Lion d’Or à Venise, deux Golden Globes, la cérémonie des Oscars qui se dessine, le dernier film de Yórgos Lánthimos se faisait languir. Adaptation du roman éponyme d’Alasdair Gray publié en 1992, Pauvres Créatures sort enfin dans nos salles et pousse les curseurs au maximum pour nous en mettre plein la cervelle. Mais est-il le film de genre féministe que l’on attendait ?
Frankenstein ou la finesse du pachyderme
Cinéaste adepte de la controverse depuis Canines (2009) – qui remporta en son temps le prix Un Certain Regard à Cannes – Yórgos Lánthimos n’a cessé d’aborder la critique sociale et le rôle de la sexualité dans les rapports humains. Naturellement, Pauvres Créatures ne déroge pas à la règle. Si le roman original s’axe sur plusieurs points de vue et soulève de nombreux sujets, le scénariste (Tony McNamara) – déjà aux commandes de La Favorite (2018) – concentre l’histoire sur le personnage de Bella Baxter (Emma Stone) pour développer son propos sous le prisme d’un regard féminin. Le voyage de l’héroïne est alors vécu physiquement et moralement, contrairement au roman se chargeant de nous narrer son aventure de manière épistolaire, une liberté propice à l’imaginaire dont le cinéaste s’amuse en tout point. Véritable plongée dans le conte fantastique – au sens propre comme au figuré, avec ce plan d’ouverture largement inspiré du suicide d’Elisabetta dans le sublime Dracula (Francis Ford Coppola, 1992), Yórgos Lánthimos nous appelle à quitter le réel pour nous inviter dans son monde, un récit initiatique basé sur le « monomythe » cher à Joseph Campbell. À la manière des récits d’aventures d’Ulysse ou d’Alice au pays des merveilles, le personnage quitte sa zone de confort pour être confronté aux épreuves du monde extérieur et rentrer à la maison, transformé intérieurement. Bella Baxter est la dernière créature du docteur Goldwin Baxter (Willem Dafoe). Ramenée à la vie en combinant le corps d’une jeune femme fraîchement suicidée et le cerveau de son enfant à naître, Bella va faire ses premiers pas sous la protection de son savant créateur. Elle traverse les phases psycho-sexuelles à vitesse grand V : de la phase orale à la phase génitale Bella atteint la maturité sexuelle d’abord au sein du foyer. Puis prête à affronter le monde extérieur, car elle rêve de s’enfuir et de voyager, elle s’embarque dans un périple en compagnie de Duncan Wedderburn (Mark Ruffalo), un avocat véreux, coureur de jupons. Armée de sa naïveté et de sa soif d’expérimentation, Bella va constamment questionner les normes sociales et mettre en lumière ses aberrations. Pauvres Créatures dépeint de manière décomplexée une société définie par sa libido au sens freudien, en poussant le potard sur l’aspect sexuel de la définition qui malheureusement ne fonctionne pas toujours, mais on y reviendra.
À l’inverse du roman Frankenstein (Mary Shelley, 1818), Lánthimos revisite la créature en lui donnant les traits d’une belle jeune femme, opposé physiquement à son créateur. Car ici, le créateur à des allures de créature. Contrairement au monstre crée par le docteur Frankenstein Bella est l’être de tous les désirs et convoitises et renverse ainsi le rôle de l’héroïne pour développer son propos féministe. Elle fait la rencontre de personnages archétypaux au cours de son tour du monde, aussi bien masculins que féminins, qui vont tous lui permettre de grandir. A chaque chapitre son apprentissage. D’abord en compagnie de Duncan Wedderburn, puis par un ravissement des sens rythmé par les “bonds furieux” d’une Bella à la découverte des plaisirs sexuels non-exclusifs, créant une jalousie extrême chez cet homme qui bondit lui-même sur tout ce qui bouge pour exprimer sa toute puissance masculine et qui ne cesse de vouloir l’enfermer pour maîtriser l’ensemble de ses faits et gestes… Puis, elle va découvrir le plaisir intellectuel et la notion de classe sociale, abordés de façon superficielle puisqu’on comprend vite, qu’encore une fois, ce n’est pas le sujet qui semble intéresser le cinéaste. Alors, on enchaîne les séquences pour cocher toutes les cases afin de remplir le tableau complet du rôle de la sexualité dans la société. D’abord la notion d’argent et de travail, lorsque Bella devient travailleuse du sexe pour obtenir son indépendance financière : dans ce chapitre clé de l’histoire, Yórgos Lánthimos montre une Bella s’adonnant à la prostitution, à expérimenter un à un tous les archétypes masculins. Cela implique littéralement que la femme soit obligée de passer par des phases de pénétrations à répétition pour s’en sortir financièrement – même si elle est ici de son plein gré. Cette romantisation de la prostitution et de la marchandisation des corps féminins comme nécessité libératoire, questionne tant cette approche ambiguë sur le consentement et l’expérience féminine semble souvent moins féministe qu’elle ne s’en donne l’air. Car de cette phase d’apprentissage, Bella n’en retiendra rien, hormis cette cicatrice qu’elle porte et qui la questionne tant. On se demande alors quel était le sens de tout cela ? Interroger le spectateur sur son propre jugement ou bien générer une énième critique lourdingue du personnage de Mark Ruffalo ? Quoi qu’il en soit, le cinéaste rate cette partie et ne se rattrape pas non plus sur l’aspect politique qui larve le scénario. S’il semble glissé entre deux biscuits, il brandit surtout la carte du socialisme assez maladroitement comme s’il voulait faire un grand salut au prochain festival de prestige. Cet engoncement formel et son manque de subtilité, écrase tant le récit qu’il finit par en altérer son propos.
Malgré cela, le spectateur reste tout de même scotché à son siège, agrippé à l’histoire et à son personnage, en grande partie grâce à une Emma Stone complètement habitée par son rôle. Son jeu s’accorde à tout réapprendre, la marche, la parole, la danse… Parvenant à nous donner la sensation de découvrir l’entièreté de son être sous nos yeux ébahis. Une transformation en corrélation avec le magnifique travail d’Holly Waddington pour les costumes de Bella – qui rappelle quelque peu ceux de Peau d’Âne (Jacques Demy, 1970) – jouant avec les couleurs et les styles, du plus bouffant au plus contraignant. Le traitement visuel de son épopée se peint d’abord d’un noir et blanc illustrant un Londres lugubre, pour se teinter de couleurs lorsque Bella éclot à elle-même. Les décors prennent alors une tout autre esthétique, colorés et chaleureux, proche d’un steampunk Disney dessiné sous IA, tranchant avec l’aspect gothique londonien initial. Le monde apparaît alors comme factice, sorte de studio de cinéma hors du temps soulignant l’intemporalité de l’histoire. Yórgos Lánthimos s’en amuse d’ailleurs en faisant usage du grand angle, jouant sur l’aspect monstrueux des décors et des personnages – artifice qu’il avait déjà largement utilisé dans La Favorite (2018) et qu’il pousse ici à son paroxysme. Mais ce qui pourrait paraître comme graphique devient une sorte d’apparat systémique et se meut en quelque chose de beaucoup plus ambigu. Il donne surtout l’impression – notamment sur les scènes de sexe – d’observer son personnage au Judas, la réduisant à une créature avec laquelle il semble jouer sans cesse, tel un anthropologue voyeur, ou plutôt comme un dieu, à la manière de son créateur, God-win. Il en résulte une sorte de goût amer quant au point de vue contradictoire choisi pour émanciper son personnage et encore une fois sur la vision féministe du long-métrage. A croire qu’il valait mieux laisser cet effet si dérangeant, à ce bon vieux Terry Gilliam, le maîtrisant avec brio… Toutefois on ne peut pas enlever à Pauvres Créatures d’être esthétiquement très beau, tout comme les tableaux ponctuant les chapitres imprimant la rétine d’une imagerie proche d’un Jean Cocteau : un moment de répit, de souffle, inspirant une poésie qui nous manquait tant.
Mais si Yórgos Lánthimos pourrait être chargé de misanthropie, l’incarnation de Bella en appelle plus à la théorie de Rousseau, à savoir que l’homme est bon par nature. En donnant naissance à Bella Baxter, dotée de ce cerveau de nouveau-né, il crée la pureté initiale, une sorte de reboot cérébrale ; mais c’est en lui donnant le corps d’une femme adulte que son personnage est amené à être tout de suite être considéré comme intègre à la société, ancré dans ses règles. Le Docteur Goldwin Baxter l’introduit d’ailleurs dès les premières minutes : “Qui peut discerner l’humain de l’animal ?” . Bella représente la nature à l’état de bonté originel, de l’innocence et de la compassion naturelle. Elle n’a pas encore été corrompue par la société et l’individualisme social et ceci nous heurte à première vue de par son comportement, ne faisant qu’agir selon ses désirs, son envie de découverte et d’expérimentations. Face à cela, l’illusion de la toute puissance de l’homme face à la nature – donc face à Bella – ne peut conduire qu’à la perte, tout comme le personnage de Duncan ou bien d’Alfie Blessington (Christopher Abbott), ex-mari misogyne au plus haut point. Dénuée de toute convention, Bella témoigne également de l’amour de son corps, plus exactement de l’amour de soi, ce que le scénariste tente de développer d’ailleurs sur le dernier tiers du récit, avec sa libération féminine, mais surtout humaine, qui lui permet de se trouver – à l’image de son créateur – et de trouver sa voie, en décidant de réparer littéralement les vivants avec la plus grande compassion pour son prochain. En somme, lutter pour un monde meilleur. Mais pour opérer la transformation, c’est une recherche intérieure que Bella entreprend. En découvrant le mensonge, elle ne peut que chercher la vérité, la vérité sur soi, sur son origine, sur son être issu d’une expérience, doté d’un cerveau d’enfant et d’un corps de femme. A la fois enfant et mère, réunis dans un même corps… Or cette recherche s’opère d’une manière si empirique et scientifique, qu’elle semble ne jamais prendre les traits de la bonté humaine contrairement à son créateur – Willem Dafoe, magistral comme à l’accoutumé – ô combien touchant dans sa sensibilité.
Sa transformation apparaît bel et bien d’une manière robotique qui peine à nous convaincre quant à l’humanité du personnage de Bella. Car il n’y aura aucune réaction sur la découverte de son identité, ni sur sa prise de conscience : qu’en est-il de l’image de l’enfant qui découvre sa sexualité par le corps de sa mère ? Où est passée la notion du corps ? En s’inspirant de Frankenstein, il était inévitable de passer par la chair : certes, nous sommes loin d’un Frankenhooker (Frank Henenlotter, 1991), avec son objectification du corps de la femme, mais la piste « charnelle » est écartée de fait, alors qu’elle est pourtant au cœur de la représentation féminine de la créature… Nous sommes donc face à ce questionnement : Bela développe sa conscience, grandit, s’enrichit, s’intègre à la société, mais comment peut-elle finir à ce point dénuée d’émotion ? La séquence finale résume très bien l’accomplissement du personnage, exploitant à son tour une pauvre créature, pour se faire servir un cocktail à siroter dans un transat. La narration place alors Bella dans la posture supérieure d’une jeune femme bien installée dans l’univers bourgeois, se joignant aux rires pédants de ses camarades. Si Yórgos Lánthimos part d’un postulat intéressant, il en résulte surtout l’impression d’un long-métrage qui s’évapore et se perd dans la multitude de symboles, de sens et d’intellectualisme philosophique jonchés de connotations ambiguës. Le propos féministe devient pour sa part une couche opportuniste, posée sur ses thèmes de prédilections, donnant le sentiment d’être passé à côté du vrai sujet. La faute à une adaptation beaucoup trop riche du bouquin ou bien la démonstration d’un cinéaste en quête de reconnaissance ? Quoi qu’il en soit, il aurait mieux fallu se contenter de plus de simplicité et de finesse sur ces Pauvres Créatures.