Dans la foulée de ses ressorties estivales de classiques, parmi lesquels Elephant Man (David Lynch, 1980) ou Crash (David Cronenberg, 1996) et en attendant l’Inversion Intégrale d’Irréversible (Gaspar Noé, 2020), Carlotta Films nous emmène en vacances à Almanzora, où est exhumé avec Les Révoltés de l’an 2000 (Narciso Ibáñez Serrador, 1976) une histoire cruelle, horrifique, et contestataire.
Enfants du destin
C’est sur un générique glaçant que s’ouvre Les Révoltés de l’an 2000, promettant aux amateurs du genre un spectacle sous les meilleurs auspices. Glaçante, cette ouverture l’est à deux niveaux : d’une part, elle est ponctuée de rires d’enfant, tranchant littéralement avec la musique ou la voix-off inaugurale. Cette alchimie entre l’épouvante et l’apparente candeur des enfants n’est plus à prouver, tant les exemples d’enfants démoniaques, d’enfants possédés et/ou malmenés sont légions dans le cinéma d’horreur. Toutefois, on peut souligner qu’à l’époque de la sortie de Les Révoltés de l’an 2000, L’Exorciste (William Friedkin, 1974) vient certes de sortir, prêt à déblayer cette voie-là, mais les slashers avec des prédateurs de jeunes adultes ou les enfants démoniaques se font néanmoins encore rares au cinéma. Même Les Enfants du maïs, nouvelle fondatrice de Stephen King en la matière, ne sera publiée qu’un an après la sortie du film de Narciso Ibáñez Serrador sans qu’il y ait pour autant de filiation clairement établie entre les deux œuvres.
Mais cette digression n’était que la première composante de l’angoisse générée par le générique. Car celui-ci n’est pas uniquement ponctué de rires d’enfants assez glauques, mais aussi d’images et vidéos d’archives des grands conflits du siècle, avec une insistance particulière sur les enfants, désignés comme les principales victimes de ces affrontements. Comme une fresque historique de la cruauté des Hommes à l’attention des enfants, on passe des horreurs de l’Holocauste, aux guerres de Corée, du Viêt Nam, ou encore du Biafra. Ces deux éléments qui composent ce générique cristallise tout l’enjeu des Révoltés de l’an 2000. Ces images mises en avant dans ce générique ont un sens : la jeunesse est toujours la plus grande perdante de ces conflits en tant que population fragile, mais la défaite est d’autant plus cruelle que les enfants n’ont jamais leur mot à dire dans ces guerres, tandis qu’ils en sont d’impuissantes victimes. C’est dans ce sens qu’il faut prendre le titre du film dans sa version originale : ¿Quién puede matar a un niño?, littéralement « Qui peut tuer un enfant ? ». Question rhétorique et ironique, la réponse étant immédiatement donnée dès le générique. À cette interrogation, la réponse des enfants s’organise, délaissant cette position de prime abord victimaire. Les rictus prennent alors tout leur sens, comme annonciateurs d’un plan machiavélique, d’une vengeance savamment orchestrée.
C’est sur les deux protagonistes principaux, un couple de touristes anglais, Tom et Evelyn, en congés sans leurs progénitures sur la côte espagnole et bien décidés à passer leurs vacances sur l’île d’Almanzora, que le courroux des enfants va s’abattre. S’y trouve une île vide, où l’accueil du couple, pas des plus hospitaliers, sera orchestré par ces enfants silencieux, à la présence quasiment fantomatique. Ces enfants bougent peu, sont le plus souvent statiques, qu’ils agissent seuls ou en nombre. Leur mise en scène et leurs mouvements, tout en retenue, rappelle celle des Oiseaux (Alfred Hitchcock, 1963), impassibles et patients avant de fondre sur leurs proies. Une forme presque de pudeur qui accentue l’aspect glaçant de la menace qui pèse sur Tom et Evelyn, déjà mise en exergue par sa nature même, en apparence inoffensive. Car les enfants sont un vrai danger, susceptibles d’aller loin dans l’horreur. Ils tuent, manipulent d’autres enfants – voire des adultes avec leurs visages angéliques – et font preuve d’une terrifiante pugnacité quand il s’agit de se débarrasser de ces adultes. Mais ce spectacle horrifique, aussi réjouissant soit-il, n’est pas gratuit. Il s’inscrit dans une vraie démarche politique, une revanche sur des siècles de violences systématiques. Une contestation impitoyable d’une histoire mondiale, jonchée de cadavres, qu’ils n’ont jamais pu écrire, si ce n’est de leur sang.
Sous son écrin contestataire, se cache une réelle ambiguïté morale. Dans ce film, la menace n’est pas un monstre, un tueur en série, ou tout autre figure pour laquelle le spectateur n’aurait aucune empathie. Il s’agit d’enfants. La question originale du film, « qui peut tuer un enfant ? », s’adresse alors tout autant aux personnages principaux, des touristes sans histoires, sans héroïsme exacerbé, qu’au spectateur. Le récit parvient à détourner l’empathie naturelle que l’on aurait envers les enfants, pour la diriger vers Tom et Evelyn. Impossible de ne pas être touché par ce couple lambda sur qui le malheur s’abat. Un malheur au visage enfantin qui n’est pas sans rappeler les tumultes que traversent le couple Baxter de Ne vous retournez pas (Nicolas Roeg, 1973). Les Révoltés de l’an 2000 semble offrir une expérience en miroir à celle de Ne vous retournez pas. Là où ce dernier s’articule autour de la perte d’un enfant, comme l’élément déclencheur d’une chute psychique, le film de Serrador s’articule autour de la lutte « contre » des enfants. Si le couple chez Roeg est bousculé dans son deuil, chez Narciso Ibáñez Serrador, il l’est dans sa morale. Car qui ne se résoudrait pas à tuer un enfant, en ultime recours, si celui-ci venait à s’attaquer à notre famille, à notre intimité ? Tom et Evelyn, comme le spectateur, rechignent à cette idée, contournent le problème avant d’y être inéluctablement confronté, poussés dans leurs retranchements moraux, et même, sans trop en dévoiler, dans leurs retranchements les plus intimes. C’est dans cet interstice moral trouble et pourtant terriblement naturel que se situe Les Révoltés de l’an 2000 et ses personnages principaux. Les enfants sont autant terrifiants qu’il est moralement abject de souhaiter que les personnages, à qui nous sommes pourtant attachés, se débarrassent d’eux.
La démarche des Révoltés de l’an 2000 rappelle en un sens celle du cinéma de George A. Romero, où l’horreur fantastique n’est jamais qu’une parabole d’une horreur sociale et politique, bien réelle, d’autant que sa fin fait penser à La Nuit des Morts-Vivants (George A. Romero, 1968). Une filiation certes américaine, mais qui a su trouver écho dans le cinéma espagnol, tant le film évoque à différents degrés les travaux de cinéastes comme Bigas Lunas, Jaume Balagueró ou Alex de la Iglesia. Autant d’éléments qui invitent à découvrir sur grand écran – dans une copie restaurée – ce film d’horreur rare, pierre angulaire du cinéma fantastique et d’épouvante espagnol, dont la charge politique, tristement universelle, continue de résonner aujourd’hui.