Neuf ans après Mad Max : Fury Road et deux ans après Trois Mille ans à t’attendre, George Miller revenait cette année à Cannes pour présenter son tant attendu prequel consacré à l’impératrice Furiosa. Cette « Saga Mad Max » comme l’annonce son sous-titre nous a beaucoup surpris dans son contenu et sa forme. Mais s’il y a bien quelque chose qui ne nous étonne plus, c’est que le résultat est, une fois encore, éblouissant.
Mythologie des « Déjà-Morts »
« Où devons-nous aller, nous qui errons sur cette terre désolée, en quête du meilleur de nous-même ? ». Telle était la magnifique question posée en conclusion de Mad Max : Fury Road (2015), affichée en carton comme une citation du premier homme de l’Histoire. Ici encore, un nouveau personnage de narrateur – vieil homme barbu, « The History Man », qui est comme une banque de données scientifiques et d’histoires tout au long du récit – s’interroge en ouverture sur ce qui peut nous permettre d’affronter le monde « qui s’écroule autour de nous ». Ce vieil homme étrange sera le guide de la narration dont on apprendra plus tard qu’il aurait connu toute cette histoire de la bouche de Furiosa elle-même. Derrière ces airs d’entertainer jouisseur et extrêmement généreux, George Miller a toujours caché une réflexion inquiète et profonde sur le sens des histoires, leur portée à travers les âges, et leur capacité à nous sauver des souffrances du quotidien et du monde environnant. Son dernier essai en date, Trois Mille ans à t’attendre, avec son héroïne narratologue soutenue, bien qu’abandonnée in-extremis, par un Djinn, constituait en quelque sorte l’Art Poétique de cette obsession millerienne, mais elle a toujours infusé dans son travail. Que cela soit chez les manchots en quête d’un espace à habiter des Happy Feet (2006-2011), ou encore plus dans la terrible quête de guérison de Lorenzo (1993), il y a toujours chez ses héroïnes et héros une façon de trouver un refuge allégorique dans les histoires qu’on se raconte, pour capter une essence de l’humanité, même si ce refuge n’empêche en rien la souffrance et la solitude. Au contraire, chez lui, l’un nourrit toujours l’autre, et c’est encore, plus que jamais le cas, dans ce nouvel essai. Ce n’est pas pour rien que Max reste le personnage le plus emblématique de son cinéma, celui sur lequel il est le plus revenu. Ce lonesome cowboy blessé n’est héroïque que parce qu’il semble avoir été arraché de son humanité. Il n’est plus qu’un bloc de violence, un corps perdu dans la désolation, et c’est précisément parce qu’il a tout perdu qu’il est capable de sauver ceux qui l’entourent. Cela n’a rien d’original – c’est même le ciment de toute réflexion sur la figure du héros (nul besoin de revenir, une fois encore, sur l’héritage de Joseph Campbell chez Miller) – or c’est dans cette approche très pure, très resserrée de la mythologie, que le cinéaste a pu libérer au mieux les forces de son imaginaire. Fury Road en était la preuve la plus saillante : sur le canevas ultra ramassé d’une unique course-poursuite, il déploya probablement son ouvrage le plus riche, son chef-d’œuvre absolu et incontestable. Ici, si Max est presque totalement absent, on y reviendra, c’est toujours cette matière héroïque, mythologique autant que morbide, qui innerve chaque plan, à travers la figure de son héroïne qui a également tout perdu.
Pourtant, cela a déjà été beaucoup relevé, il faut dire que George Miller a, ici encore, largement surpris son monde. Chaque Mad Max était différent du précédent, surtout parce qu’ils ne se suivaient pas narrativement. On pouvait même considérer que chacun d’entre eux se déroulait dans des univers nouveaux. Cette fois, il retourne sur les terres de Fury Road, dans le même univers pour offrir un long-métrage aux antipodes de ce dernier. Dès les premiers plans, Miller impose une nouvelle forme, un nouveau rythme. Si l’introduction est presque la même, tout vient très vite nous surprendre, ne serait-ce qu’un plan du ciel jusqu’à la Terre, assez semblable à ceux qui inauguraient les Happy Feet. S’enchaînent d’autres longs plans larges et picturaux, accueillant un rythme lent, étrange : la jeune Furiosa est capturée, et sa mère part à sa recherche. La poursuite se fait sans musique, ponctuée d’écrans noirs, d’ellipses surprenantes. Cette absence n’est pas la seule surprise sonore, le mixage paraît sourd, pesant, aux antipodes du tumulte musical qu’on avait laissé dans le Wasteland. Il y a tout de suite une ampleur de la mise en scène qui évoque d’avantage le péplum (on pense aussi aux films de chevalerie, comme il y est souvent question de forteresses à prendre, à assiéger, au-delà des différentes montures, motorisées ou non, qu’arborent les personnages) que le film d’action classique. Le chapitrage construisant le récit va en ce sens : il s’agit vraiment de dresser un parcours mythologique, de revenir à une certaine tradition orale qui innerve toute l’œuvre de Miller. Fury Road était une immersion au cœur du chaos, Furiosa pourrait presque être ressenti comme une histoire racontée au coin du feu. Il faut dire qu’il avait déjà tenté cette approche du personnage et de l’univers dans le troisième épisode – Mad Max : Beyond Thunderdome (1985) – mais dont la gestation douloureuse (son compère de toujours Byron Kennedy était décédé accidentellement quelques jours avant le tournage) l’avait conduit à quitter le tournage et à plus ou moins renier cette inégale tentative. Ici, il transforme pleinement l’essai du récit ample et épique pour mettre en scène la première figure mythologique féminine de l’Histoire du cinéma. Car, à bien y réfléchir, on n’en trouve pas vraiment d’autre. Dans un tweet extatique, le cinéaste Edgar Wright compare Furiosa à Ben-Hur (William Wyler, 1959) et c’est une piste tout à fait judicieuse. On retrouve ici le récit de vengeance s’étendant sur de nombreuses années, la grandeur des espaces mise en avant par un Scope magnifiquement maîtrisé, l’ampleur du récit et des ambitions. En fait, George Miller ne revient pas vraiment à Mad Max – comme le confirme un plan où il apparaît de dos, qui est là comme une authentique fausse piste cherchant à décevoir les adeptes du fan service – il dessine une nouvelle épopée. Peut-être sa première aussi franche.
L’univers n’est donc pas étendu – à la manière des extensions ad nauseam des blockbusters contemporains qui additionnent, accumulent, plus qu’ils n’approfondissent – mais investi dans un genre nouveau. L’action n’y est plus le centre névralgique du récit elle se déploie dans des pics d’intensité patiemment annoncés. Si bien que, s’il y a surprise sur la teneur du récit, il n’y a aucune déception quant à la puissance de ces scènes d’action, dont Miller reste sans doute aujourd’hui le maître incontesté. Moins musicales et réalistes que celles du précédent, elles jubilent des possibilités du numérique, avec un découpage se permettant de longs plans larges, des mouvements improbables de corps et de matières. Des personnages s’envolent en parachute tout en canardant le convoi, des voitures ou des motos sont capables de surmonter des montagnes de sable, et l’avalanche de magnifiques effets numériques rappellent les trouvailles de ses films d’animation et le désir qu’il a caressé de faire un Mad Max intégralement en animation performance capture.
Ce qui frappe dans ce déluge numérique d’une créativité inaltérée, c’est la morbidité des visions qui nimbent le récit. Des tortures infligées par Dementus, cet antagoniste aussi cruel que ridicule (incarné par un excellent Chris Hemsworth), au bras arraché retenu dans le vide de Furiosa ; d’une grotte emplie de cadavres en décomposition dévorés par des vers à un vortex de sable engloutissant ceux qui y tombent ; de corps en flammes à ceux meurtris par les blessures, les personnages errent dans un univers plus que jamais désolé où la mort est absolument partout, comme si la vision qu’on en avait correspondait à celles des personnages que nous suivons, dévastés par la disparition de leurs êtres les plus proches. C’est la clé de la confrontation finale entre Dementus et Furiosa, là encore très surprenante, qui déjoue l’attente épique pour ne devenir qu’un échange bavard. Lui comme elle sont des « Déjà-Morts » ce qui correspond à une grande tradition mythologique mais qui trouve ici une incarnation théorique surprenante dans un blockbuster de cette ampleur. Cet épilogue contient une autre clé : après l’échange entre les deux antagonistes, le narrateur déplie plusieurs fins possibles, et chacune de ces hypothèses, qui auraient traversé les récits populaires, nous est représentée jusqu’à ce qu’il nous annonce « la vérité » sur la fin de Dementus, qui lui aurait été racontée par Furiosa elle-même. Toutefois cette vérité contient une image qu’on ne dévoilera pas et qui ne peut être qu’allégorique… Ainsi me semble conduit tout le récit de Furiosa : une sorte de pataphysique ininterrompue où George Miller laisse en permanence se déployer son imaginaire, sans filtre, pour accoucher d’une légende nouvelle du cinéma. De cette manière, le récit peut se permettre tous les trous, toutes les embardées. Il peut ne retenir que ce qui ferait la légende. Quand il nous annonce une « guerre de 40 jours », nul besoin de rentrer dans le cœur de la scène d’action, seules les images les plus saisissantes resteront. Pas besoin de savoir comment Furiosa s’est échappée en se débarrassant de son bras lors d’une hallucinante scène de ballet motorisé où son acolyte Jack (incarné par Tom Burke) est torturé, seule compte l’iconique image finale. On pourrait voir de la même manière le montage du générique de fin, qui reprend les images les plus emblématiques de Fury Road, même si c’est loin d’être le passage le plus heureux du film (pourquoi ce nouvel étalonnage affadi sur des images originellement si belles ?), tant il prend le risque de faire considérer ce nouvel essai que comme un dispensable appendice, ce qu’il n’est pourtant pas. Quoi qu’il en soit, cette façon de revenir constamment à l’iconisation pour mieux l’interroger guide une bonne partie de la diégèse de Furiosa, où Miller semble avoir trouvé la bonne formule pour laisser libre court à son imaginaire débridée sans qu’on ait jamais le sentiment d’une quelconque gratuité. Sans doute parce que cette manière de laisser se déployer les visions s’accompagne d’un point de vue profond, et d’un sens de la narration visuelle toujours aussi impressionnant. Pour le second, on ne compte plus les brillantes transitions, les idées simples et créatives permettant de figurer le passage du temps. Je retiendrai particulièrement cette carte dessinée sur le bras de Furiosa, avant qu’elle ne disparaisse avec lui, sans que jamais cela ne soit souligné par les mots…
Sur l’originalité et la profondeur du point de vue, on peut le voir dans un détail très marquant. Alors que l’imaginaire du long-métrage est particulièrement morbide, on assiste presque jamais à la mort des personnages. Au début, le trépas de la mère de Furiosa est laissé hors-champ, son exécution s’arrêtant sur une image de torture particulièrement dure dans l’œil de sa fille. C’est encore plus frappant plus tard, dans la scène de torture de Jack cette fois. Furiosa s’enfuit sans se retourner, sans qu’on ait accès au moindre échange entre les deux avant que ce personnage pourtant capital, et très attachant, ne meure. Il disparaît dans le coin d’un plan large ensablé, ne se détachant pas plus du plan que les quelques chiens qui le dévorent… Furiosa, la « déjà-morte », ne cesse de fuir la mort sans se retourner, sans lui adresser le moindre regard, la moindre larme, obsédée par son programme de vengeance. Une seule fois, la caméra de Miller s’attarde un peu sur un personnage décédé. Il s’agit d’une figure totalement secondaire, incarné par Quaden Bayles, jeune adolescent atteint de nanisme. Ce jeune homme avait décrit le harcèlement qu’il subissait dans une vidéo devenue virale. George Miller lui avait alors proposé un rôle dans Trois Mille Ans à t’attendre, avant de le réengager ici dans cette apparition plus marquante. Son personnage décède brutalement à cause d’une balle perdue lors de la plus grande scène d’action. Et cette fois, sa caméra empathique s’attarde un peu plus sur cette cruelle disparition, montrant même quelques larmes discrètes sur les yeux d’Anya Taylor-Joy, dont il faut souligner l’intensité de l’interprétation. Derrière toute cette mythologie débridée, proliférante et géniale, il n’y a peut-être qu’une idée à retenir, soutenue par une image déchirante : la dévastation d’une enfance brisée.