Shakespeare’s Sh*tstorm


Annoncé comme le dernier film de la carrière prolifique de son fou fieffé réalisateur, Shakespeare’s Sh*tstorm (2020) permet à Lloyd Kaufman de revisiter à nouveau l’une des pièces maîtresses de l’auteur britannique après son Tromeo et Juliet (1996). Ici c’est donc La Tempête qui se voit vitriolée par le trublion punk. Retour, dans le cadre de sa présentation en compétition à l’Etrange Festival, sur cette œuvre bien compliquée à aborder.

Tous les personnages de Shakespeare's shit storm en costume de soirée recouverts d'excréments, sur fond noir.

                                     © Troma Entertainment

Tempête dans un verre d’eau croupie

Si la place centrale que l’écurie Troma Entertainment a acquise dans le giron du cinéma bis – voir même de la série Z – n’est plus à discuter, son succès damné, sa réputation à mettre en branle les conventions morales et conformistes, nécessite d’être régulièrement ré-actualisée au regard des époques que le studio traverse. Fruit du Reaganisme (1981-1989), le cinéma de Troma sous la houlette de son fou furieux héraut qu’est Lloyd Kaufman entendait alors dynamiter l’hyper-conservartisme de la droite américaine de l’époque. Ainsi, dans ses premiers faits d’armes, Troma s’imposa comme le porte-étendard et le porte-voix d’une partie de l’Amérique, inquiète des dérives du capitalisme et de l’hyper-consommation, anti-militariste, anti-nucléaire, sonnant l’alarme sur le fossé qui se creusait (déjà) entre les plus riches et le « petit peuple ». Comme beaucoup de cinéastes qui lui sont contemporains, Kaufman a donc été le fer de lance d’un cinéma jugé déviant car plus intéressé à montrer la part sombre et désœuvrée des États-Unis – le fameux New-Jersey, théâtre de la majorité de ses films, et la ville fictive de Tromaville en sont les emblèmes – portant la crasse, la merde, le sperme et le sang au rang d’œuvre d’art. La démarche nihiliste et jusqu’au-boutiste des premiers Troma n’en était pas moins résolument militante, engagée. Et plus précisément à gauche de l’échiquier politique, là où se trouvait, habituellement (on y reviendra) ceux et celles qui défendaient les marginaux et l’éclatement des conventions conservatrices. Même si Lloyd Kaufman s’est toujours présenté comme un trublion plus qu’un militant politique, plus volontiers anar’ que gauchiste, son cinéma demeurait néanmoins l’une des représentations les plus progressistes (sur certains points, là aussi, on y reviendra) de son époque.

Un groupe d'hommes et de femmes souillés par des excréments font face à trois prostituées, dont l'une est en fauteuil roulant, scène du film Shakespeare's Shitstorm.

                                     © Troma Entertainment

A ce titre, le long-métrage slogan de Troma Entertainment demeure très certainement The Toxic Avenger (Lloyd Kaufman & Michael Hertz, 1985), variation potache des récits super-héroïques très en vogue depuis longtemps dans les librairies mais pas encore (alors) sur les écrans. Le film positionne immédiatement Troma à la face B du Hollywood policé de l’époque, une sorte de version altéréee, un ver dans la grosse pomme. D’un côté, le New-York rutilant des grattes-ciel et la Californie de l’American Dream, de l’autre un New-Jersey poisseux et une Amérique abandonnée à sa misère. Néanmoins, très vite, malgré les prises de paroles de son emblématique mascotte et grand manitou (producteur-acteur-réalisateur) l’entreprise Troma va s’entacher de nombreuses désillusions et contradictions. A commencer par les conditions de travail sur ses plateaux de tournage, largement décriées par de nombreux collaborateurs de la firme. Ainsi, on relate que Kaufman serait bougre jusqu’à ne pas payer les gens qu’il embauche, faire miroiter à des aspirant.es comédien.nes le rêve hollywoodien en chassant des têtes (et des corps) à la sortie des écoles d’acting, faire vivre l’enfer à ses équipes sur les plateaux – et je cite pour cela un excellent article de nos confrères de Nanarland qui énumère les quelques faits imposés aux collaborateurs de Troma, relatés au fil des ans : « dormir à même le sol, se nourrir exclusivement de sandwich au fromage, faire ses besoins dans des sacs en papier ». Ainsi, assez rapidement, les grands discours de Lloyd Kaufman dénonçant la mainmise des puissants contre les opprimés, de « ceux qui ont l’argent contre les désœuvrés », s’effritent quelque peu, tant l’entreprise Troma ne se révèle pas un modèle vertueux, bien au contraire.

Manifestation féministe dans le film Shakespeare's Shitstorm.

                                © Troma Entertainment

Cette contradiction structurelle et ses dérives connues de longue date ne peuvent en aucun cas être oubliées quand on entend arpenter n’importe quel film de l’immense catalogue de Troma. Et c’est peut-être encore plus le cas avec ce Shakespeare’s Sh*tstorm (Lloyd Kaufman, 2020) annoncé comme le chant du cygne programmé de son auteur. Un grand bal d’adieu qui sous ses apparats de farce nihiliste, raisonne une nouvelle fois tout particulièrement avec son époque. S’il fallait dresser un portrait d’un cinéma de l’Ère Trump – et promis, on y viendra bien tôt, quand il sera l’heure de tirer un premier ou définitif bilan – cette dernière production Troma serait une pièce, non pas maîtresse, mais relativement structurelle tant elle condense assez étonnamment toute la confusion de l’époque. Car de toute évidence, les désœuvrés de la politique de Reagan comme de tous ceux qui lui ont succédé – exception faite éventuellement du mandat d’Obama, ça se discute peut-être, mais pas en ces lieux – ceux-là même que le cinéma de Troma entendait défendre et mettre en exergue dans les années 1980, se sont trouvé un porte-voix plus ou moins inattendu en la personne de Donald Trump. L’anti-conformisme, l’indécence revendiquée, la gouaillerie, l’anti-politiquement correct sont autant de revendications qui ont ainsi été confisqué par le camp (les Républicains) qui jadis les conspuait et les combattait. Le hold-up populiste que représente ainsi l’accès à la présidence des États-Unis d’un milliardaire mégalomane est digne d’un scénario de farce à la Troma. Même si Kaufman s’est toujours comporté en fervent ennemi de la politique de Trump, étant même l’une des personnalités s’étant déclarées partisan de la politique socialiste de Bernie Sanders, les productions de l’écurie Troma résonnent bien étrangement dans le contexte actuel. Dans Shakespeare’s Sh*tstorm, Lloyd Kaufman adapte une nouvelle fois shakespeare après Tromeo and Juliet (1996)  s’érige en figure démiurgique et vengeresse, biologiste conspué par ses confrères de l’époque – et notamment par les lobbys pharmaceutiques – pour avoir dénoncé l’hypocrisie de l’industrie des médicaments. Bien décidé à prendre une revanche sur la vie et ses vieux ennemis, il entreprend de déverser littéralement un torrent de merde sur tout et tout le monde : des milliardaires cocaïnés aux dictateurs étrangers, en passant par les ayatollah désignés de la bien-pensance, ceux que l’on nomme désormais communément les Social Justice Warrior. Fidèle à ses principes, Kaufman leur promet un traitement bien particulier à base, principalement, de rafales de fluides corporels en tous genre.

Dans une boîte de nuit, des personnages étranges, aux costumes bizarres - dont l'un d'eux déguisé en pénis - sont avachis sur une banquette dans le film Shakespeare's shit storm.

                                 © Troma Entertainment

Mais là où l’on tique davantage, c’est que le discours qu’emprunte assez généralement le long-métrage trouve actuellement plus écho dans la bouche de Donald Trump que de Bernie Sanders. Lloyd Kaufman, par l’entremets de son double de fiction se fait même donneur de leçon, tirant à boulet rouge sur les néo-militants et un à un, sur tous les mouvements sociaux du moment du récent black lives matter aux revendications féministes de #metoo et des Pussy Hat, de Occupy Wall Street, aux militants de la cause animale, en passant par la communauté LGBTQ. Tous accusés de « pleurnicheries auto-centrées », ils connaîtront le même type de jugement que les puissants : du torrent de merde en passant par le viol par des mutants poulets-bites. Profondément nihiliste, le film se fait porte-voix d’une autre forme de bien-pensance contemporaine qu’est justement « l’anti-bien-pensance » ciment des idées nauséabondes de l’extrême-droite, et ce, aux quatre coins du monde. La réponse de Kaufman à tous ces mouvements qui, chacun à leur façon, réclament respect et reconnaissance, est de les renvoyer à leur aveuglement collectif, à leur nombril, tout en s’amusant à faire perdurer, de façon plus que provocatrice, ces vieux clichés aujourd’hui discutés. Si Troma Entertainment a toujours fait son beurre sur l’appétit d’une certaine frange du public masculin pour les filles dénudées et les blagues bas du front/haut du pantalon, ici, la majorité des protagonistes féminines sont réduites à des « putes à crack ». Un seul personnage féminin sort quelque peu du lot – celui de la fille de Kaufman – jeune fille aveugle qui découvre et revendique son droit au plaisir, tout en étant souvent placée dans des situations délicates du fait de son handicap. Le fait que cette jeune femme soit aveugle devient alors un argument de facilité pour la mettre dans des quiproquos dans lesquels les hommes vont profiter de sa cécité pour pouvoir la violer. La légèreté et la grivoiserie avec laquelle les séquences sont présentées, censées nous faire rire, fait plutôt grincer des dents et lever les yeux au ciel. D’ailleurs, lors de cette projection à l’Etrange Festival, son public – pourtant traditionnellement volubile quand il s’agit de s’esclaffer de rire pour ce genre de choses – a été relativement peu réceptif. Est-ce le triomphe d’une pudibonderie réactionnaire ou au contraire un refus érigé de cautionner les derniers soubresauts de vieux croûtons revendiquant cette « liberté d’importuner » chère à notre grande Catherine Deneuve ? Difficile d’y répondre. Peut-être a-t-on passé l’âge – au deux sens du terme – de cautionner l’idiotie sexiste, de rire d’une verve érotique à sens unique, d’être partie prenante d’une forme de revendication libertaire qui est aujourd’hui revendiquée par des vieillards empâtés, défendant leurs vieux privilèges face à la marche progressiste du monde. Le discours de Lloyd Kaufman devient alors bien difficile à humer, tant son fumet transporte avec lui une autre forme de conservatisme qui ne dit pas son nom.


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY

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