The Addiction


Dès ses débuts avec The Driller Killer (1979), cet indépendant d’Abel Ferrara a régulièrement côtoyé le genre du fantastique et un an après la sortie de son Body Snatchers, L’invasion continue (1994), le cinéaste new-yorkais voit les choses en noir et blanc : Carlotta Films nous propose de redécouvrir The Addiction, ou sa relecture urbaine du mythe du vampire. Chez Abel le blasphémateur, les suceurs de sang deviennent des camés en manque, déambulant dans les quartiers sombres et crasseux du sud de Manhattan, à la recherche de plaisir mortifère qui les consument et crachant tous leur mal-être teinté de pensées nihilistes. Car Abel Ferrara calque sur le surnaturel et son atmosphère urbaine tout un tas de réflexion philosophique, dressant ainsi une analyse sans concession de l’être et de son essence. Un cinéma exutoire, cathartique et salvateur en somme…

Lili Taylor, les yeux grands ouverts et inquiets, est mordue par un vampire dans le film The Addiction

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L’Être et le Néant

Les vampires ont de la chance. Ils se nourrissent des autres. Il faut se manger soi-même. Se manger les jambes pour avoir la force de marcher. Il faut décharger pour se recharger. Il faut se sucer à fond. Se manger jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de nous sauf la faim. Donner, encore donner. Dingue. Si on ne donne pas, rien n’a de sens. Jésus l’a assez répété. Personne ne comprendra jamais pourquoi tu as fait ça. Demain on t’aura oublié”. C’est ce que prononce Zoé Lund – actrice et scénariste de Bad Lieutenant (1992) – face à un Harvey Keitel défoncé à l’héroïne dans ce même film. Cette frontale et perturbante scène de shoot issu du chef-d’œuvre le plus radical d’Abel Ferrara résume à elle seule toute l’ambition de The Addiction : oui, Ferrara filmait déjà les toxicos et les gangsters comme des vampires. On peut noter noter ici que le scénariste de The Addiction Nicolas St. John n’a pourtant rien à voir avec le script de Bad Lieutenant car fervent catholique, Nicodemo Oliverio – de son vrai nom – a d’abord refusé de travailler avec Ferrara en raison de ses images blasphématoires.  Il tenta même de dissuader Ferrara lui-même et Harvey Keitel, qui jouait le rôle titulaire, de le faire. Le scénariste est pourtant un grand fidèle du cinéaste puisqu’il collabora avec lui sur neuf projets, du scénario du film pornographique (!) de Ferrara, 9 Lives of a Wet Pussy (1976), en passant par Driller Killer (1979), L’Ange de la Vengeance (1981) et King of New York (1990), jusqu’à Dangerous Game (1993) et The Funeral (1996). Body Snatchers et The Addiction qui marque donc leur avant-dernière collaboration – seront deux incursions successives dans un registre cher à Jimmy Laine – surnom du réalisateur  : le fantastique. Aussi, dans le Mad Movies Hors-série n°10 – Le cinéma fantastique vu par 40 réalisateurs cultes en 40 images-chocs, Abel Ferrara dit : “Quand j’ai vu L’Exorciste (William Friedkin, 1973), je savais déjà que je voulais être cinéaste, mais cela m’a éclairé sur le type de films que je voulais réaliser : ceux qui vont vous affecter, vous renverser et s’introduire dans votre esprit” (propos recueillis par Gilles Esposito). Ferrara et St. John ont donc enchaîné deux films d’horreurs glauques, incontrôlables et existentiels. Ensemble, ils se sont emparé de ces menaces totémiques du bestiaire fantastique – les extraterrestres et les vampires – qui viennent prendre possession du corps des autres, au point d’en aliéner toute substance. Mais Body Snatchers revêt les moyens d’une grosse machine, le second s’ancre dans une forme d’horreur indé plus auteurisante. The Addiction apparaît alors comme une évidence dans l’œuvre de Ferrara, dans son approche esthétique et l’exploration de ses thèmes de prédilection. En faisant un parallèle entre Christ dégénéré, vampires torturés et défonce maladive, on y voit l’essence de son cinéma conflictuel. Pourtant, le film en dérouta certains à sa sortie : “En plus de faire l’éloge de la cinématographie et du jeu d’acteur de Liz Taylor [l’actrice principal, ndlr], des critiques plus positives du film ont également salué l’individualisme féroce de Ferrara. Le film a été considéré comme un film d’auteur, par opposition à un film de genre, ce qui a permis à de nombreux critiques de rejeter en fait les aspects d’horreur de The Addiction. Cela aboutissait parfois à la conclusion que le film n’était pas vraiment un film de vampire, ou qu’il transcendait les normes génériques via l’approche non-conformiste de son réalisateur.” (“US indie Horror: critical réception , genre construction, and suspect hybride”, article écrit par Jamie Sexton et publié dans le cinema journal 51 n°2 de l’hiver 2012) Comment ça, pas vraiment un film de vampire ? Encore faut-il réellement saisir le caractère universel de ce monstre légendaire. N’oublions pas qu’il s’agit là d’une créature immortelle qui n’a cessé de se réinventer à chaque décennie : par exemple, Tony Scott nous proposait déjà sa propre vision avec Les Prédateurs (1983) et presque dix ans plus tard avec Dracula (1992), Francis Ford Coppola tente d’apporter un poil d’humanité à un personnage iconique. Oui, le vampire ressurgit toujours au moment même où le filon nous semble épuisé. Abel Ferrara, lui, prend le parti d’une photo en noir et blanc assurée par son chef opérateur Kenny Kelch, autre ami de longue date évoquant ainsi toute la dimension archaïque de cette figure. On peut saluer tout le travail sur la projection des ombres, la lumière particulière, ainsi que le cadrage qui rappelle les grandes heures de l’expressionnisme allemand. En effet, si l’on pense au Nosferatu (1922) de F.W. Murnau, le vampire est indissociable des origines du Septième Art. C’est d’ailleurs ce même classique que le gangster joué par Christopher Walken dans King of New York regarde dans un cinéma enfumé, tout en parlant business…

Plan rapproché-épaule sur le Christopher Walken, un peu hagard, du sang coule de sa bouche dans le film The Addiction.

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Si au Moyen-Âge le vampire était le fruit de croyances populaires autour de la décomposition inexplicable des corps, il cristallise dans The Addiction le danger qui remonte à la surface, toutes les choses refoulées de l’homme et les problématiques de la société. Sous le I wanna get high des Cypress Hill, la caméra déambule dans les quartiers afro-américains de Manhattan ou règnent les drogues et la perdition. Lors d’une belle nuit, Kathleen Conklin – jeune étudiante en philosophie – est agressée par Casanova, une séduisante femme en robe noire. Cette dernière – campée par Annabella Sciorra, l’inoubliable maîtresse suicidaire de Tony Soprano dans la saison 3 de la série culte – la coince dans une cage d’escalier et, après lui avoir laissé une chance de s’enfuir, lui mord le cou. Dès le début, le milieu urbain se montre anxiogène, et la terreur, elle, indomptable. La prédatrice s’enfuit, lançant à sa proie désemparée un “bienvenue au club“. Le premier réflexe de Kathleen est de se rendre à la police, pas bien utile. “Estimez-vous heureuse d’être en vie”, lui lâche un agent. Bref, notre étudiante rentre chez elle, choquée. Dans son appartement, elle tente en vain de trouver le repos. En sueur, elle délire et se remémore la scène, la rue sombre, la femme, ses paroles…. La souffrance prend le dessus, elle finit sur le carrelage blanc de ces toilettes et, plus grave encore, elle crache du sang. C’est donc direction les urgences pour l’étudiante. Bizarrement, les médecins ne révèlent aucun signe d’infection dû à la morsure. C’est parce que le mal est ailleurs, dans cette atmosphère nauséabonde de la ville où s’entremêlent lumière et obscurité, comme autant de signes du contraste de la vie de l’âme humaine. Par la suite, l’état de la jeune fille ne va guère s’améliorer. Elle refuse de prendre des médicaments qu’elle voit comme “une métaphore de l’omnipotence”. Et malgré son besoin de se nourrir, la nourriture la dégoûte. Alors, lorsque le soleil se couche, elle se transforme et se met à arpenter les zones en marge de la ville pour dévorer froidement ceux qui se trouvent sur son chemin. Comme Casanova, Kathleen ordonne à ses victimes de lui dire – et de ne pas lui demander – de s’en aller. Mais aucun ne le fait. Dans sa biographie, Abel Ferrara – The Moral Vision (2004), le critique Brad Steven émet un début d’explication. “Leur échec les rend incapables de rejeter le mal avec conviction et pour cela il mérite leur sort (…) Le vampirisme a à peu près la même fonction que la cortisone dans Bigger Than Life (Derrière le miroir de Nicolas Ray, 1957) ou l’hôtel dans The Shining (Stanley Kubrick, 1980), faisant remonter à la surface les potentialités déjà présentes chez le protagoniste”. Alors, le comportement de Kathleen inquiète son entourage. Et puisque tout est une affaire de corps dans le cinéma d’Abel, celui de sa protagoniste est tiraillé. Sa quête de rédemption est portée par un corps souillé. La mise en scène singulière de Ferrara parvient presque à nous faire sentir la puanteur et l’haleine nauséabonde de Kathleen. Elle l’admet, “je pourris de l’intérieur mais je ne meurs pas. Je pourrais continuer à l’infini”. Dans le fond, elle est le symptôme d’une Amérique sous chirurgie esthétique. On tente de camoufler les dégâts et les endettés mangent toujours plus de taxes. Mais on ne peut pas échapper à l’origine du mal tant ce dernier s’alimente dans ce processus d’auto-dévoration : Ferrara et Nicolas St. John semblent constater que le cancer est la véritable nature de notre organisme. En soi, le vampire est un parasite, un pervers, un narcissique qui a besoin des êtres humains pour vivre. Les vampires se nourrissent des vivants, ils ingurgitent leur sang dans le seul but d’assurer leur jeunesse éternelle. “Tu ne peux ni manger ni dormir tu ne peux même pas satisfaire tes besoins pendant la journée point tu es l’esclave de ce que tu es. Et tu n’es rien”. Ce résumé de la fatale condition de Kathleen sera prononcé par Peina (Christopher Walken), un autre de ses congénères qui vient un soir à sa rencontre. Il tentera de lui montrer les vrais pouvoirs de la volonté. “Quand on a faim, il tombe des mouches, où on n’en a jamais assez” est-il obligé d’admettre. Mais Peina veut encore croire que la survie et la pulsion insatiable peuvent être canalisées, par-delà le bien et le mal. Comme Abel Ferrara l’a fait remarquer en 2003 dans une interview accordée à l’émission de canal B, “Le cinéma est mort”, “il y a une frontière très mince entre prendre du bon temps et être un enfoiré. Une fois que tu as traversé cette frontière, tu n’es plus personne“. Le bad director – qui s’en est, disons-le, mis plein dans le cornet – est bien placé pour le savoir. Kathleen va alors devoir expérimenter la faim et subir le manque pour parvenir à se fondre dans la masse. Car telles sont les conditions de la survie quand la dépendance contrôle la volonté.

Une femme blonde en robe de soirée interpelle Kathleen dans la rue en lui prenant la main.

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The Addiction s’inscrit dans la lignée des précédents films d’Abel Ferra : nous suivons des êtres dérangés par une menace inexplicable, perçue comme extérieure. Ces personnages, indigents et égarés, sont manipulés et rongés par des forces qui les dépassent. Ils se battent au cœur d’un quotidien cloisonné, sans l’ombre d’une perspective, entraînés dans cette spirale sans fin, répétant inlassablement les mêmes gestes. Le cinéaste dresse ainsi des peintures de nos “prisons” intérieures, déchets du capitalisme, symptomatiques d’un système dont on ne peut réchapper. En ce sens, The Addiction trouve énormément de similarités avec L’Ange de la vengeance – deuxième film de Ferrara, écrit par St. John et avec Zoé Lund. Ce dernier nous raconte également l’histoire d’une jeune femme vivant seule dans la Grosse Pomme. Dés le début, elle sera traînée dans une ruelle et agressée. Un événement traumatisant qui l’encourage à parcourir les rues en sélectionnant au hasard les victimes qu’elle peut attaquer à son tour. Mais le viol frontal de notre intéressée est remplacé dans The Addiction par cette morsure toxique. Le symbolisme fort de ces attaques – et les dégâts physiques et psychologique qu’ils causent – montre comment l’individu, noyé dans cet amas confus qu’est la société, se désagrège au point de perdre son essence. Soit, nous devenons la caricature de nous-mêmes, un pantin articulé et bien normé ; soit, nous nous consumons dans notre propre perdition. C’était déjà le cas dans Driller Killer avec ce peintre raté qui se transforme en tueur psychopathe armée d’une perceuse électrique. Pareil pour les bodies snatchers du film éponyme, ces voleurs de corps ressemblant à des êtres que nous croyons connaître, que nous avons aimés, mais qui ne sont plus, comme éteints ou privés de leur essence profonde. Dans The Addiction, il suffit de voir ce magnifique plan où l’héroïne déambule dans les rues, son ombre obscure et immense la devançant et la dévorant sur le mur en brique. Ce n’est plus elle qui la guide, désormais, elle est comme possédée, voire engloutie par la crasse new-yorkaise. D’ailleurs, Carlotta ajoute dans ses bonus riches une archive montrant Ferrara alors en pleine phase de montage à New York. Celle-ci vient s’ajouter à un documentaire réalisé en 2018 par Abel lui-même, où il se remémore les souvenirs de tournage avec son chef op, ses acteurs et son compositeur Joe Delia – des new-yorkais pur souches si l’on excepte Lili Taylor. Ah New-York, encore et toujours. La “putain de gentrification de Manhattan“, comme dit Ferrara – dans le numéro de Première d’octobre 2018 – demeure un traumatisme originel pour l’artiste issu du Bronx. D’ailleurs, on peut lire dans “Entre profane et sacré : les bas-fonds new-yorkais dans les films d’Abel Ferrara”, un article écrit par Nadège Rolland-Same – publié en 2014 dans le n° 141 de la Revue française d’études américaines – que “bien loin de ne représenter qu’une simple toile au service de l’intrigue, New York et ses marges permettent la sacralisation, voire la sanctification, de personnages bien éloignés a priori des attributs du divin. Les lieux de la révélation, de la rédemption du salut s’incarnent dans des marges que la société méprise ou cherche d’ordinaire à éradiquer. L’ambivalence des bas-fonds subvertit les catégories sociales”. Donc, le New York Ferrara serait un purgatoire, une antichambre insalubre au sein de laquelle les créatures se croisent lorsqu’elles ont besoin de leur substance. D’un point de vue plus âpre, c’est surtout une ville déchirée par le crack et la corruption. Ça empeste le sperme séché et l’alcool bon marché. Mais ce tableau new-yorkais nous fait presque oublier qu’il s’agissait là d’un des berceaux les plus virulents de la contre-culture américaine. “C’est sur cette sombre scène qu’un phénomène est apparu : l’existentialiste américain – le hipster, l’homme qui sait que si notre condition collective est de vivre avec la mort de l’adolescence à la sénescence prématurée, pourquoi alors la seule réponse vivifiante est d’accepter les conditions de la mort, vivre avec la mort comme danger immédiat, se séparer de la société, exister sans racines, entreprendre ce voyage inexploré dans l’impératif rebelle du soi”. Voilà le constat tiré par Norman Mailer dans son livre, Hipsters : Le nègre blanc. Réflexions superficielles sur le hipster” (1957). Tout est dit, le vampire est un hipster. Justement, nous apprécions les lunettes de soleil portées par notre Kathleen lors de sa descente aux Enfers. Cette paire – en plus d’être une manière de camoufler son mal-être lui confère un style à la Lou Reed. Cette référence au chanteur du Velvet Underground n’est bien sûr pas anodine. Il suffit de se rappeler l’environnement artificiel et les nuits excentriques passés dans la célèbre Factory d’Andy Warhol qui se considérait lui-même comme un vampire. Finalement tout est une question d’appétit et de pulsion, d’attraction et de répulsion. Une pensée que nous allons confronter aux paroles de notre étudiante en plein doute : “Certaines choses sont plus importantes que d’autres : accepter mon existence, appliquer les théories sur ma propre thèse”. Cette même qui conclura “la dépendance est merveilleuse elle fait bien plus pour l’homme qu’une thèse de doctorat”. Elle se questionne sur ces personnes malheureuses qui font des choses par dépit, car qu’ont-elles de mieux à faire ? La persistance est le sacrifice humain. Alors que sa dépendance trouble totalement sa perception, Kathleen se retrouve coincée dans son refus de se soumettre à la dichotomie de l’âme. Forcée d’affronter la lumière, sa seule voie sera l’annihilation.

Une femme portant des lunettes de soleil et aux cheveux courts fume une ciagrette devant une fenêtre dont le store est fermé.

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Nous n’avons cessé de le dire, l’argument surnaturel permet à Ferrara d’extrapoler sur les traces de notre horrible Histoire. Avec The Addiction Ferrara cite Jean-Paul Sartre, Heideger Kierkegaard, Nietzsche. C’est comme si tout un chacun était vampirisé par un passé dont nous sommes le produit. Nous naviguons dans un grand bain de douleur, un immense terrain de souffrances abominables. Notre protagoniste torturée le dit elle-même, “qui ne tire pas de leçon de son histoire est condamné à la répéter“. Elle finira par admettre que cet argument est faux en ajoutant, “ce que nous sommes est à nous et à jamais. (…) notre seul problème et de juguler ce fléau qui ne cesse de croître“. Ainsi les cimetières et les tombeaux motifs indissociables de nos suceurs de sang favoris sont remplacés ici par les bibliothèques. La jeune femme, dans sa perte de vie, est épuisée d’être livrée aux souvenirs et images d’un autre temps. Et c’est là que la déprime pointe le bout de son nez : les vampires vivent, découvrent, entendent et revivent, ils cristallisent cette phase de transition, l’entre-deux mondes, la trace du passé en même temps que celle du présent. N’oublions pas non plus que se droguer, c’est également entrouvrir la porte de la mort. Le sang noir dans le film – est le symbole de cette pulsion, cette envie de savourer le froid glacial de l’existence. Sur sa route, Kathleen croisera par ailleurs un SDF héroïnomane. A l’aide d’une seringue, elle récupère son sang pour se l’injecter directement. La métaphore est évidemment assez parlante… Jim Jarmusch – l’un des représentants majeurs de cette indépendance new-yorkaise – s’en souviendra avec Only Lovers Left Alive (2013). Lui aussi ré-inventera ce rapport au sang dans le mythe vampirique, auquel il rajoute ce problème d’approvisionnements. Chez Jarmusch l’hémoglobine du XXIème siècle est empoisonné par le SIDA et dans The Addiction, quand Kathleen se shoote avec ce liquide malade, notre égarée traverse une troublante phase où ses pensées divaguent entre enfance, religion et traumatisme, le délire est à son paroxysme. Toutefois, ensuite Ferrara s’éloigne du romantisme vampirique pour appuyer sur l’aspect infectieux et faire du monstre une épidémie à abattre mais qui tente tout de même d’évoluer au milieu des ruines de la ville, tel un vieux souvenir portant sur ses épaules le cadavre d’un ancien monde – cette problématique, l’écrivain fantastique Richard Matheson l’avait déjà parfaitement illustrée dans son roman, Je suis une légende (1954) par exemple. Le vampire est donc un inexistant sans vie qui vit dans un temps qui n’existe plus et c’est de la bouche de Peina (Christopher Walken) que nous trouverons la meilleure réplique. “Le monde entier est un cimetière. Nous sommes les oiseaux de proie qui rongent les os. Nous sommes ceux qui informent les mourants… que leur heure a sonné”. Ainsi la définition du déterminisme prononcée au début du long-métrage par le professeur de Kathleen devient essentielle : La rédemption, la recherche de la grâce, n’existent que pour les croyants… la culpabilité a un aspect salvateur, souffrir est une bonne chose. Nous devons ressentir la culpabilité et la souffrance afin de trouver le pardon”. Il est donc parfois bien pire de réaliser que certaines choses ne dépendent que de notre volonté tandis que la religion peut parfois s’apparenter à une drogue aveuglante. Et entre c’est deux voies qui s’opposent celle de la foi et celle du péché le pardon semble bien difficile à trouver. Il est donc bien tentant de succomber au blasphème ultime : le suicide. Voilà pourquoi le vampire est une forme d’appropriation de nos peurs qu’on doit apprendre à dompter. C’est une forme de pureté qui a ses limites car lâcher prise sur la société revient à lâcher une part de son humanité, à se métamorphoser en bête. À moins que nous ne courions inexorablement vers notre destruction dans le seul but de se souvenir de vivre. Quel paradoxe !

Blu-Ray du film The Addiction édité par Carlotta.Dans une autre mesure, The Blackout (Abel Ferrara, 1997) l’histoire d’un acteur junky qui ne se souvient plus d’un meurtre qu’il aurait potentiellement commis tire le même constat : il faut se libérer du passé pour connaître l’équilibre. Les images elles-mêmes sont des vampires. Et Ferrara parsème The Addiction de ces funestes souvenirs de génocide implantés dans l’inconscient collectif. A travers des archives en particulier l’Holocauste, ces gares et ces trains superposés avec la voix en off d’Adolf Hitler rappelle constamment l’horreur. Mais les marteler dans un souci de prévention est un leurre. Abel Ferrara et Nicholas St. John sont tous deux contemporains de la contestation face à la guerre du Vietnam. Ils se positionnent donc d’un point de vue éthique : comment empêcher le pire d’arriver ? Dans “The Addiction of Evil” – un article de Maitland McDonagh et publiée dans Fangoria n°147 (Octobre 1995, P. 15-1­6.) le scénariste dit que le vampirisme n’est qu’un symbole. En dessous, ce film parle du mal qui est incarné dans chaque individu. (…) Nous pouvons parler de l’Allemagne de la Seconde Guerre mondiale. Nous pouvons parler de la Turquie et du massacre des Arméniens. On peut parler du Vietnam. Nous pouvons parler de la Yougoslavie aujourd’hui et de ce qui se passe là-bas. (…) L’image du vampire semble parfaite, car c’est quelque chose qui ne semble pas vouloir disparaître. (…) nous nous contentons de faire le tour et nous ne semblons jamais apprendre.” Une fois mordue, Kathleen mord à son tour, agrandissant ainsi un peu plus le cercle des cannibales dégénérés. Car ce choc traumatique – comme les traces de nos conflits semble condamné à se répéter. Puis, on le sait, le vampire n’a pas de reflet dans le miroir. Revoyons alors ce moment où l’héroïne se confrontent à son miroir dans sa salle de bain : la maladie la ronge, elle n’est plus un individu et sa réflexion nous est refusée par la position de la caméra. La mise en scène préfère conserver l’ambiguïté du caractère surnaturel. Dans le fond, Kathleen n’est que notre projection propre, elle en vient à se questionner, “que ne puis-je affronter sur mon visage ?” Ce sentiment de culpabilité ne s’efface pas avec le temps, lui aussi est immortel. Abel Ferrara regarde ce désastre urbain et s’y enfonce comme prix d’une irrécupérable démence où Ferrara semble placer l’humanité face à un précipice sans fond. Il suffit de revoir la fin du monde programmée par Abel Ferrara dans 4 :44 Dernier jour sur Terre (2011) ou encore de penser à cette scène marquante de Body Snatchers où le père tente de prendre la fuite avec sa famille et doit faire face à sa femme déjà consumée par les parasites. Cette dernière, totalement impassible, interpelle son mari : “Aller où ? Ce qui arrive chez toi n’est pas un incident isolé. C’est quelque chose qui arrive partout à tout le monde, donc, où veux-tu aller ? Où vas-tu courir ? Où vas-tu te cacher ? Nulle part. Parce qu’il n’y a plus personne comme toi”. La sentence est vieille comme la Bible : c’est à Babylone que se ressentent les premières secousses de l’Apocalypse. Avant le grand départ, retenons-donc que l’éternité dure longtemps et que “même les démons souffrent en enfer”.


A propos de Axel Millieroux

Gamin, Axel envisageait une carrière en tant que sosie de Bruce Lee. Mais l’horreur l’a contaminé. A jamais, il restera traumatisé par la petite fille flottant au-dessus d'un lit et crachant du vomi vert. Grand dévoreur d’objets filmiques violents, trash et tordus - avec un net penchant pour le survival et le giallo - il envisage sérieusement un traitement Ludovico. Mais dans ses bonnes phases, Il est également un fanatique de Tarantino, de Scorsese et tout récemment de Lynch. Quant aux vapeurs psychédéliques d’Apocalypse Now, elles ne le lâcheront plus. Sinon, il compte bientôt se greffer un micro à la place des mains. Et le bruit court qu’il est le seul à avoir survécu aux Cénobites.

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