Après le grisant mais timide Good Time (Josh & Benny Safdie, 2017), les deux frangins poursuivent naturellement leur exploration des bas-fonds new-yorkais dans leur dernier film, disponible sur Netflix. Frappant plus fort que leur précédent, Uncut Gems (2020) est un tour de force, à fois chaotique et anxiogène, des montagnes russes dont personne n’échappe.
Bling-bling et coloscopie
Uncut Gems est une expérience éreintante. Ça s’insulte, ça se téléphone, ça se bagarre, ça trafique et ça se dispute sans interruption pendant plus de deux heures. Il faut se l’avouer, le premier sentiment qui découle du visionnage est celui d’un trop-plein. Mouvementée, bruyante, bavarde, l’épopée d’Howard Ratner est épuisante. Joaillier new-yorkais dans le bien-nommé Diamond District, il se procure et revend d’invraisemblables et luxueuses marchandises. Stars de la NBA, rappeurs bling-bling ou encore mafieux russes se bousculent dans sa discrète boutique à la recherche de bijoux tapageurs. Ça tombe bien, Howard vient tout juste de recevoir son plus précieux joyau : une opale éthiopienne dans laquelle s’observe « l’Univers tout entier »… Le basketteur Kevin Garnett (dans son propre rôle) lui demande alors de lui prêter la pierre pour lui porter chance le temps d’un match. Howard accepte à contre-cœur, en échange de la précieuse bague du sportif. Seulement voilà, tout se serait bien passé si Howard n’était pas criblé de dettes, ni accro aux jeux d’argent, ni en plein divorce… Personnages et péripéties s’accumulent alors inlassablement : une vie familiale au bord de l’implosion, des dettes, une relation toxique avec sa maîtresse, un spectacle théâtral gâché par une intervention musclée de la Mafia, encore des dettes, une baston avec The Weeknd (le vrai) en boîte de nuit, toujours plus de dettes… Howard poursuit sa course folle, constamment en mouvement. Le personnage, campé par un Adam Sandler survolté, est un baratineur en puissance. Le flot de parole est ininterrompu, les lieux claustrophobiques, le rythme effréné, le tout est anxiogène, bref, un sentiment de pur chaos se dégage du long-métrage… Et pourtant, quel pied ! Les frères Safdie font preuve d’une impressionnante maîtrise de ce chaos.
En effet, malgré sa surcharge d’actions et de personnages – totalement assumée – le récit ne perd jamais pied. L’épopée d’Howard, bien qu’éreintante à suivre, est menée tambour battant par les cinéastes. Et bien sûr, Sa Majesté Adam Sandler y est pour beaucoup. Personnage de tous les instants, looser absolu, petite frappe insupportable, il est le liant parfait de tout ce bordel. Il arpente sans cesse les rues, les boîtes de nuit, les arrière-boutiques, les appartements new-yorkais à l’affût de la dernière magouille juteuse. Esquivant avec plus ou moins d’habileté ses créanciers, Howard est un joueur, amateur de grand frisson, accroc à cette sensation grisante de danger. Le grain de folie d’Adam Sandler magnifie ce personnage tragique au parcours accidenté. A cette performance nerveuse s’ajoute la photographie de Darius Khondji – à l’origine de l’image de Too Old To Die Young (Nicolas Winding Refn, 2019), The Lost City Of Z (James Gray, 2016) ou encore Se7en (David Fincher, 1995). Il privilégie des gros plans instables, caméra à l’épaule, fuyant les lignes de fuite, renforçant ainsi l’impression de désordre contrôlé et d’étouffement. Idem pour le montage de Ronald Bronstein et Benny Safdie, véritable prouesse virtuose qui atteste de leur maîtrise de ce joyeux bordel. La rapidité des cuts et la superposition permanente des dialogues rend compte du sentiment d’urgence implacable de tout le long-métrage.
Uncut Gems débute dans une mine en Ethiopie, lors de l’extraction de la précieuse opale d’Howard. La caméra plonge alors à l’intérieur du joyau, révélant toutes ses couleurs et ses aspérités jusqu’à l’abstraction. Puis l’image devient peu à peu visqueuse, organique et pour cause le cadre s’éloigne de ces entrailles et révèle alors que le spectateur avait le nez dans le colon d’Howard, en pleine coloscopie. En plus d’être une extraordinaire transition entre l’Ethiopie et les Etats-Unis, la séquence cristallise ainsi l’objectif du cinéma des frères Safdie : explorer les tréfonds de leurs personnages et les bas-fonds de leur environnement – en l’occurrence, Howard Ratner et Manhattan. En ce sens, beaucoup les ont comparés à Martin Scorsese, mais hormis la mise en scène de criminels à New-York, ils n’ont pas grand-chose en commun. Josh et Benny Safdie ne racontent pas la lente descente aux Enfers d’un homme d’affaire ambitieux comme le Patron a pu le faire dans Aviator (Martin Scorsese, 2004) ou plus récemment dans Le Loup de Wall Street (2013). Bien au contraire, chez les Safdie, les personnages sont et restent des loosers de bout en bout, perdus dans un monde pourri de l’intérieur, ils sont déjà en Enfer. Et pourtant, malgré tout, ils ne se montrent jamais moralisateurs et ils ne jugent pas plus leurs personnages, ils sont justement filmés avec bienveillance, voire avec compassion. De toute façon, ils ne parviendront jamais à atteindre leur épiphanie… A moins que ?