Entre réalisme toujours très stylisé, vagabondage au cœur de la Grosse Pomme et spirales infernales pour des personnages borderline, on va plonger dans l’alléchant cinéma des nouveaux princes du thriller noir indépendant, les plus virulents héritiers d’un certain underground new-yorkais, j’ai nommé les frères Ben et Josh Safdie. Très remarqués depuis Good Time (2017) et clairement confirmés avec le monumental Uncut Gems (2019), les deux bonhommes abordent le cinéma comme un art quasi primitif, proche de l’énergie du street art.
Two men, one cut
Avant d’aborder les films des frères Safdie, il faut revenir sur cette frange particulière du cinéma indépendant US : le mumblecore. Il s’agit d’une mouvance qui a éclos de manière spontanée au tournant du 21è siècle. On est donc sur une école contemporaine dite « fauchée » et jeune, qui s’adresse à sa propre génération en décrivant ses états d’âmes, avec des personnages souvent âgés entre vingt et trente ans, joués par des acteurs non-professionnels dans la globalité. Les dialogues hyper-improvisés sont la marque de fabrique de ces productions bavardes, d’où ce nom, mumble et core, soit marmonner et cœur, ou noyau. Ce qui est fascinant dans cette idée de mumble, c’est qu’on se retrouve face à des caractères nonchalants, noyés dans un cadre hyperréaliste, qui vont tenter de communiquer avec le monde qui les entoure, sans réellement y parvenir – on verra ça avec Good Times. Dans l’émission de radio « Le Cinéma est Mort » diffusée sur Canal B, le chroniqueur Docteur Moreau parle très justement de « quelque chose qui vient capter une sorte d’énergie bouillonnante, une sorte de refus des conventions dramaturgiques ». Aussi, il faut évoquer la filiation avec le cinéma de John Cassavetes et, surtout, l’héritage new-yorkais. Cette dynamique ultra référencée du mumblecore nous livre des productions proches de leurs acteurs, saisissant la puissance du direct et de l’instant. Il y a un rapport de forte proximité avec les personnages-acteurs ou non acteurs ; les images sont imbibées d’une sur-présence physique avec une multitude de gros plans sur les visages, d’une puissance avec la corporalité des acteurs, une surcharge physique dans les décors dont l’exemple frappant est la présence de l’immense basketteur Kevin Garnett dans la boutique d’Uncut Gems. Et tout ça conduit toujours à l’épuisement. Mais que donne ce naturalisme voyeuriste à l’ère de la webcam et de l’image omniprésente ? Car on se doit de s’interroger sur le mumblecore. Dans le fond, il ne peut s’agir là que d’un phénomène éphémère, la vraie question est alors la portée commerciale de cette mouvance : le mumblecore et son essence marginale n’ont pas pleinement su muer le genre vers la rentabilité et le grand public. Ces jeunes talents de l’underground apparaissent voués à rester enfermer dans leur carcan… Du moins, peut-être jusqu’au succès – en Europe particulièrement – des frères Safdies, notamment en s’attardant sur leur dernière œuvre Netflix, Uncut Gems.
Bien avant la bombe, disons quelques mots sur les premiers essais des Safdie Bros, des pures œuvres matrices du mumblecore. C’est Josh, l’aîné, qui met le pied à l’étrier avec The Pleasure of Being Robbed (2008). Bien qu’il soit crédité comme seul réalisateur, Benny participe déjà à l’écriture. On y suit les déambulations d’une jeune voleuse qui déclenche des petites intrigues au fur et à mesure de ses rencontres et contacts. Un jour, elle croise la route de Josh – lui-même – qui va apporter un semblant de sens à sa journée. Il s’agit là d’une fugue qui invite le spectateur à se défaire de toute résistance en décrivant des caractères qui papillonnent dans un monde mélancolique : on sent déjà l’approche instinctive du cinéma des frères Safdie, et l’on retient cette réplique bien révélatrice « Les autres dépensent du temps et de l’énergie (…) tu perds de l’argent et ton temps ». Les deux frères collaborent ensuite sur Lenny and the Kids (2009). Tourné en 35mm, le long-métrage s’octroie un grain vintage et poétique qui renvoie quelque peu du côté de Jim Jarmusch. A l’instar d’Uncut Gems, l’écriture des deux cinéastes s’appuie sur des morceaux autobiographiques, ici le divorce de leurs parents et les années de galère de leur père qu’ils retranscrivent et enjolivent. Le paternel de leur métrage est alors un personnage intenable, frustré et complètement perdu, qui tourne en rond pour assouvir son envie de tuer le temps… Ces deux premières douces tentatives témoignent déjà d’un certain goût pour les vies jonchées de galères. Plus tard, Josh et Benny appuient leur patte et plongent plus frontalement dans le marginal grâce à Mad Love in NY (Heaven Knows That, 2014) qui conte l’histoire vécue par Arielle Holmes, une ancienne héroïnomane sans-abri que Josh accompagna dans l’écriture d’un bouquin sur son passé d’errance. Pris d’affection pour la jeune femme et son vécu, les deux réalisateurs adaptent son histoire en long-métrage et offrent à Arielle de jouer son propre rôle. A la manière de Panic à Needle Park, Mad Love in NY illustre le quotidien agité et perturbé des SDF aux prises avec une addiction.
Très clairement, le premier gros éclat des frères Safdie arrive avec Good Time (2017), un thriller sous adrénaline autour d’une fraternité dégénérée. Robert Pattinson poursuivait alors la déconstruction de son image de jeune playboy en s’embourbant dans le doux milieu du film d’auteur, particulièrement dans les productions A24 – High Life (Claire Denis) et The Lighthouse (Robert Eggers, 2019). Il voulait à tout prix tourner avec les deux cinéastes, et les contacte alors qu’ils sont en pleine écriture d’Uncut Gems. L’occasion est trop belle, les deux frères mettent leur projet en pause et écrivent un nouveau projet qui va leur permettre d’explorer les marges de manière plus immersive. Là, Pattinson joue un frère aîné borderline, un cas social impulsif et délinquant, qui s’embourbe dans une nuit de conneries pour « sauver » son jeune frère autiste joué par Benny. On explore les bas-fonds de New York, ce qu’on voit assez peu dans le cinéma US, tel ce quartier particulièrement agressif, le Queens Boulevard, surnommé le « boulevard de la Mort ». Ce boulevard, qui relie justement toutes les ethnies qui cohabitent dans ce point névralgique, est un véritable microcosme… Puis on traverse deux aéroports, des gangs de rues, des juifs, des ritals et tous les cimetières de New York. Ce cinéma fauché et confidentiel est peuplé de marginaux et marqué par des gueules, pour une touche d’authenticité, comme Abel Ferrara – dont l’héritage est évident – ou le repris de justice Buddy Duress… En somme un cinéma de galériens dont Rob P. est le paroxysme, irresponsable, incontrôlable, immature, en mouvement perpétuel, dans une énergie débordante qui pousse à l’épuisement. Dans la revue Première, le critique Gérard Delorme écrit « De rebondissements en rupture de tons, on découvre la face cachée d’une ville quasi fantastique peuplée de gens étranges qui ont l’air de n’exister qu’à la tombée de la nuit, tandis qu’une bande son électronique accentue le caractère hallucinogène du voyage ». Le film se fait d’ailleurs remarquer à Cannes, plaçant les frères Safdie sur l’échelle des auteurs à suivre. Mais Good Time, a-t-il vraiment été la bouffée d’air frais dans le cinéma américain ? Quand les précurseurs du mumblecore s’entourent d’une tête d’affiche comme Pattinson, combinée au thriller bien codé, la question du « consommable par une élite culturelle » revient forcément. Ok, les frangins plaisent aux cinéphiles bobo cannois, un petit circuit européen donc – de la même manière qu’un James Gray, par exemple -, mais cela ne fait pas encore grand public ultra-majoritaire. Même si, on ne vous apprend rien, Hollywood est un aspirateur à talents. Dès qu’il y a l’opportunité d’apporter une certaine touche prestige au blockbuster, les gros studios sautent dessus : pensez à ces cinéastes malléables estampillés Sundance, comme Collin Treverrow sur Jurassic World… L’aspect bankable du mumblecore reste tout de même à voir. En ce sens, la position des frères Safdie vis-à-vis de l’industrie cinématographique contemporaine est aussi intéressante que problématique, car leur liberté créative risque d’être à tort rangée dans une case bien trop mince pour leur talent. Très clairement, Josh et Benny ont conscience du territoire culturel qu’ils arpentent, et ils ne semblent pas vouloir en sortir. C’est là que la « grosse plateforme » chamboule la donne…
Uncut Gems est l’une des bombes de 2019, une année crépusculaire qui a vu les sorties en demi-teinte de Once Upon A Time in Hollywood (Quentin Tarantino) et The Irishman (Martin Scorsese). Cette « comédie avec Adam Sandler » selon ses auteurs est prestigieusement produite par Martin Scorsese, le cinéaste new-yorkais par excellence, et Emma Tillinger Koskoff, à qui l’on doit Le Loup de Wall Street (2013) et Joker (Todd Phillips, 2019). Il s’agit là du film le plus ambitieux et le plus grand public des deux frères, le fruit de dix ans de préparation, le paroxysme de leur cinéma new-yorkais. Autre grand nom, on retrouve le chef op Darius Khondji qui sublime l’image suffocante d’un New-York moderne et contradictoire. Comme dans Good Time, le postulat utilise l’argument du polar pour aborder des questions métaphysiques. Josh et Benny prennent à nouveau comme base un épisode de leur vie, quand leur père travaillait dans le Diamond District de Manhattan. Durant leur enfance, leur géniteur leur racontait les histoires de ce quartier spécialisé dans le commerce de diamants. L’associé de leur père était un juif très bercé dans la religion, bien que travaillant dans la vente de bijoux, une activité matérialiste : « ça commence par un trou de balle pour arriver à un trou de balle » , écrivait Melvin Zed sur son Facebook. Uncut Gems s’ouvre sur cette saloperie de cristal plus ou moins maudit, dès le départ responsable d’une jambe fracturée dans des mines africaines. A l’autre bout de la planète, le propriétaire-bijoutier accro au jeux, Howard Ratner, compte sur ce caillou qu’il vient de commander à prix réduit pour se refaire financièrement. Adam Sandler, né dans les quartiers juifs du Brooklyn des sixties, campe ce personnage de juif donc, très ancré dans une communauté, avec ses codes moraux et religieux, un registre de croyance, un rapport à quelque chose de transcendant qui contraste ironiquement avec ces activités purement terrestres, matérielles et vulgaires. Il y a cette mise en relation d’un personnage accroché à une forme de spiritualité et pourtant vecteur d’activités capitalistes, enfermé dans un autre monde avec des méthodes. Mais surtout, il y a ce rapport à l’addiction. L’addiction au jeu, au pari, à l’argent constamment en circulation. Uncut Gems rappelle donc tout un pan du cinéma italo-américain, Scorsese bien sûr, mais également le Bad Lieutenant (1992) de Ferrara. On a affaire à un personnage constamment poursuivi par les conséquences de ses actes, ses responsabilités qu’il n’assume pas. Il est toujours pris dans quelque chose dont il ne peut se sortir. Ainsi, Howard navigue à l’aveugle sur le fil tranchant d’un rasoir et le film lui-même danse sur une corde raide. Les frères Safdie ont beau vanter l’aspect comique indéniable de leur film – la présence de Sandler est un argument marketing alléchant -, ils glissent pourtant en contrebande une forte portée tragique difficilement saisissable à la première vision, venant rappeler qu’Adam est un grand d’acteur. D’où cette espèce de gêne et de malaise qui vient déborder du cadre, où le jeu très grotesque et burlesque de l’acteur délivre une étrange combinaison de comique et de violence. Ces mauvais choix incessants le condamnent, et c’est son corps qui en fait les frais. Oui, quand on court trop vite, le risque est de se casser la gueule. Le personnage va être violenté, mis à nu, tabassé, enfermé jusqu’à l’arrêt final, car l’accumulation ne peut conduire qu’au débordement. Mais malgré cela, à aucun moment Howard ne semble tiraillé spirituellement : ainsi, les réalisateurs évacuent tout psychologisme, moralisme ou quête de rédemption pour livrer un objet hyperactif, avec un caractère qui n’est défini que par ses actes, constamment en mouvement, dans la dépense perpétuelle, et qui n’agit qu’en fonction de ses propres intérêts. Parce que la machine capitaliste, aussi virtuelle soit-elle, n’a de sens que dans son absence d’arrêt. Quant à Josh et Benny, eux, ils ne vont pas s’arrêter, pour notre plus grand plaisir. Ils préparent actuellement leur première série télévisée The Curse, toujours avec A24, dans laquelle l’actrice Emma Stone tiendra le premier rôle… En attendant, n’oubliez pas les leçons du mumblecore : le silence c’est la mort.