City of Darkness


Pour un été de compétition internationale, l’habituellement féroce guerre estivale des grosses productions manquait de mordant cette année. Mais voilà qu’entre franchises en fin de vie et adaptations pétochardes rugit et bondit le City of Darkness de Soi Cheang. À peine échappé des séances de minuit de Cannes, ce petit cyclone hongkongais auto-destructeur tire dans tous les sens, enchaînant coups de génie et ramassages quasi-comiques, et laisse dans son sillage un fabuleux bric-à-brac à ausculter.

Les quatre protagonistes de City of Darkness debout, côte à côte, prêts en découdre, dans un petit couloir dont les plafonds sont recouverts de fils électriques emmêlés.

© Well Go USA Entertainment

La Cité a craqué

Avant de s’éclater sur nos écrans, City of Darkness était d’abord le manhua (manga chinois) d’Andy Seto (2010). Une BD ultra-stylisée, ultra-macho, ajoutant la touche fantastique, épique et colorée de Final Fantasy (Square Enix, 1984) à un univers sombre de guerres de gangs perpétuelles, proche de celui du manga Crows d’Hiroshi Takahashi (lui aussi brillamment adapté par Takashi Miike en 2007). Quelques pages de ce manhua sous exta suffisent à se prendre une grosse baffe d’action épique, du genre qu’on adorerait voir à l’écran mais qui paraît impossible à produire. Et pourtant : dès sa publication dans les années 2000, les fadas martialistes du cinéma hongkongais se sont jetés dessus. On y voyait John Woo et Johnnie To à la réalisation, combinant leurs acteurs et actrices favoris pour former le tiercé gagnant de l’époque, Chow Yun-fat, Andy Lau, Anthony Wong, Tony Leung, Sun Honglei, Zhang Jingchu On y voyait même Nicolas Cage, James McAvoy ou encore Li Bingbing et Zhang Fengyi pour de petits caméos. Trop beau pour être vrai, le projet reste en suspens, jusqu’à ce que Derek Kwok, réalisateur proche de Stephen Chow, et Donnie Yen parlent de le récupérer en 2013. Mais le projet replonge dans l’enfer des écritures et réécritures, passant de main en main jusqu’à, enfin, parvenir à celles de Soi Cheang en 2021. Connu alors pour sa franchise Monkey King (n’est sacré réalisateur chinois que celui qui s’appropriera la légende du Roi Singe) puis pour Limbo (2021) et Mad Fate (2023), son cinéma ample mélangeant arts martiaux, éléments fantastiques et monde du crime semblait parfait pour récupérer la patate chaude. Plus que John Chong (producteur de la franchise Infernal Affairs 2002-2003) et Wilson Yip (franchise Ip Man 2008-2019) à la production pour cadrer le tout et le train d’enfer pouvait enfin quitter le quai.

Louis Koo en posture de combat, tenant un mixeur dans les doigts ; scène sous le regard d'un groupe d'hommes dans le fond du salon de coiffure, issue de City of Darkness.

© Well Go USA Entertainment

Tout ce foin en valait-il le tintouin ? Plus terre-à-terre que son matériel source, Soi Cheang ramène ces héros du manhuas dignes de personnages de Tekken (Namco, 1994) à une réalité plus sombre mais aussi plus accessible. City of Darkness nous raconte ainsi l’histoire de Chan Lok-kwan, interprété par Raymond Lam, un réfugié qui débarque à Hong Kong dans les années 80 et se retrouve catapulté dans le monde des triades qui dominent la ville depuis des dizaines d’années. Combattant acharné, Chan trouve refuge dans la citadelle de Kowloon, réelle enclave chinoise de cette ville alors colonie britannique, dont l’histoire est devenue légende : un quartier-ville fermé sur lui-même, où s’amoncelaient des myriades d’appartements et de commerces construits les uns sur les autres dans un labyrinthe de couloirs. 33 000 habitants, répartis sur à peine quatre terrains de foot, le tout dominé par les triades. Marginal lui-même, Chan se trouve une place, un foyer et même une famille dans cet enfer jusqu’à ce que son passé et le monde extérieur le rattrapent. Une structure efficace de scénario d’action qu’on retrouve dans l’Equalizer 3 d’Antoine Fuqua (2023) ou encore la Mission de Roland Joffé (1986). Sauf que pour une fois, l’arrière-goût moraliste du discours catholique sur la rédemption laisse place à la solidarité du collectif et sa capacité à adopter l’orphelin, et non réhabiliter le criminel. Tout pour plaire donc.

Malheureusement, le film ne tient pas sa barre. Soi Cheang ouvre pourtant avec l’un des premiers actes les plus impressionnants de l’année, dominé par une extraordinaire course-poursuite digne de (dépassant ?) celles de John Wick 3 (Chad Stalheski, 2019) ou de Casino Royale (Martin Campbell, 2006). On y retrouve tout l’art de la mise en scène des combats et de l’action pour laquelle le cinéma hongkongais est connu et révéré, avec des références ouvertes à son âge d’or : présence royale de Sammo Hung, bagarre du bus à impériale tirée du Police Story (1985) de Jackie Chan, close-combat de couloir à la Martial Club (1981) de Lau Kar-Leung… Le tout sur-boosté par les moyens et méthodes de tournages modernes. C’est riche, brutal, ingénieux, surprenant, à tel point qu’on a cru pendant quelques minutes assister à une révélation. Hélas, l’explosion foudroyante s’ensuit d’une trop sévère accalmie, un immense ventre mou où s’entremêlent divers axes narratifs, entre le buddy movie et le soap. Pas si mauvais en soi, mais que faire de toute cette adrénaline pompée dans nos veines grâce à ces premières minutes de folie ? Durant ce terrible apaisement, Soi Cheang prend bien le temps de nous concocter son dernier acte, pour finalement retourner celui-ci sur sa tête et nous offrir un final incongru. Sympathique dernier élan de folie ou décalage complet avec tout ce que le film a perdu son temps à construire, à chacun son ressenti. Globalement, on sent Soi Cheang hésitant. Le jeune maître fraîchement consacré oscille en effet entre la pure adaptation d’un manga impétueux en une production de genre divertissante et un désir plus personnel d’aborder des thématiques humaines et sociales plus profondes : migrants, zones de non-droits, résilience populaire, transmission intergénérationnelle… Et avec un décor pareil, on le comprend.

Un homme est accroupi, à l'affût, dans ce qui semble les couloirs souterrains d'une usine, dans le film City of darkness.

© Well Go USA Entertainment

La citadelle de Kowloon a en effet de quoi faire rêver n’importe quel cinéaste. Particulièrement ceux qui comme Soi Cheang ont grandi près d’elle, eux-mêmes issus de milieux populaires et de l’immigration, et se sont toujours senti outsiders à leur propre culture et milieu. Existant depuis la dynastie Song (X-XIIIème siècle), l’évolution de Kowloon durant le XXème siècle a marqué profondément la culture mondiale. Du squat post-seconde guerre mondiale à la zone d’accueil de réfugiés de la fin de la guerre civile chinoise, l’enclave est progressivement devenue une zone de quasi-non-droit, et ce pendant près de 50 ans. Cette gigantesque et dangereuse huître du crime, aux câbles enchevêtrés et aux espaces impraticables a alimenté des fantasmes à travers le monde, à commencer par la pop culture. C’est en effet elle qui accueille le Kumite, tournoi ancestral, sanglant et secret de Bloodsport (Newt Arnold, 1988). On la retrouve aussi concrètement dans Crime Story (Jackie Chan, 1993), dans le livre The Bourne Supremacy de Robert Ludlum (hélas, pas dans le film), dans le manga Crying Freeman de Kazuo Koike mais aussi les jeux vidéo Call of Duty : Black Ops (Treyarch, 2010), Deus Ex: Mankind Divided (Square Enix, 2016) et le magnifique Stray (Annapruna Interactive, 2022), bien que la ville ne soit qu’une inspiration dans ces deux derniers cas. Plus largement encore, Kowloon a inspiré la représentation dystopique des quartiers miséreux à travers le monde, devenant le pendant clos et ultra-condensé de la favela, ouverte et étendue sur le monde. C’est la japonaise banlieue de Newport City dans Ghost in the Shell (1995, Mamoru Oshii), les américaines Narrows de Gotham dans Batman Begins (Christopher Nolan, 2005), la française Banlieue 13 (Pierre Morel, 2004), l’indonésienne tour de The Raid (Gareth Evans, 2011), la britannique Kitchen (Daniel Kaluuya et Kibwe Tavares, 2023)… La fameuse no-go zone, le far west urbain, le real-life-dark-web qui terrifie les bons citoyens que nous sommes autant qu’il nous fait jaser, mêlant à nos yeux danger extrême et liberté totale.

Malgré ses errances narratives, City of Darkness parvient à dépasser cette représentation réductrice du quartier défavorisé. Par sa richesse de décors, d’ambiances et de personnages, le jugement malthusien est balancé par la fenêtre pour laisser Kowloon prendre vie. La forteresse sombre devient quartier vivant, grouillant d’habitants aux parcours et origines multiples, cohabitant grâce à des mécaniques et à une culture qui leur est propre. Le film parvient aussi à désamorcer son misérabilisme (pas toujours) en usant régulièrement de ses genres (néo-noir, crime, fantastique, super-héros…) et de son humour. On est appelé, comme chacun des habitants de ce complexe, à ne pas juger ce et ceux qu’on ne connaît pas, à laisser le temps et la liberté de faire preuve. Soi Cheang nous offre ainsi une ville à l’équilibre social aussi fragile que ses immeubles insalubres, qui se maintient pourtant à son propre rythme, indépendamment des grandes puissances incapables de la contrôler. Hélas dans notre monde capitaliste, c’est plata o plomo : ce qui ne peut être contrôlé est une anomalie à supprimer. Il est intéressant de voir que ce film hongkongais rejoint une tendance récente, mondiale mais particulièrement française, à traiter de la destruction des logements sociaux et de l’effacement de peuple et de cultures qu’elle implique (voir Bâtiment 5 de Ladj Ly, Gagarine de Jérémy Trouilh et Fanny Liatard, Vermines de Sebastien Vanicek ou encore la série Couronnes de Salif Cissé et Julien Carpentier). Ainsi City of Darkness, derrière tous ses artifices, pose et répond à la question “que reste-t-il de Kowloon, réellement évacuée et détruite en 1993” ? Que sont devenus ses habitants ? Ont-ils vraiment été les dangereux parasites qu’on a voulu faire d’eux ? Grâce au genre, Soi Cheang brise le tabou de la vie en dehors du contrat social, explore la foisonnante richesse de la frontière entre le légal et l’illégal et nous fait ressortir de cette cité avec d’autres manières de faire société.

Raymond Lam acharné, le visage déformé par la rage, prend appui sur une rambarde, que nous voyons en contre-plongée, juste sous sa main ; plan du film City of darkness.

© Well Go USA Entertainment

Ce n’est donc pas n’importe quel long-métrage que nous avons entre les mains. Très attendu, promettant et offrant du très lourd, City of Darkness est rapidement devenu le deuxième plus gros succès du cinéma hongkongais (à Hong Kong). Pour référence, Shaolin Soccer (2001) et Crazy Kung Fu (2004) de Stephen Chow sont respectivement huitième et neuvième dans la liste. Une réussite qui permet de donner quelques clés sur un cinéma hongkongais en pleine transition. En effet, après le boom international des années 2000 qui a vu l’américanisation de ses stars et de son style de cinéma d’arts martiaux, le cinéma hongkongais a profité de ce nouvel élan pour s’engager, comme tout le monde, dans le méga-franchisage, Detective Dee et Ip Man en tête. Malgré les efforts de Donnie Yen et d’autres éternels pour moderniser et assombrir le wuxia et concurrencer le thriller coréen, cette décennie a surtout vu les icônes du cinéma d’arts martiaux prendre leur retraite. Une belle retraite, dans une reconnaissance mondiale tardive de l’ensemble de leur œuvre, mais une retraite tout de même. Les rois et reines de la Golden Harvest se figeant peu à peu dans un marbre éclatant par la mort, la production ou le caméo, les rênes du grand cinéma populaire hongkongais restent encore à saisir. Avec sa production sur presque vingt ans, son casting mêlant une bande de jeunes beaux gosses dignes d’un groupe de K-Pop et des vieux de la vieille, son énorme succès local, sa reconnaissance internationale, son réalisateur talentueux quoi qu’encore jeune, ses hommages à une génération passée et son discours global sur le futur incertain et le passage de flambeau, City of Darkness a tout de la pierre angulaire d’un nouveau cinéma hongkongais. Une belle brique donc, capable de briser une vitre comme de bâtir un empire. L’avenir nous le dira.


A propos de Elie Katz

Scénariste fou échappé du MSEA de Nanterre en 2019, Elie prépare son prochain coup en se faisant passer pour un consultant en scénario. Mais secrètement, il planche jour et nuit sur sa lubie du parfait film d'action. Qui sait si son obsession lui vient d'une saga Rambo vue trop tôt, s'il est encore en rémission d'un high-kick de Tony Jaa, d'une fusillade de John Woo ou d'une punchline de Belmondo ? Quoi qu'il en soit, évitez les mots « cascadeurs français » et « John Wick 4 » près de lui, on en a perdu plus d'un. Dernier signalement : on l'aurait vu sur un toit parisien, apprenant le bushido aux pigeons sur la bande-son de son film préféré, Ghost Dog de Jim Jarmusch. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riGco

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