise constante des cadres et des lumières fait montre d’une culture picturale évidente, comme dans cette scène qui confronte les deux ravisseurs, l’un blessé au ventre et l’autre perplexe, faufilant un doigt dans la chaire sanglante. On ne peut s’empêcher de penser au tableau clair-obscur de Caravage L’incrédulité de Saint Thomas, symétrie presque parfaite de la scène avec Saint Thomas qui, ne pouvant croire à la résurrection de Jésus, glisse un doigt dans ses stigmates pour bien se prouver que ce retour est réel. Tel l’apôtre incrédule, cet homme n’a pas la foi. Il ne peut pas croire sans toucher, il ne se fie qu’à la réalité et son ressenti. On retrouve aussi une référence biblique avec Eve, nom de la première femme sur terre, mais surtout de la femme pécheresse, qui se laisse séduire par le serpent. Elle tentera de lui échapper dans ce jardin d’Eden en gardant la foi en elle-même et en ce qui l’entoure, réel ou pas. Le spectateur lui-même ne saura plus à quoi se fier et il ressortira de cette expérience avec des interrogations et des frissons, mais incapable de faire un résumé précis de ce qu’il a vu. Qu’importe, il retiendra surtout que ce petit bout de femme restera une vraie force de la nature, silhouette à la fois brumeuse et tangible, petit éclat rougeoyant qui se détache sur l’horizon. Lucie Debay incarne à la perfection cette fragilité teintée de force, avec sa blondeur pleine de candeur où transperce un regard bleu acier déterminé.