The Sweet East


À force d’être continuellement pilonné de blockbusters, de mega-séries et d’actualités plus spectaculaires les unes que les autres, on a tendance à oublier que les États-Unis existent vraiment. Que de vrai.es personnes habitent, plus que le temps d’un film, dans ce pays qui ne cesse de se donner en spectacle au reste du monde. Des personnes sans univers à sauver, sans parcours de vie extraordinaire, sans super-pouvoir, dans un monde sans alien ni dragon, mais pas sans monstres. Et de temps en temps, des petits films à la magie insoupçonnée passent le voile atlantique pour nous ramener un peu de ce quotidien. The Sweet East (Sean Price Williams, 2024) est l’un de ces rares oiseaux migrateurs aux petites dents mordantes, qui vient nous offrir une piqûre de rappel sur la crise identitaire et idéologique que traverse actuellement ce pays. Nouvelles donc de cette usine à rêves qui ne fait plus rêver.

Gros plan sur le visage de Taila Ryder qui se regarde dans le miroir, avec un air méfiant, dans le film Sweet East.

© Marathon Street

Make America Lilian Again

Lilian, lycéenne, fugue de son voyage scolaire à Washington qui l’ennuie. Lassée des séances de photos devant la Maison Blanche qui ne signifie rien pour elle, fatiguée de voir son ex avec sa nouvelle copine, elle décide juste de partir, sans rien dire à personne, parce qu’elle en a envie, parce qu’elle le peut. Dans un bar d’abord, puis dans le van d’un jeune artiste antifa. Puis dans la maison d’un intellectuel facho. Puis sur un tournage de bobos new-yorkais. Puis dans un étrange camp militaire musulman. Puis dans le château d’une secte indéterminée. Puis elle revient chez elle, des mois après, comme s’il ne s’était rien passé. Et c’est fini. Comme si ce voyage n’avait rien changé, ni à sa vie, ni à sa vision des choses. Comme si la folie du monde adulte n’étant pas moins ennuyeuse (et dangereuse ?) que son banal carcan familial. Et pourtant, cette odyssée blasée à travers une Amérique qui s’auto-parodie n’est pas cynique. Derrière chaque clown, chaque cliché, chaque horreur, l’œil tendre de Sean Price Williams parvient à déceler une beauté subtile, un humour décapant, une poésie ravageuse.

Son premier coup de génie, c’est Lilian, l’adolescente. Une catégorie sociale qui par sa simple existence trouble et divise l’Amérique, tout un groupe de personnes bien réelles sur lesquelles sont en permanence projetés idéaux et fantasmes : enfant à protéger, innocence impuissante, fruit défendu, identité et sexualité en construction, femme en devenir, femme de demain… A cause de ces visions, l’adolescente devient un objet politique que tous cherchent à s’approprier. Ainsi, tous les personnages que Lilian rencontrera se placeront en supériorité, en parrains garants de sa protection, de son éducation, assumant du coup d’emblée sa bêtise et sa malléabilité. Pourtant, Lilian, comme la plupart des adolescents, est loin d’être bête. Elle sait, ou du moins devine ce qu’on attend d’elle, et elle en joue pour arriver à ses terribles fins : voir un peu du pays, avoir un endroit où dormir. Quelle horrible manipulatrice.  The Sweet East commet ainsi l’irréparable en nous montrant une jeune femme qui fait ce qu’elle veut sans pour autant avoir quelque chose à nous proposer. Lilian n’a pas d’objectif fort, pas de besoin irrépressible à la Big Fish (Tim Burton, 2003) de quitter sa ville perdue trop petite pour elle, pas d’horrible famille ou d’affreux camarades de classe à fuir, pas de talent précoce particulier qui rendrait injuste de priver le monde de son incroyable personne. Non, Lilian est juste une ado, certes très débrouillarde, qui s’ennuyait et voulait juste faire un tour. Et chose apparemment incroyable, elle le fait, bravant tous les obstacles avec une aisance déconcertante. Comme si on en faisait des caisses depuis le début sur les dangers qui la menacent. The Sweet East parvient constamment à ne pas être le film qu’on voudrait qu’il soit et n’a pas de compte à nous rendre.

Des mains gantées en rouge font sourire une jeune fille triste, en appuyant sur le coin de ses lèvres, dans le film Sweet East.

© Marathon Street

Car rappelons-le, la soi-disant liberté adolescente des teen movies a toujours un prix. Faites ce que vous voulez les jeunes, tant que c’est temporaire, cadré et que les vieux puissent en profiter au passage. Si on vous laisse faire vos bêtises à l’écran, c’est par nostalgie, pour rendre hommage aux folies passées aujourd’hui durement réprimées. Et si on insiste autant sur votre sexualité, disons-le, c’est parce que les corps adolescents font vendre. L’irrévérence de la prémisse d’Into The Wild (Sean Penn, 2008) ? Une grande pub pour inviter les jeunes hommes à se ressaisir de leur masculinité privée par la ville. L’affirmation de soi des Mean Girls (Mark Waters, 2003) ? Tant que c’est entre les quatre murs bien cimentés du lycée. L’appel à la curiosité sexuelle des American Pie (Frères Weitz, 1999) ? Une fois les années lycée et fac passées, on revient dans les clous avec mariages et hétérosexualités bien rangées. Les films de Sofia Coppola sur le sujet, Virgin Suicides (2000) et le récent Priscilla (2024), sont particulièrement forts puisqu’ils ramènent le teen movie à la triste et terrible réalité de l’enfermement contraint des jeunes femmes, à leur incapacité à agir, non pas par manque de force, mais par la terrible puissance de séquestration qu’elles subissent par la société américaine dans son ensemble. The Sweet East, avec sa justesse et sa fantaisie, traite le même sujet en nous laissant respirer, permettant non seulement à son héroïne d’agir mais en la faisant triompher à chaque coup. Lilian a beau être jeune, elle est aussi perspicace et indépendante, surtout elle existe. En dehors de son lycée, de sa famille, de ses relations, de sa sexualité, en dehors de son avenir elle existe pour elle et pour elle seule, et si cela ne plaît pas à l’Amérique, tant pis.

Parlons-en de cette Amérique. De cet enchaînement absurde de personnages pathétiques imbus d’eux-mêmes, complètement fondus dans leurs idéaux et leurs identités forcées. Tout un éventail qu’on aurait du mal à qualifier de caricatural tant il est certain que ces stéréotypes existent bien là-bas, comme nous en avons nos propres versions ici. L’artiste-activiste qui pense changer le monde par ses installations à deux balles ou ses descentes violentes mal organisées, l’incel terriblement seul, qui justifie son isolement et son absence de relations en se réfugiant dans une idéologie nationaliste et ultra-conservatrice, le duo de réalisateur.ices engagé.es incapables de raconter une histoire sans la noyer dans un flot continu d’élucubrations politiques… Tout un panel de personnages qu’on opposerait ordinairement en les plaçant sur un nuancier politique mais qui se retrouve ici, dans les yeux de Lilian et de Sean Price Williams, être tous les mêmes. Des personnages, surtout des hommes, prisonniers de leurs discours creux, terrifiés de ne pas savoir qui ils sont dans ce monde qui avance sans eux, incapables d’envisager autre chose que leur propre personne et cherchant à tout prix à être validés, ne serait-ce que par la première adolescente venue qu’ils chercheront tous à s’approprier à leur manière.

L’actrice de Sweet Eats, Taila Ryder, court dans la rue, essoufflée.

© Marathon Street

Le film oscille avec une aisance fascinante entre la dénonciation de tous ces prédateurs en puissances et un humanisme profond, qui tout en raillant cherche à comprendre ces puits de solitude et parvient de temps en temps, grâce à son héroïne, à leur exhorter de brefs instants de vérités. Une peur, une inquiétude, un aveu, un regret… Des sentiments qui passent dans une expression, dans un regard, qui viennent nous rappeler qu’il y a bien quelque chose de solide, d’humain, derrière toutes ces enveloppes de personnalités en carton-pâte. On saluera au passage les performances tout en subtilité des excellents Simon Rex, qui effectue actuellement un magnifique retour à l’écran par le biais du cinéma indépendant, et Ayo Adebiri, qui promet d’être l’une des plus grandes actrices de notre siècle (oui, juste ça). The Sweet East, Sean Price Williams et Lilian réussissent donc là où tous les autres personnages, où même le cinéma mainstream américain et toute sa société échouent : agir plutôt que dire. Ne pas constamment chercher à expliquer, justifier, raconter qui l’on est, mais le montrer, par les actions, par le sentiment, par la mise en scène, par l’histoire. Dénoncer sans trop forcer le trait, renforcer sans trop exalter et pourtant toujours toucher juste.

Le geste même de The Sweet East est libre. Roadtrip sans voiture, Odyssée sans Ithaque, Sean Price Williams nous offre ici un récit déstructuré, un enchaînement vif de personnages et situations absurdes, souvent hilarantes, le tout dans une suite de propositions esthétiques variées. Il esquive l’écueil habituel des premiers films aux tentatives forcées, aux mises en scène ampoulées pour bien se faire voir et incohérentes mises bout à bout. On sent ici un pur plaisir de cinéma, une capacité à faire de très beaux plans pour le plaisir de les faire, mais toujours dans l’objectif de servir sa scène et ses personnages. Jamais de cinéma qui se regarde tourner tout en tendant un bras en arrière pour quémander son Oscar, et on l’en remercie. Même les quelques hommages possibles à Sofia Coppola, à Quentin Tarantino ou aux frères Coen semblent être de simples emprunts de vocabulaire, nécessaire pour respectivement parler de l’adolescente, de l’extrême violence et de l’absurdité de l’americana. On retiendra Sean Price Williams le réalisateur, connu jusqu’alors comme le chef opérateur des frères Safdie, moins par une patte esthétique ultra-précise que pour sa liberté douce, originale et franche. En espérant que la sortie de cette perle, peut-être l’une des meilleures de cette année, n’ait pas complètement été éclipsée par le béhémoth cinématographique sans âme du moment.


A propos de Elie Katz

Scénariste fou échappé du MSEA de Nanterre en 2019, Elie prépare son prochain coup en se faisant passer pour un consultant en scénario. Mais secrètement, il planche jour et nuit sur sa lubie du parfait film d'action. Qui sait si son obsession lui vient d'une saga Rambo vue trop tôt, s'il est encore en rémission d'un high-kick de Tony Jaa, d'une fusillade de John Woo ou d'une punchline de Belmondo ? Quoi qu'il en soit, évitez les mots « cascadeurs français » et « John Wick 4 » près de lui, on en a perdu plus d'un. Dernier signalement : on l'aurait vu sur un toit parisien, apprenant le bushido aux pigeons sur la bande-son de son film préféré, Ghost Dog de Jim Jarmusch. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riGco

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