Vous le pensiez mort, enterré et à jamais remplacé par les grosses comédies de Dany Boon et Philippe Lacheau. Et pourtant voilà que le coq Pathé cocoricote de pouvoir ressusciter à lui tout seul le « grand » cinéma français, remettant sur pied l’épique et l’historique français. 100 millions d’euros injectés dans le pack Dumas premium plus tard, qu’en est-il vraiment ? Critique du Comte de Monte-Cristo (Mathieu Delaporte & Alexandre de la Patellière, 2024).
Un plat qui se mange tiède
Gare à celles et ceux qui s’attaqueraient au Comte. Plus qu’un monument du roman français, l’anti-héros marseillais à la dent extra-dure est devenu – à coups d’innombrables adaptations (nationales et internationales) en films, séries et bandes-dessinées – une icône mondiale de la Vengeance. Fauché au plus fort de son élan d’amour et d’espoir en la vie, Edmond Dantès est trahi par la plus odieuse et la plus basse des jalousies. Et quelle réponse apporte-t-il à ce parangon d’injustice ? La folie d’une vengeance parfaite, patiente, coup pour coup, quel qu’en soit le prix en années, en or et en efforts. Quitte à devenir un monstre lui-même, n’existant plus que par et pour sa quête destructrice, quitte à détruire d’autres vies innocentes au passage. Un parcours extraordinaire plein de rebondissements, traversant la France du port de Marseille aux grands salons parisiens, dans le brûlant climat politique d’un XIXème siècle marqué par l’opportunisme napoléonien. Rien que ça.
Alors évidemment, comme pour les Mousquetaires (Martin Bourboulon, 2023) la barre était haute, très haute. D’abord en termes de budget. Dur de la jouer timide dans un marché encore dominé par les blockbusters d’outre-atlantique, sans donner l’impression d’un téléfilm du dimanche ou sans jouer la carte de la parodie, du second degré ringard camouflant mal le manque de sous. À projet monstre donc, investissement monstre : 43 millions d’euros, là où les mousquetades ont coûté 30 millions chacune. Moment de vérité donc pour le duo Matthieu De la Porte/Alexandre De la Patellière (on le nommera ici les DLP), qui se voit enfin confier les pleins pouvoirs après avoir dû céder leur scénario à l’œil incertain de Martin Bourboulon pour D’Artagnan et Milady. Certes un habile binôme de scénaristes et réalisateurs issus de la télé et du théâtre, qui a fait ses preuves sur grand écran (Le Prénom, Un Illustre Inconnu, Papa ou Maman…) mais qui s’engage clairement ici hors de sa cour de récréation. Pourquoi pas après tout, cette cour française des mega-productions étant bien vide depuis son déclin post-Valérian (Luc Besson, 2017). Il fallait bien laisser sa chance à quelqu’un. Seulement ici, la promesse était de genre.
C’est peut-être notre âme FPG qui s’emballe, mais il nous paraît quand même dur de ne pas considérer Monte-Cristo par ce biais, tant une adaptation au cinéma d’une telle œuvre évoque immédiatement le conte historique, le film de cape et d’épée, d’action, d’aventure et de vigilante. C’est du moins ce que la bande-annonce promettait, ce que tout le projet Mousquetaires+Monte-Cristo sous-entendait dans sa communication grandiloquente à l’américaine : des genres très grand public aux mécanismes très dynamiques, assez éloignés des comédies des DLP, assez originales et efficaces au demeurant. Une rude mise à l’épreuve pour le duo, qui s’il parvient brillamment à remplir sa mission d’adaptation à l’écran, nous offre finalement un blockbuster assez timide et oubliable. Une faute d’audace certainement, mais de qui ? D’un duo confirmé qui se voit confier la chance d’une vie, ou d’une production dépassée et tétanisée par sa propre ambition ?
Durant la totalité de ce Comte de Monte-Cristo, le cahier des charges est clair : on adapte le bouquin, pas moins, pas plus. Une saga aussi massive aurait bien méritée deux parties, mais clairement la corne d’abondance commence à tarir. Résultat, on a pas le temps, pas le temps d’établir des points de vue, de donner un peu de place à tout ce beau casting pour pousser les contrastes dont le film manque terriblement. Hormis une impressionnante séquence d’ouverture de sauvetage en mer (absente du livre), le long-métrage reste pour sa majeure partie un drame assez convenu, loin de l’intensité tragique du récit d’origine évoquée plus haut. L’histoire s’y déroule sans obstacles, sans surprises. Chacun y joue son rôle avec suffisamment d’aplomb pour assurer notre compréhension et pour conserver notre attention durant ces trois heures. Effectivement, on décroche rarement, néanmoins le jour où l’on se contentera d’un « on n’a pas vu le temps passer » sera peut-être celui où on arrêtera de voir des films. Oui, dans l’océan de champs/contre-champs et de gros plans explicatifs, notre attention est maintenue. Pas grâce aux beaux yeux de Pierre Niney, qui peine à nous rendre crédible son obsession maladive et sa transformation profonde sur, rappelons-le, des dizaines d’années. Ce n’est pas grâce non plus au rythme monotone, les séquences s’enchaînant sans qu’aucune ne soit priorisée sur l’autre, dans de terribles fondus au noir. L’équivalent d’un drop-mic sur une punchline pas finie. Tout se perd, dans ce flot continu, cette to-do list d’adaptation trop sage et trop sérieuse. Les bonnes performances, les beaux décors, le thème musical sur-exploité… Comme prévu, seules les tentatives de genre sortent un peu du lot mais manquent terriblement de percutant. Évasion, voyage, combat, chasse au trésor, duel, procès, mystique, romance… Tout y est, un peu. Suffisamment pour qu’on ne s’ennuie pas et pour que la bande-annonce ait un peu de panache. À chaque coup, les DLP tâtent le genre du bout des doigts avant de s’en extirper immédiatement, comme brûlés par la limite de leurs capacités ou redressés par une production trop frileuse, prônant le mainstream à tout prix.
Une adaptation suffisamment réussie donc pour satisfaire les Dumasiens, faire découvrir le mythe edmondantesque à tout un nouveau public néophyte et aussi, c’est important ici, à tout un public étranger. Car c’est bien le projet principal de cette entreprise et c’est ce qui agace : la vente. Pas une réécriture du mythe, pas une modernisation ou une remise en question de celui-ci. Pas de choix fort, d’inspiration visionnaire, passionnée, pas de besoin de faire du cinéma, d’exprimer une voix. Ni les auteurs, ni le public ne sont au centre de ce pari commercial dont l’argument, quasi-assumé depuis le début de cette campagne promotionnelle de Pathé, est de remettre l’Hexagone dans la compétition internationale. Est-ce bien pourtant ce « grand » cinéma frileux et nostalgique qui doit nous représenter à l’étranger désormais ? Doit-on se contenter d’une nostalgie traditionnelle sans vagues, sans ferveur, sans âme, pour notre cinéma populaire ? On pourrait. On le fait déjà et on continuera de le faire jusqu’à que cette branche s’épuise et qu’on passe à autre chose, de chez nous ou d’ailleurs. Ou alors on pourrait rêver d’un autre cinéma populaire français. Un cinéma qui n’aurait pas peur de repenser la manière dont les films et les genres sont faits et qui propose de nouvelles formes plutôt que de nouveaux budgets. Un cinéma qui s’attaquerait vraiment à notre patrimoine plutôt que de le figer dans le marbre. Qui réfléchirait à pourquoi l’on aime tant montrer le passé, aux implications de le représenter toujours de la même façon, malgré tout le recul historique effectué ces dernières années. Un cinéma plus audacieux, plus présomptueux peut-être, capable d’assumer que non, ça n’était pas toujours mieux avant, et que peut-être ça peut-être mieux demain, peut-être même aujourd’hui. Et peut-être alors verrons-nous un Monte-Cristo qui ne se résume pas à une rixe édulcorée entre deux rivaux pour l’amour d’une femme qu’on ne voit et qu’on n’entend à peine, en trois heures de récit. On y croit. Un peu.