Le festival de Cannes s’est achevé samedi dernier sur un palmarès sans fausse-note – mais aussi sans surprise – couronnant Anora de Sean Baker, et concluant une édition brinquebalante, pour ne pas dire assez triste. De films malades proliférants à films en ruine, il y avait cependant matière à réfléchir…
Sur les écrans, la dèche
« Vous qui aimez les ruines…». C’est une phrase prononcée par Lawrence Fishburne à Adam Driver dans Megalopolis (Francis Ford Coppola, 2024), alors qu’il l’emmène dans un quartier sinistré de la ville. Dans la nuit, sous la pluie, des statues s’effondrent. Cet espace en ruine, c’est celui que choisira César pour y construire sa cité idéale, et c’est, au fond, tout le projet naïf et bouleversant de Coppola lui-même : sur les ruines d’un monde écroulé, inventer un cinéma du futur, un horizon nouveau, saturer son film de toutes les possibilités que le 7ème Art n’aurait pas encore explorées, avant de disparaître. Si ces images des statues qui s’effondrent nous semblent les plus emblématiques du festival, c’est sans doute que beaucoup des objets projetés en Compétition nous apparaissaient dans cet état de délabrement. En 2024, beaucoup des cinéastes cannois semblent englués dans un monde post-confinement, où l’on fait des films avec des restes, des archives. En ce sens, l’étrange mais entêtant Caught by the Tides de Jia Zhang-Ke était assez emblématique du festival : une œuvre faite de chutes de ses anciennes réalisations, d’archives disparates, recomposant patiemment et de manière presque hasardeuse un mélodrame en mode mineur, et toujours une fresque sur la Chine contemporaine. Cette recomposition à partir de bribes accouche finalement, là encore, d’une vision sinistrée du présent : un monde dévitalisé, effondré, sans vie. Malgré la déception – volontaire – de ce final, on aurait accordé à cet essai un Prix de la Mise en scène, davantage qu’à Grand Tour qui a eu la préférence du jury. Reposant aussi sur un même principe d’hybridation entre bribes documentaires et tentatives – assez plates – de fiction, il constituait une de nos plus grandes déceptions de la Compétition, justement parce qu’il n’osait jamais vraiment un saut dans l’abstrait, se contentant d’enluminures dandy que son cinéma évitait jusqu’ici avec une magnifique justesse. On ne va pas refaire la liste de ces films en ruine (on y ajouterait bien le Serebrennikov qui se veut baroque et plein mais ne fait que s’agiter dans le vide, dans les ruines d’un imaginaire déjà carbonisé) le festival sert toutefois aussi à interroger de grandes tendances, et force est de constater que cette tendance à la vanité, à une certaine complaisance à filmer le cinéma comme art en décomposition, ont de quoi déprimer un peu, au mieux de quoi interroger.
Face à tout cela, le jury a fait un choix plutôt convaincant en ne se faisant pas vraiment les témoins de cette décomposition mais en choisissant les travaux les plus pleins de la sélection, les plus tenus. Ainsi, The Substance de Coralie Fargeat – qui, par sa jubilation gore, retrouvait l’héritage perdu des premiers Peter Jackson et nous a réjouits – obtient un beau Prix du scénario qui en a surpris plus d’un. Certains auraient préféré lui voir décerner un prix de la Mise en scène, couronnant sa vitalité et sa puissance punk – qui ont beaucoup divisé. Il me semble au contraire que c’est la distinction la plus judicieuse pour ce film qui ne cesse de jouer des règles qu’il met en place. Fargeat a compris qu’un grand scénario n’était pas réductible à une note d’intention profuse et poliment articulée : son rapport à la narration est avant tout ludique, produisant des attentes pour les contrer autant que les satisfaire, et accouche ainsi d’un plaisir forain extrêmement salutaire dans cette Compétition un peu sinistrée. On lui doit les plus belles visions d’horreur depuis plusieurs années – un œil se dédoublant, des geysers de sang sur des actionnaires, un monstre final éblouissant. De quoi profondément satisfaire notre rédaction.
La Palme d’Or est allée sans doute au long-métrage qui a suscité le plus d’enthousiasme chez les festivaliers. On est en droit de penser que c’est un prix un peu épais pour Anora (Sean Baker) – c’est mon cas – et en même temps, il faut bien admettre qu’il s’agissait d’un des scénarios les plus malins, et d’un des films les plus généreux du lot, malgré une complaisance dans sa traque (son bloc le plus faible) et d’autres parties inégales. Pas de quoi crier au scandale, plutôt même de quoi se réjouir, tant Baker continue de s’imposer comme l’une des voix les plus singulières du cinéma américain contemporain. Nous lui aurions plutôt attribué un prix d’Interprétation féminine, pour l’incroyable partition de Mikey Madison. Mais c’est sans surprise Emilia Perez de Jacques Audiard qui a raflé cette récompense (partagée entre ses trois comédiennes principales) ainsi qu’un Prix du jury – qui nous semble beaucoup plus dispensable. Là encore, rien de honteux au vu de l’enthousiasme qu’il a suscité : comme le disait dans son compte-rendu mon collègue, nous n’avons pas vraiment gouté à cet objet artificiel, pour ne pas dire relativement aberrant, qui vante sa transition en cachant mal ses habituelles obsessions bourrines. Le prix d’Interprétation masculine à Jesse Plemons nous réjouit lui en ce sens que nous l’aimons beaucoup ici, et ce depuis longtemps. Que son premier prix d’envergure lui revienne pour l’atroce Kinds of Kindness (Yorgos Lanthimos) nous plaît évidemment moins, mais si nous avions été obligés d’accorder un prix à cette horreur, disons que ce dernier aurait été le moindre mal.
Le paradoxe de ce palmarès c’est qu’en ne faisant aucune fausse note – si l’on omet le prix spécial un peu douteux à Mohammed Rasoulof pour Les Graines du Figuier Sauvage, qui apparaissait comme un os à ronger au mieux maladroit – il ne semble pas vraiment représentatif des films que nous avons vus, des univers que nous avons traversés. D’une certaine manière, ce propre palmarès cachait l’étrangeté morbide, la décomposition souvent grandiloquente, mal aimable de la Compétition, de la même manière que la jouissance festivalière a fini par masquer les sujets les plus brûlants. Contrairement à ce qui avait été annoncé par des rumeurs persistantes, il semblerait que de nouvelles révélations Me Too aient été étouffées, et le mouvement Sous les écrans la dèche pour la défense des travailleur.se.s des festivals de cinéma n’ait pu s’exprimer pleinement que dans les sections parallèles, le festival réservant un accueil pour le moins agressif à ceux qui arboraient le badge en soutien du mouvement sur les marches et dans le palais des festivals. Heureusement, Payal Kapadia, en recevant un mérité Grand Prix du Jury pour All we Imagine as Light, a fortement fait entendre cette voix contestataire lors de son discours.
S’il avait voulu être parfaitement représentatif d’un certain état de décomposition, sans doute que le jury aurait choisi Les Linceuls de David Cronenberg dont le résultat assez peu probant dans l’ensemble comprenait finalement quelques unes des visions les plus symptomatiques de ce festival. De notre côté, nous aurions choisi le saut dans le vrai inconnu (expression qui revient dans le film, nous y reviendrons prochainement dans un texte plus conséquent), ce film qui ne connaît pas les lois de la physique, que mes collègues – bien que l’aimant – considèrent inclassable, l’hallucinant Megalopolis. Nous garderons bien un arrière goût amer de la cérémonie de clôture, sur cette présence de Coppola, venu non pas pour recevoir un prix, mais pour en remettre un à son ami de toujours George Lucas. Bien entendu, l’image était assez bouleversante, mais l’accueillir une sempiternelle fois comme « Parrain » du cinéma était une faute de goût. Cette année, Coppola n’était en rien le gardien d’un héritage. Il était le cinéaste le plus moderne qui soit.