Fort du Prix du Jury cette année au festival de Gérardmer, En attendant la nuit est sorti dans nos salles françaises le 5 juin 2024. Avec ce premier long-métrage de fiction, Céline Rouzet, en proposant une nouvelle lecture de la figure et du film de vampire, nous prouve qu’il est des imaginaires qui n’ont de cesse de se renouveler.
Marginalité solaire
Avant de parler d’En attendant la nuit, peut-on faire un détour sur la carrière de documentariste ?
J’ai toujours voulu raconter des histoires depuis que je suis petite mais je me suis orientée vers le journalisme à la sortie de mes études. Je rêvais d’un journalisme à la Albert Londres, engagé, qui assume la subjectivité, qui soit en immersion, sous forme d’enquêtes, et qui puisse s’autoriser quelque chose d’assez romanesque. J’ai fait un article pour Le Monde Diplomatique, puis assez vite je me suis retrouvée à la radio : France Culture, France Inter, toujours pour parler de la marge, des gens qui cherchent leur place dans un monde insensé. Un de mes premiers documentaires radiophoniques a été réalisé en Papouasie-Nouvelle-Guinée, un pays que j’avais d’abord totalement fantasmé et dont j’ai découvert une violence que j’ai voulu questionner, notamment celle du néo-colonialisme des occidentaux. Après plusieurs documentaires radio j’ai réalisé un long-métrage documentaire, 140km à l’ouest du paradis (2020) qui m’a pris dix ans de travail, toujours là-bas. Il aborde le colonialisme et l’exploitation des ressources naturelles. C’est l’histoire d’une famille au sein d’une tribu Huli, un peuple mis à la marge, méprisé, qui vit dans les hautes terres, un des derniers endroits explorés par le monde occidental. Ces gens ont accepté de céder leurs terres coutumières, gorgées de gaz naturel, à ExxonMobil en échange de royalties, mais sentent que leur monde est en train de disparaître, de s’évanouir, que les promesses ne sont pas tenues et que tout ça leur échappe.
Qu’est ce qui a motivé ton passage du documentaire à la fiction ?
Je trouve que dans le documentaire il y a quelque chose de tellement humain. Ça nous pousse à aller à la rencontre des gens, à être en immersion. C’est quelque chose de très riche et précieux qui se trouve moins dans la fiction, où il faut plutôt puiser dans son passé, son observation du monde et son imagination pour en sortir une histoire. Pendant que je développais mon documentaire, un drame a frappé ma famille et plus particulièrement mon frère. Il est né avec une différence au départ invisible, il a beaucoup subi le rejet des autres, la persécution, le harcèlement scolaire, et il a mis fin à ses jours. Ce drame-là m’a remplie d’un immense sentiment d’impuissance, de colère, d’injustice… J’ai toujours voulu raconter son histoire mais je ne savais pas comment. C’était impossible par le documentaire alors j’ai songé à la fiction. Mais de manière frontale, naturaliste, ça aurait été trop dur. Quelques années plus tard, un matin, je me suis réveillée en me disant que la clé était le vampire. Quand mon frère était petit, il voyait des vampires qui venaient dans sa chambre pour lui parler. Il en avait peur, mais au fil de sa vie il s’est mis à chercher tous les films de vampires qu’il pourrait voir. Avec un texte qu’il m’avait laissé, je me suis rendue compte – enfin c’est comme ça que je l’ai interprété – qu’il se sentait proche de ces créatures, ces monstres fragiles, forcés de rester dans l’ombre, dont la condition est invisible au premier regard, qui font peur. Un peu comme peut l’être le handicap, le mal-être adolescent, la dépression ou toute différence qui suscite le rejet de la société. Le film de genre permet d’être généreux vis-à-vis du public, de faire appel à la romance, au lyrisme, d’être romanesque, d’exacerber les sensations et le drame des situations et paradoxalement d’édulcorer le réel, sa dureté et pour moi d’installer une distance avec mon histoire personnelle.
Fut un temps c’était une arlésienne pour nous que de questionner les cinéastes sur le parcours de financement de leurs films. Il y avait cette idée que les productions de genre françaises étaient rares et compliquées à monter. Depuis quelques années, on a l’impression que ces questions sont moins nécessaires, que les films se font en nombre et se montent plus rapidement, sont plus valorisés par la critique et le public.
Je nuancerai. C’est vrai qu’il y a une émergence de films de genre aujourd’hui en France et qui trouvent une place dans de grands festivals. Le mien a été sélectionné à Venise, et je pense que ça n’aurait pas été possible il y a quelques années. Mais on reste toujours enfermés dans une case. Pour nous, le financement n’a pas du tout été simple. On a été taxés d’être trop dans un « entre-deux ». C’est le problème du film de genre en France : on est trop ou pas assez américain, trop ou pas assez violent… C’est compliqué de comprendre les raisons. Ce que je sais c’est que mon projet, à l’étape du scénario, a suscité beaucoup d’engouement, d’envie… Le concept du vampire comme métaphore du handicap, de la différence, de la marge, ça a beaucoup plu. Mais on s’est heurtés à des difficultés de financement et la pandémie entre-temps n’a pas facilité les choses. Je n’ai jamais fait de courts-métrages, ce qui a été aussi un autre obstacle. Qui plus est je suis une femme, qui fait un film de genre, de vampire… L’obtention du Prix du Jury à Gerardmer nous a tout de même légitimés dans le genre. Là intervient le cadre de réception : on est un film de genre à Venise, mais un film d’auteur à Gérardmer. De ce que j’ai vu et entendu, le public a été réceptif à ma proposition, les gens sont sortis surpris, contents, bouleversés. Mais c’est difficile de les faire entrer. Le grand public a peur d’avoir peur, ou j’imagine que les jeunes vont plutôt se déplacer pour voir du cinéma américain.
Il y a en France une réticence, voire un agacement envers ces drames sociaux qui utiliseraient avant tout le genre pour développer leur propos, ce qu’on a appelé fut un temps la stratégie d’hybridation se voit désormais taxée d’opportunisme. La Nuée (2020) de Just Philippot avait déjà essuyé ces critiques à sa sortie (et on l’avait déjà interpelé sur ce sujet dans notre entretien). L’entre-deux d’En attendant la nuit le plonge dans la même situation, il pourrait être taxé d’être « trop dans le drame français » ou « pas assez dans le genre ».
Alors que c’est surtout une question de sincérité. Quand tu sais d’où vient cette histoire, je trouve que ces critiques sont rudes. Je ne peux pas être plus sincère sur la raison de ce choix. Dans mon cas, c’est l’histoire de mon frère, c’est profondément personnel. C’est compliqué de réagir à ce genre d’accusations… Ce qui est sûr c’est que ce film est avant tout un drame que je voulais romantique, romanesque. J’ai voulu miser sur la tension, le malaise, et un peu d’humour plutôt que sur l’horreur, la peur, le gore. Beaucoup de films de vampire ne sont pas horrifiques, Only Lovers Left Alive (Jim Jarmusch, 2013) par exemple ! Combien de films de genre ne sont pas flippants, pas gores ? On nous compare beaucoup au Règne Animal (Thomas Cailley, 2023), qui a été très apprécié et que j’ai beaucoup aimé quand je l’ai découvert après la fabrication de mon propre film. Nous avions un budget d’1,5 millions, lui en avait 15 ! Forcément, les contraintes financières ont un impact et il faut le prendre en compte. Je voulais vraiment que ce soit un film bouleversant, avec de la tension, et je crois que si quelque chose est réussi, c’est ça. C’est tout ce qu’on voulait.
Le parallèle avec Le Règne Animal, jusqu’à l’affiche de ton film, est curieux. Car à part un aspect « coming of age », vous avez peu en commun. Le Règne Animal convoque une culture cinématographique très américaine. En attendant la nuit lorgne beaucoup plus du côté d’un Claude Chabrol ou d’un Paul Vecchiali.
J’adore Chabrol, son traitement de la tension et des conventions sociales ou comment celles-ci peuvent dissimuler la sauvagerie. Mais mes références sont très éparses, elles peuvent se déployer du romantique au film de monstre : A Swedish Love Story (Roy Andersson, 2008), A bout de course (Sidney Lumet, 1988), Virgin Suicides (Sofia Coppola, 1999), Mysterious Skin (Gregg Araki, 2005), La Mouche (David Cronenberg, 1986), Elephant Man (David Lynch, 1980), Edward aux mains d’argent (Tim Burton, 1990) … Ce que j’aime dans les films de monstres, c’est leur innocence, leur fragilité. Ce sont des films extrêmement romanesques, lyriques, voire kitsch, un romantisme kitsch comme le Dracula de Francis Ford Coppola (1993). Derrière le genre, il y a de grands drames déchirants, traversés par le tourment du monstre rejeté. C’est d’ailleurs souvent le monstre qui est le plus humain.
Cet aspect dramatique du film de monstre convoque inévitablement La Monstrueuse Parade (1932) de Tod Browning ou les premiers Universal Monsters de James Whale (Frankenstein, 1931, L’Homme invisible, 1933). La figure monstrueuse y était toujours renversée pour parler de la marge : le premier dénonce l’intolérance, tandis qu’il y a chez le second un discours sur la persécution homosexuelle.
En parlant de Frankenstein, le roman de Mary Shelley (1818) m’a marquée quand j’étais petite. Son lyrisme, son drame, ce déchirement… C’est tellement immense. J’aime aussi beaucoup Shirley Jackson, assez mise de côté alors qu’elle a inspiré Stephen King ! C’est une romancière fantastique qui aime beaucoup les gazons vert fluo, les maisons blanches, elle jette le trouble sur des petits mondes ordinaires comme la famille, le couple, le village de vacances… Tous ces lieux et ces gens lisses en apparence, pour révéler comment la sauvagerie se cache sous la surface de la vie quotidienne dans ces lieux très conventionnels.
En ce moment la figure du vampire est particulièrement présente dans le cinéma. Depuis le début de l’année sont sortis Vampire humaniste cherche suicidaire consentant (Ariane Louis-Seize, 2024) et La morsure (Romain de Saint-Blanquat, 2024). L’an dernier nous avons eu Le Vourdalak (Adrien Beau, 2023), mais aussi Le Comte (Pablo Larraín, 2023), Renfield (Chris McKay, 2023)…
Le cinéma, c’est faire ressurgir les cauchemars enfouis dans l’inconscient, c’est rêver éveillé. Il y a quelque chose d’un inconscient qui circule. S’il y a autant de films de vampires, c’est bien qu’on est tous travaillés par une idée qui s’exprime dans tous ces films, de façon souterraine. Il s’avère que comme mon film, Vampire Humaniste… – mais aussi Le Règne Animal pour élargir – parlent de la marginalité, du rejet de l’autre, de l’exclusion. Je crois qu’on sait pourquoi on parle de ça. Ça ressort encore plus aujourd’hui, alors que notre époque est marquée par la montée de l’extrême droite, c’est dans l’air. Il y a sûrement quelque chose de politique qui circule entre nous. C’est peut-être aussi lié à notre enfance, c’est le cas pour moi.
J’ai l’impression qu’il y a une vague d’intérêt envers le vampire à peu près tous les dix ans. Ça a dû commencer quelque part dans les années 1980, suite à la publication du révolutionnaire Entretien avec un vampire d’Anne Rice (1976), son adaptation au cinéma en 1994 (Entretien avec un vampire, Neil Jordan), puis rebelote avec Fascination (Stephenie Meyer, 2005) devenu la saga à succès Twilight (2009-2012) sur grand écran. Sans compter le petit écran qui a aussi joué son rôle (Buffy contre les vampires, Joss Whedon, David Greenwalt, 1997-2003 ; Vampire Diaries, Julie Plec, Kevin Williamson, 2009-2017). Voilà une paire d’années que le vampire occupe l’imaginaire collectif.
Je pense aussi que cette nouvelle génération qui fait aujourd’hui du genre est une génération de cinéastes qui a grandi avec Spielberg, avec les slashers, avec un cinéma de l’imaginaire très généreux qui sortait volontiers du cadre naturaliste. On est évidemment pétris de toutes ces références. Le vampire est une figure qui a toujours été très politique, elle a incarné de nombreuses choses à travers l’histoire : la contamination, le capitalisme, l’amour éternel… Ça a souvent été une figure dissidente et fragile, éminemment érotique. Dans mon film je l’utilise de façon plus fragile et marginale encore. Il y a quelque chose de l’enfermement aussi, Philémon (Mathias Legoût Hammond) est poussé à rester le plus souvent possible chez lui pour éviter les risques. On m’a d’ailleurs même dit que le film parlait de la pandémie !
Le film de vampire a un héritage thématique et stylistique assez lourd… Comment as-tu fait pour supporter son poids ?
C’était un peu une folie de s’emparer d’un tel mythe, d’une figure si écrasante pour essayer d’en faire quelque chose de neuf. C’était un énorme défi, mais c’était surtout plus fort que moi. Ce vampire-là est particulier pour plusieurs raisons : il est tout seul, il est né comme ça, il a grandi dans une famille ordinaire, il est le voisin d’à côté, sauf que lui a les symptômes du vampire. A partir de là, avec mon co-scénariste, William Martin, on a mené l’enquête. On a lu beaucoup de livres, regardé beaucoup de films de vampire – on m’a beaucoup parlé de Morse (Tomas Alfredson, 2009), qui parle d’un enfant vampire notamment – et de films de monstre, mais aussi des drames familiaux, pour s’en rapprocher ou s’en éloigner. On s’est demandé quels seraient ses symptômes, jusqu’où ça irait. On a évidemment fait des choix : les motifs de l’ail et du crucifix, on les a vite écartés ! Ce vampire-là, pour nous, c’est un vampire qui prend des risques. Il se chronomètre au soleil, fait le pari de se brûler, juste pour avoir une vie avec et comme les autres. Il doit mentir et se cacher… Je voulais un personnage qui ne prend pas de place, qui est très doux, qui a l’habitude de se faire tout petit car le monde ne veut pas de lui. Qu’il cache sa condition, qui il est, et comment, à un moment donné, ça devient plus fort que lui, il a besoin d’être aimé, de se confronter à l’extérieur. Pour nous, il était question de donner vie à un monstre innocent, dont le secret, la condition invisible, se révèle progressivement jusqu’à ce que le monde se referme sur lui et le rejette. Innocent, mais coupable aux yeux des autres.
Et ta mise en scène autant que ton récit adoptent beaucoup ce contraste entre son vécu et le regard extérieur qui vient le stigmatiser, canalisé dans le traitement des codes vampiriques. La façon dont il se nourrit de sang, d’abord par perfusions, puis en buvant directement dans la poche de sang, c’est une évolution marquante, c’est une telle libération pour lui, il se découvre, sans ambiguïté malsaine, comme se découvre un adolescent. Néanmoins durant le feu de camp, quand sa mère le voit faire, elle le rejette, lui dit qu’ « on dirait un animal » , elle est horrifiée.
On a imaginé des parents qui médicalisent le rapport au sang, qui veulent civiliser leur enfant, couper tout désir, toute part animale en lui pour lui donner une chance d’être intégré dans la société. C’est aussi l’histoire d’une mère qui doit apprendre à laisser son fils prendre son indépendance, la perfusion est comme un cordon ombilical. Alors cette scène de feu de camp, c’est le moment de bascule – elle est d’ailleurs au milieu du film. Devant ses parents, il assume qui il est, prend la décision d’être acteur de sa vie. A partir de là, les parents vont commencer à s’inquiéter de ce que leur fils est capable de faire, et on voulait que l’empathie du spectateur se trouble, que le doute s’installe.
Une violence sourde se dissimule dans le naturalisme de ton film. Dès lors, s’opère une inversion du rapport de force : ce n’est pas un film naturaliste qui dissimule un film de vampire, mais un film de vampire qui se fait étouffer par un naturalisme qui intervient comme un dominant.
Il fallait que toutes les réactions soient réalistes. Je raconte un drame qui est réel, d’où le carton d’ouverture précisant que c’est un film inspiré de faits réels. La persécution, la cruauté humaine, le conformisme, tout ça existe, on le ressent aujourd’hui plus que jamais malheureusement. Alors j’avais besoin qu’on croie en tout ce qu’il se passe. Les éléments de genre sont tous rapportés à quelque chose de réel, comme l’allaitement dans cette première scène, qui fait mal, déstabilise. Tout est plus spectaculaire, accentué. Le vampire qui se chronomètre au soleil, c’est comme quelqu’un qui ferait du sport jusqu’à se faire mal pour obtenir une forme, une apparence désirable aux yeux du groupe. Il fallait inverser, retourner les apparences. La violence est dans le regard des autres, cette banlieue pavillonnaire, lisse au premier abord, tranquille, séduisante, où les voisins sourient un peu trop, où les gazons sont un peu trop verts… Où finalement tout est sous contrôle. En effet la violence est sourde, elle grince imperceptiblement, est de l’ordre de la sensation. Le surnaturel est presque impalpable, quelque chose plane mais de façon subtile. Le décollement du réel se fait progressif.
Est-ce que ta formation documentaire a eu un impact dans ta façon d’aborder la mise en scène et de traiter ce naturalisme ?
Dans mon documentaire, il y a aussi du fantastique ! Je n’avais pas envie de naturalisme dans le traitement du son car le récit prend place dans un monde habité par les esprits, où il y a des croyances très fortes. Ce monde des croyances envers une nature vivante est en train de disparaître sous les coups du capitalisme, de la mondialisation, d’une culture occidentale très rationnelle. J’ai beaucoup travaillé l’empathie, pour que l’on soit du côté des Huli, de leur point de vue, rendant finalement les Blancs étranges et questionnant l’absurdité et la violence de notre présence là-bas. En attendant la nuit répond à la même démarche : on est avec une famille, dans un microcosme, et on questionne la violence de cet endroit, de la norme. Le documentaire apprend à beaucoup préparer en amont pour être capable d’embrasser l’incertitude, de réagir très vite, de savoir quoi filmer quand ça arrive sous nos yeux. Ça m’a donné une force concrète pour la fiction : organiser un tournage efficace, savoir prendre des décisions rapidement et surtout faire confiance au talent de mon équipe autant qu’à la magie du hasard, dont on a été bénis. On a fait le pari fou d’avoir vingt jours de soleil pour le tournage et on les a eus ! Le documentaire a aussi sans doute formé ma direction d’acteurs, dans le fait de trouver une justesse dans les réactions, le jeu. Mais curieusement je suis bien plus allée chercher du fantastique dans le documentaire que du naturalisme dans la fiction.
Tu as mentionné la question de la banlieue. C’est ton enfance à Saint-Germain-en-Laye qui a influencé la localisation du récit ?
J’ai grandi dans cette ville avec de nombreux pavillons, très propre, très bourgeoise et traditionnelle. Mais on ne venait pas de là, nos parents y ont emménagé pour nous donner une chance. Alors on n’était pas très ancrés dans cet endroit et j’ai perçu qu’on se sentait en décalage, surtout mon frère. Il y avait quelque chose de très ouaté, très lisse, tout y est un peu parfait mais conventionnel. J’ai senti la violence que c’est de grandir dans un tel monde, en ayant sous les yeux un grand frère qui détonnait, qui faisait tant d’efforts pour être comme les autres. Je me sens assez loin de ce lieu-là, même si je ne renie pas les gens qui y vivaient. On a déménagé dans les montagnes, à Annecy, quand j’avais seize ans. Annecy est comme une petite île protégée du monde extérieur, où tout est très beau, coloré. Dans mon film, il y a un mélange de ces deux lieux, de cette banlieue et des montagnes.
Ces montagnes, et la nature en général, participent à l’émergence du fantastique.
On avait envie d’un décor de montagne grandiose, comme on trouve en Haute-Savoie, même si ce n’est pas là que nous avons tourné. Le lieu pourrait sortir de Frankenstein, la nature y est très romanesque et sauvage. Les paysages expriment l’intériorité, sont le reflet mental de Philémon. La banlieue, ainsi à la lisière de la nature, marque une frontière entre la civilisation et l’animalité. La banlieue, c’est le contrôle qu’incarnent les arrosages automatiques, les haies, les piscines. Mais elle est à la lisière d’une forêt, qui alerte, murmure, se réveille en même temps que Philémon assume sa condition, sa part animale. Elle est aussi un refuge pour lui. C’est là où il joue avec sa sœur, où il explore son désir avec Camila (Céleste Brunnquell), où il se découvre, se libère.
C’était un sacré pari de caster un acteur non professionnel dans le rôle de Philémon.
Je sentais qu’il ne fallait pas simplement choisir un bon acteur, il devait dégager une beauté juvénile, assez androgyne, qui s’éloignait de la virilité classique, une virilité plus fragile qui contraste avec Charles ou Monsieur Bertier qui sont des figures de virilité plus classiques, conventionnelles. Il devait aussi porter une étrangeté, qu’il ait quelque chose qui puisse être terrifiant, une colère enfouie. Et puisque le vampire est une figure érotique, sensuelle, il devait avoir un certain magnétisme. Beaucoup ont passé le casting, mais Mathias est apparu comme une évidence. Il avait la diction que nous entendions en écrivant les dialogues, un mélange de douceur et de violence enfouie, une espèce de mystère en lui… Quand j’ai commencé à travailler avec lui, je me suis rendue compte qu’il partageait énormément de points communs avec le personnage. Il était très fougueux, très intérieur, c’est quelqu’un qui réfléchit beaucoup, qui est très romantique, très grave aussi. Il a une grande profondeur. Quand il m’a parlé du personnage, de cette attirance pour l’amour et la mort, il en a parlé mieux que personne. Et il avait une intuition de jeu assez surprenante. Quand la pandémie a ralenti le processus, il a fallu convaincre les producteurs Candice Zaccagnino et Olivier Aknin de prendre le risque. Et c’est ce qu’ils ont fait.
Mathias et Céleste forment un tandem adolescent particulièrement juste. Ils incarnent brillamment cette gêne adolescente, le désir inexprimé, les regards fuyants mais fascinés…
Comme nous n’avions pas beaucoup de temps de tournage, nous avons fait un travail de coaching en amont avec Delphine Zingg, surtout pour mettre en confiance Mathias, apprendre à se connaître lui et moi. Céleste a aussi un naturel, elle dégage quelque chose d’assez angélique autant qu’elle a une certaine impertinence, une audace, une étrangeté qui vient trancher avec le reste. Dès le casting on a joué la scène de la voiture, qui est celle de la gêne érotique. Installés contre un mur, côte à côte, il y avait déjà ce jeu des regards qui fuient, se désirent, un beau mélange d’envie et de gêne. C’est d’ailleurs ça qui a plus tard inspiré la mise en scène dans la voiture. C’était bien plus romantique que s’ils se regardaient en face. Céleste dit souvent en projection que sa réplique la plus difficile à jouer était le « mord-moi ». Il fallait qu’elle soit un personnage féminin désirant, qui aille vers Philémon et non l’inverse. Elle n’est d’habitude pas à l’aise avec le rôle de la « petite copine », ce que je comprends !
Pour un film de vampire, la photographie est étonnamment lumineuse. Il y a aussi dans les couleurs une certaine étrangeté qui se déploie.
On voulait faire un film de vampires solaire. On a inversé les codes. La lumière est désirable mais dangereuse, violente pour Philémon, tandis que la nuit, les heures magiques, l’obscurité devient rassurante. Le garage, qui est cette espèce d’intimité honteuse de la famille, est devenu un espace chaleureux. La famille ne devait pas être inquiétante mais touchante, familière, joyeusement bordélique avec des petits défauts, pour qu’on s’y attache et qu’on soit de leur côté, là où le danger est dehors, dans le quartier pavillonnaire, les gazons vert fluo… C’était un jeu à la fois de lumière et de cadre, une manière ordinaire de filmer à l’intérieur de la maison, et plus déstabilisante à l’extérieur, avec des focales plus courtes, des mouvements de caméra pesants. Avec Maxence Lemonnier le chef opérateur, on a beaucoup fait appel à des moodboards pour créer une cohérence entre les décors, les costumes, le maquillage et les lumières, en bref une direction artistique commune. Pour les couleurs, j’avais envie de dominantes vertes, bleues, roses, des couleurs printanières qui donnent une unité au film et permettent d’amorcer un décale léger, subtile, réaliste mais pas tout à fait. En jouant avec l’ombre et la lumière, nous jouions avec les contraintes de la lumière naturelle. D’où la nécessité d’un temps parfait durant le tournage. Ça a nécessité une fine observation des lieux, des ombres et de leur transformation au cours de la journée.
Il y a une scène marquante qui se déroule dans une salle de cinéma où est projeté La nuit des morts-vivants (1968) de George Romero. Pourquoi ce film ?
Il y a deux raisons. La raison informelle, c’est qu’il est libre de droit ! Mais pourquoi celui-ci, alors que plein d’autres le sont aussi ? Simplement parce que Romero a fait des films de genre extrêmement politiques. J’aimais l’idée de faire modestement écho entre son film et le mien. Dans celui de Romero, on sait que les zombies sont les monstres, mais la monstruosité se cache aussi là où on ne l’attend pas, chez l’humain. Puis il y a un effet d’annonce : les zombies qui brisent la vitre de la voiture, c’est les voisins qui taperont sur la voiture plus tard.
As-tu déjà un prochain projet de prévu ?
J’ai commencé à écrire un nouveau long-métrage, avec des thématiques proches : c’est un couple d’expatriés qui débarque dans une résidence luxueuse et super-sécurisée dans l’une des capitales les plus dangereuses du monde, Port Moresby en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Alors qu’ils se préservent du monde extérieur et des locaux, peut-être que la violence viendra de l’intérieur… En somme, un film paranoïaque et claustrophobe qui parle du néo-colonialisme et de l’impunité des Blancs dans un monde qu’on n’a pas fini de dominer.
Propos de Céline Rouzet
Recueillis et Retranscrits par Louise Camerlynck