Alors qu’au fil des jours nous nous engouffrons davantage dans le festival, que les débats sont de plus en plus vifs, la fatigue de plus en plus intense, que les courses entre les séances sont de plus en plus rapides, Fais Pas Genre continue sa plongée au cœur du 77e Festival de Cannes et à travers toutes les sélections à la recherche de pépites comme s’il s’agissait de bons coins à champignons.
• Prologue •
Celui qui se souvient de ses films antérieurs
Entamons d’abord par un geste anachronique dans un carnet de bord : un retour en arrière. Car Cannes c’est surtout des séances à agencer, à choisir. Si choisir c’est renoncer, il est évident que les premières parties de ce carnet de bord n’ont pu être exhaustives, et ce volet ne le sera d’ailleurs pas non pas non plus, autant le préciser. Malgré tout, permettons-nous un rapide retour sur quelques titres qui n’ont pas pu être abordés dans le précédent carnet.
Parmi les titres en Compétition Officielle qui sont passés entre les mailles du filet du premier épisode, La Jeune Femme à l’aiguille de Magnus Von Horn nous a d’abord surpris par un générique intriguant d’inspiration expressionnisme allemand et surréalisme du début du XX siècle, mais le film du danois s’est révélé vite exaspérant. L’histoire de cette jeune fille autour de qui tout s’écroule, se retrouvant près d’une femme au lourd secret qui s’occupe de bébés non-désirés dans le Copenhague d’après-guerre, témoigne d’un acharnement pathétique envers tous les personnages et ne semble construit qu’autour de quelques scènes choc dont la construction millimétrée ne les rend que plus vaines. Autre titre de la Compétition, c’est une (belle) surprise que de pouvoir compter Bird d’Andrea Arnold parmi ces lignes dédiées aux cinémas de genres. Car oui ce nouvel opus de la cinéaste britannique, qui a par le passé surtout démontré son talent dans un cinéma social à la mise en scène nerveuse, presque punk, avec une caméra à l’épaule très proche et tremblante, a toute sa place en ces lieux. Le plaisir pris devant Bird repose sur cette sensation qu’il nous était chère de retrouver à Cannes : la délicieuse émotion de la surprise, de partager l’expérience de cette découverte. Le film d’Andrea Arnold repose indubitablement sur ce principe : la cinéaste démarre dans un ancrage social qui lui est familier – le coming of age d’une adolescente du Nord du Kent, vivant dans un squat avec son père, s’occupant d’enfants des autres, et devant gérer sa propre puberté – puis commence par disséminer des éléments discrets de réalisme magique. Des personnages étranges, une atmosphère mystique devant le passage de certains animaux… Des marqueurs feutrés d’un cinéma que l’on se s’attendait pas à trouver chez Arnold, pour se conclure dans deux éclosions totales, celle du genre, pleinement assumée, et celle de son personnage principal. Plus qu’une surprise, Bird s’impose comme l’un de nos coups de cœur de la Compétition à ce stade.
Du côté d’Un Certain Regard, le film d’ouverture When the Light Breaks de Rúnar Rúnarsson, bien que n’entrant que très peu dans la ligne – visionnages boulimiques oblige – mérite amplement d’être évoqué. L’islandais signe un petit film, 1h20, mais particulièrement puissant. L’histoire d’une journée où deux femmes, la maitresse et la petite amie, ignorent qu’elles partagent le deuil du même homme. Formellement somptueux, Rúnarsson signe un drame romantique dévastateur, qui – et c’est sans doute notre seul bémol – frustre par sa durée. Le récit manque cruellement de temps pour porter sa puissance émotionnelle encore plus loin, lui qui possède pourtant toutes les cartes en main : une photo somptueuse, un script maitrisé, des comédiens & comédiennes convaincants, et une bande son qui risque de hanter les festivaliers qui auront la chance de l’avoir vu. Toujours de ce côté de la sélection, le nouveau projet de Roberto Minervini nous a déçus. D’ordinaire cinéaste documentaire, il signe avec Les Damnés sa première œuvre de fiction, film de guerre aux États-Unis pendant la Guerre de Sécession. La faute à une mise en scène contemplative, dans un panthéisme tiède où la Nature ne reprend jamais le dessus, qui peine à passionner, sauf pendant quelques plans ou séquences sublimes, notamment une scène de fusillade saisissante. Des sursauts qui sont hélas trop peu nombreux, et entrecoupés de réflexions philosophiques sur l’absurdité de la guerre certes irréfutables – notamment la dimension fratricide de tous les conflits – mais guère originales et déjà maintes fois traitées dans de nombreux films de guerre ouvertement pacifistes.
Enfin la nouvelle direction de la Quinzaine des Cinéastes, et leur sélection, continue d’attiser notre curiosité. C’est donc assez naturellement que cette sélection parallèle sera un lieu important de notre périple cannois pour y découvrir dans un premier temps Christmas Eve in Miller’s Point du cinéaste américain Tyler Taormina. Après Ham on Rye sorti sur nos écrans, il signe une comédie américaine autour d’une réunion de famille une veille de Noël. Ici, point de conflit qui allumerait la mèche et exploserait l’ensemble, Taormina passe minutieusement du temps auprès des différents personnages pour délivrer un film choral burlesque, dont l’humour franc et gênant nous a par moments rappelé le cinéma de Eric Judor ou Nathan Fielder. En revanche, ces petites bulles fugaces sont inconstantes, à l’image d’un film qui ne trouve pas toujours le bon tempo, parfois frappé de fulgurances comme de creux. Mais par moments, l’objet s’extirpe de la photographie familiale pour offrir ses plus beaux moments de tendresses : dans les apparitions fugaces de deux policiers campés par Michael Cera et Gregg Turkington ; ou quand le film se meut dans un émouvant teen-movie, le temps notamment d’une superbe séquence qui autour des premiers émois amoureux et charnels adolescents, évoque avec tendresse tous les spectres à la fois de la pudeur et de l’érotisme de ces moments suspendus.
Jour 4 • Collages
Retour de bonne heure à la Quinzaine des Cinéastes pour y découvrir Une langue universelle du canadien Matthew Rankin, connu pour ses univers fantasques découverts dans ses courts-métrages ou dans The Twentieth Century, son premier long. Le cinéaste de Winnipeg ici fait moins le choix d’une audace formelle que d’une audace de mise en scène et d’écriture. Parti d’un postulat ultra original – le film se déroule principalement à Winnipeg, mais est essentiellement en persan – cette fusion improbable, collage presqu’enfantin, est au cœur du projet. Elle permet non seulement un décalage comique implacable, mais offre une ambiance mystérieuse, presque brumeuse, d’autant qu’à la fusion langagière s’ajoute une fusion architecturale, réussissant comme par miracle à faire croire que les bâtiments brutalistes, filmés comme des ruines, pourraient aussi relever d’une rue de Téhéran qui serait sous la neige. Né d’un amour pour le cinéma iranien de la Kanoon – représenté notamment par Abbas Kiarostami ou Jafar Panahi – Rankin rend un hommage vraiment hilarant à tout un art très singulier développé par ces cinéastes à l’autre bout de son monde. Celui d’un cinéma qui avance dans son propre brouillard, qui trouble petit à petit ses repères pour pousser les expériences narratives dans leurs derniers retranchement… Une langue universelle est difficile à résumer, et cela n’aura d’ailleurs pas un très grand intérêt. C’est l’histoire d’un billet coincé dans la glace et de la rocambolesque manière de le récupérer, d’un homme qui rentre dans son Winnipeg natal et ne reconnait pas les lieux, d’un monde aux règles étranges où les choses ne sont pas à leur place. C’est un film à l’humour absurde où se perdre est élevé au rang d’art, pour briser les frontières cinématographiques, celles entre le Canada et l’Iran, entre le comique et le tragique, et retrouver par-là un cinéma joueur avec ses propres règles et avec le public. Une expérience aussi décapante que curieusement familière qui nous a offert l’une de nos plus fascinantes découvertes du festival.
Autre cinéaste « nouveau », c’est en sélection Un Certain Regard qu’était diffusé Black Dog du chinois Guan Hu. Dans une Chine périphérique, loin des mégalopoles connues, proches du Désert de Gobi, un homme, Lang, rentre dans son village natal – encore – après être sorti de prison. A l’orée des Jeux Olympiques de Pékin, le pays entier fait face à une problème de gestion des chiens errants, et l’État somme ses habitants de s’organiser pour combattre ce fléau qui entacherait l’événement. Lang participe à ces battues avant, par un concours de circonstance, de tomber sur le chien errant le plus dangereux de la ville, porteur de la rage. Ces deux êtres marginaux vont donc assez naturellement se trouver, se comprendre et tenter d’avancer ensemble. Formellement impressionnant, Black Dog ressemble à un western qui aurait troqué Monument Valley pour le Désert de Gobi. Une ambition cinématographique portée dès la scène d’ouverture, où en scope, un bus avance avant d’être attaqué par une meute de chiens. Au travail visuel d’inspiration western s’ajoute un travail sonore saisissant : fermez les yeux, et l’attaque de cette meute de chien passe volontiers pour l’assaut d’une cavalerie sur une diligence. Black Dog donne la part belle à ce désert topographique, humain et politique. Il raconte la sensation d’abandon et de désolation de ces territoires où humains et animaux dialoguent et semblent être traités de la même manière, pris dans l’engrenage d’une chaîne alimentaire sociale pour la défense de l’image de la Nation qui prime sur les trajectoires individuelles. Dans ces ruines, l’amitié puissante qui unit l’homme et le chien irradie l’écran par la pureté de cette relation homme/animal, finalement peu éloignés l’un de l’autre. Narrativement assez attendue, la présence des animaux à l’écran offre par leur spontanéité des moments lumineux comme déchirants qui font le cœur de ce beau film.
Restons dans ce cinéma chinois des périphéries et des individus atomisés pour aller cette fois du côté de la Compétition Officielle, avec le retour de l’éminent Jia Zhangke avec Caught by the Tides. En germe depuis une vingtaine d’année, le cinéaste chinois signe l’un de ses œuvres les plus déroutantes, construits à partir d’images tournées au début du siècle, de chutes d’autres de ses films, et d’images nouvelles, Caught by the Tides est un patchwork de régimes d’images différents, qui nous interrogent sur leurs natures (fictives, documentaires ou d’archives) radicalement dépouillé de toute narration, pratiquement épurée de toute parole. Divisé en trois parties et deux zones géographiques différentes – 2001 à Daqing, 2006 aux Trois Gorges pendant la construction du grand barrage, puis pendant ou bien juste après le Covid de nouveau à Daqing – il narre l’errance amoureuse d’une femme et d’un homme. Un « suis-moi je te fuis » un peu convenu, souligné par ces destins humains face à l’atomisation des individus que s’acharne à effectuer le capitalisme chinois, élément que Jia Zhangke a déjà chroniqué par le passé dans A touch of sin notamment. Le collage d’images a beau créer un ensemble unique et déroutant, qui n’ennuie jamais, l’abrupte radicalité de sa narration ponctuée de trous peine à embarquer pleinement. Jia Zhangke semble pourtant vouloir faire le film-somme de ses ambitions, qu’il s’agisse de sa mise en scène comme de ses thématiques, malgré une énième performance XXL de l’actrice fétiche du cinéaste chinois, Zhao Tao.
La journée s’est conclue par des retrouvailles avec une cinéaste qui nous est chère. Patricia Mazuy (lire notre entretien) présentait à la Quinzaine des Cinéastes La Prisonnière de Bordeaux, son nouveau film depuis Bowling Saturne. Réalisatrice de la furie tapie dans le cœur des hommes (et des femmes), elle met en scène la rencontre entre deux femmes, les géniales Hafsia Herzi et Isabelle Huppert, dont le point commun est d’avoir un mari en prison et de le visiter régulièrement au parloir. Mazuy signe un film éminemment chabrolien, laissant la part belle à la parole, tente d’observer le collage entre deux personnages issus de milieux sociaux différents, unies par leur situation personnelle mais surtout par la solitude. Une errance qui ne manifeste pour une dans l’ennui, une perte de repères ; pour l’autre dans un écrasement face aux impératifs d’une mère seule et précaire embourbée dans les galères de son mari. Des personnages névrosés, à l’image du premier plan du film, dévoilant le reflet d’Isabelle Huppert à travers un plafond en miroir dont la surface boursoufflée déforme le corps déjà titubant de son personnage. Le talent de mise en scène, bien que discret – mais qui donc laisse le champ libre aux comédiennes – jaillit ponctuellement, donnant à voir sa manière si singulière de filmer l’explosion violente et toujours fulgurante, attendue mais imprévue qui aboutit au conflit. Conflit qui tire sa source dans l’hexis des riches et des pauvres – c’est-à-dire la façon dont notre tenue, nos gestes, le choix de nos mots et de nos comportements sont des marqueurs d’une situation sociale – la manière dont la bourgeoisie parvient toujours à reconnaitre les Autres, ceux qui ne sont pas comme eux, et la violence de cette assignation à la pauvreté par le geste et la parole des bourgeois.
Jour 5 • Derniers tours de piste
En lice pour l’obtention d’une potentielle deuxième Palme d’Or, Jacques Audiard faisait son retour en Compétition Officielle avec Emilia Pérez. Un retour intriguant à plus d’un titre, le cinéaste français aventurant son histoire dans le milieu des cartels mexicains, et son cinéma sur le terrain de la comédie musicale. L’histoire est celle d’une avocate interprétée par Zoe Saldana, engagée pour aider et organiser l’opération de changement de sexe d’un ponte du banditisme, malheureux depuis toujours dans son corps d’homme. Une fois l’opération effectuée la désormais nommée Emilia Pérez profite de sa nouvelle identité pour se lancer dans la lutte contre le trafic, tout en essayant de rester proche de ses enfants. Un récit casse-gueule sur le papier, accompagné avant sa projection d’une promesse de mise en scène flamboyante qui nous a laissés sur notre faim. Si les inspirations de comédies musicales hors-normes sont – trop – évidentes à voir, en premier lieu Annette de Leos Carax ou même Une chambre en ville de Jacques Demy, les artifices de cinéma de Audiard sont trop prononcés, trop balourds et ne permettent pas ici de l’emporter sur les incohérences et les longueurs du scénario. Les scènes musicales par ailleurs ne sont pas forcément mémorables, tant sur la piste que sur le chant, noyées dans le récit et les dialogues parfois indigents d’Emilia Pérez, trop sporadiques pour marquer durablement quand elles ne sont pas carrément abandonnées pendant presque le deuxième et dernier tiers du récit. Les intentions d’être un chef d’œuvre sont trop visibles, expliquant le sentiment de déception bien plus que d’aberration qui nous anime à l’issue de ce nouveau film, absolument pas raté, cependant hélas jamais flamboyant tant on a l’impression de voir un algorithme à Palme se dérouler sous nos yeux. Réponse samedi prochain…
S’en est suivi un long périple en bus pour rattraper, dans un multiplex éloigné de la Croisette, gigantesque cerveau de métal – cocasse – entouré de bâtiments brutalistes, le nouveau film de Guy Maddin, présenté en Hors-Compétition. Rumours donc, co-réalisé avec Evan et Galen Johnson, est une satire politique brumeuse autour des dirigeants du G7 en cours d’écriture d’un discours commun, porté par un casting séduisant – entre autre Charles Dance en président américain, Cate Blanchett en chancelière allemande ou Denis Ménochet en président français – mais comme souvent avec le cinéaste foufou de Winnipeg (encore), rien ne va se passer comme prévu. Rumours a beau ne pas lésiner sur la composition onirique – ou cauchemardesque – de certains plans dont on apprécie l’audace plastique et sur une absurdité inquiétante dans ses rebondissements, le long-métrage peine à tenir son rythme qui parait démesuré pour ses ambitions et ses intentions, et aurait davantage pu s’épanouir ou être plus amusantes sur une durée plus réduite. Au lieu de cela, on erre assez longtemps avec les dirigeants du monde alignant pas mal de truismes sur la société dans le brouillard des forêts bavaroises, peinant à nous emballer devant ce spectacle bien peu corrosif sur la vacuité du travail politique, la perte de sens des concepts, la moquerie du politicien héroïque et providentiel. Un sommet aux allures apocalyptiques de dernière réunion, qui ne dépasse jamais ce postulat de base de la satire politique, accompagné de joyeuses étrangetés bien trop disséminées ou annexes au récit pour mélanger l’ensemble de manière homogène.
Ce même parfum de fin d’un monde a été retrouvé cette fois à la Quinzaine des Cinéastes, pour y découvrir Eephus. Premier film de l’américain Carson Lund – chef opérateur de Christmas Eve in Miller’s Point évoqué plus tôt – il raconte avec mélancolie une fin, un vrai dernier tour de piste, celui de deux équipes de base-ball amateurs dans leur stade local pour un dernier affrontement avant que celui-ci ne soit rasé pour y construire une école. Récit du dernier jour, c’est par son parfum de finitude que le long-métrage émeut autant, dans ce spectacle sportif assez médiocre – même si on n’y connait rien au baseball, d’ailleurs la compréhension des règles n’est absolument pas l’enjeu – se déroule la dernière représentation d’un passion centrale dans la vie des protagonistes. Une raison d’être, de faire communauté, qui va inexorablement prendre fin. Alors on joue. Et jusqu’au bout de la nuit s’il le faut. Ce geste physique absolu, sportivement amateur, s’accompagne de moments de comédie désarmants de sincérité sur les conditions des personnages, conscients de l’absurdité de l’importance accordée à ce dernier moment. Mais c’est une passion, c’est plus fort que tout, c’est une raison de vivre et une trace de leur histoire, qui rend le film drôle, touchant, et donc parfaitement enchanteur. Pour ces personnages, ce moment est souhaité comme un eephus, une balle lancée si lentement, et avec une rotation telle qu’elle semble s’arrêter en plein vol. Une dilatation du temps, un moment suspendu pour vivre éternellement ce moment. Pourtant le stade n’est réservé que pour la journée, c’est d’ailleurs aussi un des aspects de mise en scène les plus charmants de Eephus : rendre compte dans son montage et dans ses cadres, à la fois d’une bulle hors du temps, et à la fois le simple mais déchirant passage de la journée, du matin à la nuit noire. En cela il rappelle – toutes proportions gardées – le Goodbye Dragon Inn de Tsai Ming-Liang : assister à un spectacle dont on connait d’avance la finitude, lutter toutefois contre l’inexorable passage du temps pour que ce paradis ne soit pas perdu d’avance, et naturellement échouer. Une simplicité émouvante du dernier lancer à venir, de la dernière frappe, de la fin naturelle des manches, font de Eephus un des films les plus enthousiasmants de cette Quinzaine des Cinéastes. En même temps, Le Stratège de Bennett Miller (2011) nous avait prévenus : How can you not be romantic about baseball?
Jour 6 • Délicieuses pourritures
Il est là, il est attendu, et surtout il ne déçoit pas. Bien au contraire. C’est d’abord avec surprise que la nouvelle avait été accueillie, la présentation en Compétition Officielle de The Substance, deuxième réalisation de la cinéaste française Coralie Fargeat, après Revenge (lire l’entretien qu’elle nous avait donné). Auréolé de mystère, d’abord parce que son synopsis fut tenu secret, puis ensuite relativement mystérieux car rappelant son court-métrage Reality+, la surprise a laissé place à la curiosité, puis à la découverte. Celle du grand film de genre du Festival – à ce stade – et clairement (avec Megalopolis) celle du grand coup de couteau dans la jugulaire de cette Compétition. Fargeat fait reposer son travail sur des postulats et des structures bien établis pour mieux les faire voler en éclat par la suite : d’abord, le postulat d’une société occidentale crasseuse envers les femmes, pire encore dans le monde du show-business où le diktat de la beauté et le passage du temps scellent à tout jamais leur destin. Elisabeth, ancienne star de cinéma, est désormais autour de la cinquantaine et à la tête d’un genre d’émission d’aérobic. Décision d’actionnaires, aréopage de vieux capitalistes croulants, elle est licenciée car il faut de la chair fraiche pour booster les audiences. Désemparée, elle se tourne vers une entreprise proposant La Substance, série d’injections et de protocoles à suivre pour faire éclore, une semaine sur deux un « soi, en mieux », et que du corps d’Elisabeth jaillisse littéralement Sue. La structure de base rappelle Gremlins : une série de règles relativement simples à respecter, martelées pour mieux être brisées une par une, et se délecter des conséquences inconnues. The Substance est une œuvre génialement généreuse, avec une multitude de références au cinéma de genre (Kubrick, Otomo, Cronenberg, Carpenter, etc.), un geste absolument inattendu et imprévisible – notamment dans les conséquences des transgressions des règles. Fargeat signe un film joueur et jouissif, une performance punk et adolescente, surtout très douée en arts plastiques. Sa mise en scène ne fait jamais dans le choc atroce, loin d’un genre d’images qui serait considéré comme horrible d’un point de vue moral, mais un choc imprévisible, du body horror aussi glauque dans sa manipulation de la chair que décapant et hilarant dans sa liberté de ton et de récit oscillant entre les ambiances et les genres. Avec ce second long-métrage, Fargeat fait dans l’outrance absolue : celle du régime d’image télévisuel occidental, masculin – le directeur des programmes est un homme, comme les actionnaires, comme les caméramans – violente et terriblement ridicule confrontée à l’outrance de ses visions horrifiques et déformation des corps. C’est un film de genre comme on n’en avait plus l’habitude de voir – jamais retenu par un sujet à creuser, qui n’a jamais peur de se salir les mains, dédié tout entier à un plaisir plastique et narratif – qu’il en est non seulement très réussi sur le plan de l’imaginaire, qu’absolument hilarant et parfois touchant, comme le tout dernier plan. Un coup de crâne à un cinéma de genre parfois trop réfléchi avant d’être purement ressenti alliant sur la longueur concepts horrifiques puissants et surprenants pour finir dans un bain de sang vengeur et cartoonesque qui a secoué le Festival.
Dur de redescendre. Quitte à se mouiller la nuque avant la prochaine séance pour éviter l’hydrocution, restons dans des thématiques un peu proches : au pourrissement des chairs, succèdent les pourrissement de l’esprit. Présenté à Un Certain Regard, Santosh de Sandhya Suri, est un polar indien qui met en scène le personnage éponyme, veuve depuis peu, à qui l’on propose un concept étrangement très romantique : un programme qui permet aux veuves de prendre le métier de leur mari décédé, pas dans les mêmes conditions exactement, mais proche. Séduisant dans les perspectives romantiques, ce tour de passe-passe administratif n’est malheureusement pas le cœur du sujet. Passé ce postulat, il lorgne plutôt du côté du polar classique mais efficace : alors que Santosh se forme sur le terrain auprès d’une policière expérimentée, la bonne morale du personnage se confronte surtout à un système policier en vase clos, dans lequel tous les accès de violences sont bons pour tenter de résoudre une enquête. Très classique dans sa mise en scène, et d’une certaine manière dans ses enjeux, l’intérêt principal réside dans cette intrication réussie entre la violence du système de castes et celle du système policier. Et le personnage féminin se retrouve dans une quête morale et émancipatrice, prise au milieu de ses deux engrenages.
Enfin, pour conclure ces journées, petit crochet à Cannes Première. Le nouveau film d’Alain Guiraudie aurait pu (dû ?) s’appeler Gare aux morilles ou Trompettes de la mort. Au lieu de cela, il s’appelle Miséricorde, ce qui est une très bonne option, mais on voulait surtout montrer qu’on était content de nos jeux de mots fongiques. Dans une campagne boisée plongée dans les brumes automnales, un homme rentre dans son village natal pour payer ses hommages à une veuve. Sa présence électrise le fils de la veuve, mais aussi d’autres habitants du villages, jusqu’à l’explosion, et ensuite – et surtout – un terrible secret à garder. L’îlot que constitue le cinéma de Guiraudie dans le paysage du cinéma français se meut en bon coin à champignons, à la fois espace privilégié de rencontres – de toute nature que ce soit, bien que comme à son habitude l’hédonisme en soit une prégnante chez le cinéaste – autant que témoin de quelque chose de pourri sous terre. Le champignon dans Miséricorde est un génial ressort comique trouvé pour manifester que quelque chose de moisi s’est passé, à la fois objet de mort et d’humour, une délicieuse pourriture. Thriller rural et comique animé par cette force du désir chez ses personnages, Alain Guiraudie signe un film hilarant, pas son plus ambitieux formellement mais une parfaite réussite en termes de ton et d’écriture, notamment lorsqu’il prend un malin plaisir à faire s’écrouler le secret petit à petit, le mettre ensuite entre des mauvaises mains, inventer des personnages décapants – le policier qui a quelque chose de gauche, ou surtout un extraordinaire personnage de prêtre dont les secrets, eux, doivent être gardés. Un travail d’équilibriste entre des forces charnelles qui tendent les relations entre les personnages autant qu’elles servent une mécanique comique déjà à l’œuvre dans Viens je t’emmène, mais ici totalement maitrisée. Un bijou de comédie policière, délicieusement original, que l’on aurait largement aimé voir en Compétition Officielle, et qui confirme qu’Alain Guiraudie est un cinéaste dont la singularité est à chérir profondément, tant il nous le rend bien.