The Zone of Interest


The Zone of Interest de Jonathan Glazer ne sortira qu’en janvier sur tous les écrans français, mais il voyage de plus en plus régulièrement dans divers festivals francophones depuis sa présentation au dernier festival de Cannes où il était d’assez loin le film qui nous avait le plus saisis. Comme nous participions à sa présentation la semaine dernière au Festival Augenblick de Strasbourg dont nous sommes partenaires, nous nous permettons d’y revenir enfin plus longuement et de tenter de saisir les multiples beautés et complexités de cette œuvre capitale et retorse.

Une famille se prélasse sur l'herbe au bord d'un lac, au cœur d'une vallée verte et ensoleillée, dans le film The Zone of Interest.

© Leonine

Revenir au noir

A la faveur de la sortie en 2015 du Fils de Saul de Laslo Nemes, Georges Didi-Huberman lui avait rendu hommage dans un texte au titre lumineux : Sortir du noir. Une sorte de longue lettre admirative et profonde adressée à son cinéaste, insistant autant sur le caractère monstrueux de cette proposition, que sur sa capacité à nous sortir « du noir de cette atroce histoire, de ce « trou noir » de l’Histoire » par différents procédés formels et narratifs. Difficile de ne pas penser à ces mots devant la première image de The Zone of Interest : un écran noir, justement, de près de trois minutes entières, habité par les notes obsédantes de Mica Levi. Jonathan Glazer n’a peut-être pas lu Didi-Huberman – mais sans doute beaucoup d’autres auteurs ayant arpenté les mêmes problématiques, on y reviendra – mais cet écran noir sonne comme une note d’intention à plus d’un titre. Il s’agit, pour lui, de revenir dans le noir le plus sombre, y remettre le nez sans détourner les yeux, en regardant paradoxalement ceux qui, eux, détournèrent les yeux de l’horreur, refusaient de la voir, ou y participaient froidement. Il faut peut-être revenir au Nemes pour expliciter cette idée, dont ce nouveau Glazer pourrait être considéré comme le parfait négatif. Là où Le Fils de Saul évitait narrativement les potentielles obscénités de la représentation par la fable et formellement par la longue focale favorisant les zones de flou, la proposition de l’auteur de Birth (2004) refuse aussi une reconstitution explicite de l’Holocauste en installant ses caméras dans la maison mitoyenne au camps d’Auschwitz, celle de la famille de son commandant Rudolf Hoss, dans un réalisme hiératique, mais surtout dans une netteté suffocante. Il n’y a ici, justement, presque aucune zone de flou. Il y a, bien sûr, du hors-champ, dont on devra largement discuter. Mais ce que nous voyons est incroyablement net, donnant à voir le plus frontalement du monde un quotidien ritualisé, anodin, et pourtant, évidemment, terrifiant.

Une jeune femme allemande blonde fait découvrir des fleurs à son nourrisson, qu'elle penche vers le tiges pour qu'il puisse les toucher, dans le jardin de la maison du film The Zone of Interest.

© Leonine

Avant et pendant Cannes, il a beaucoup été question du dispositif de filmage servant à représenter ce quotidien, et qui rendit très longue sa post-production. Pour représenter la vie de la famille Hoss, Glazer et son chef-opérateur, Lukasz Zal, laissait les comédiens libres de leurs mouvements dans de très longues prises captées par de nombreuses caméras couvrant leurs actions dans tous les angles existants. Certains collègues critiques ont considéré cette manière de faire uniquement cosmétique – pour un dossier de presse – n’étant pas a priori très signifiante. Il me semble que ce n’est pas suffisamment prêter attention à la fluidité des raccords, ne laissant place à aucune ellipse. Le spectateur n’a pas la place de laisser s’échapper son regard dans les petits trous qu’induisent le montage, lui permettant de reconstituer par lui-même des mouvements, du temps passé. Ici, comme pour la netteté, tout est donné de manière brute, et nous ne pouvons détourner le regard de ce que nous voyons. Cette mise en scène est doublement remarquable – au sens propre du terme, sans jugement de valeur – car, si elle donne par son dispositif une sensation de réel étouffante, la composition très travaillée, presque picturale, de ses cadres introduit également un autre sentiment chez le spectateur, décalé de ce réel, mais pas contradictoire. Les recherches d’esthète du réalisateur d’Under the Skin (2014) ou même plus vulgairement du publicitaire (puisqu’il s’est d’abord fait reconnaître comme le réalisateur de publicités et de clip extrêmement originaux) – ne sont heureusement pas calmées par la sécheresse de son dispositif et la rudesse de son sujet. Au contraire, en plus de s’autoriser des embardées abstraites – que nous analyserons un peu plus tard – il place ses personnages dans un univers esthétique extrêmement composé, donnant le sentiment de les voir s’ébrouer dans un monde qui les dépasse totalement, plus grand et écrasant qu’eux. C’est soit la nature, sublime, permanente, mais aussi progressivement polluée par l’action nazie – à la faveur d’une glaçante scène de pêche, où les cendres et les ossements s’étendent progressivement dans l’eau d’une rivière – qui les surplombent dans le plan, soit des éléments extérieurs ô combien signifiants – un train terminant sa course à l’horizon, l’effroyable fumée d’un four crématoire au loin – qu’ils peuvent voir mais ne regardent pas, et apparaissant comme des avertissements de l’Histoire que seul le spectateur, forcé de regarder ces scènes au présent mais profitant de sa connaissance du passé, peut saisir. La problématique du regard est peut-être la grande question qui lie les tentatives hétéroclites du cinéma de Glazer. Under the skin s’ouvrait sur la naissance d’un œil, en très gros plan, et donc d’un regard, et le voyait se préciser au fur et à mesure de l’initiation de son alien, Birth interrogeait lui le regard d’une femme sur un enfant, traumatisée par un deuil irréparable. Ici, plus directement, c’est le regard du spectateur qui est interrogé. Qu’est-ce que sa conscience historique lui apporte par rapport aux personnages qu’il regarde ? En filmant dans le présent le plus prosaïque les pires bourreaux de l’Histoire récente – en tous cas selon un point de vue contemporain – Glazer ne cherche pas qu’à clore ce débat essentiel de la représentation. Il vient secouer son auditoire pour qu’il se demande à son tour ce qui aujourd’hui se passe autour de lui sans qu’il n’en prenne conscience, le regard fixé sur son propre petit quotidien anodin. Et ce cri d’alarme passe avant tout par le dispositif, comme s’il avait trouvé là la parfaite figure de style pour mettre en scène ce qu’on appelle la dissonance cognitive.

Deux femmes en maillot de bain, vues de dos, remontent l'allée de pierre d'une grande demeure sous un ciel un peu voilé par les nuages dans le film The Zone of Interest.

© Leonine

A Cannes, The Zone of Interest a évidemment provoqué un certain malaise, qui explique probablement son Grand Prix plutôt qu’une Palme d’or, cette récompense ayant été souvent historiquement réservée à des œuvres plus difficiles, moins consensuelles. Contrairement au Fils de Saul, qui semblait avoir (relativement) clôt un certain nombre de débats sur l’irreprésentable (par le biais de l’assentiment de Claude Lanzman lui-même), le film a nourri de très nombreuses discussions, autant d’attaques que parfois de défenses qui le desservaient. Il faut sans doute tenter d’expliquer ce malaise, pour ne pas le laisser tout emporter dans sa réception, en bien comme en mal. Car, non, cette Zone d’intérêt ne doit pas uniquement être défendue sur le mode de l’unique « expérience », du sempiternel et creux « choc » festivalier. Beaucoup, trop, de critiques l’ont ainsi caractérisé, l’enfermant dans une image, là encore, publicitaire, et fausse, tendant le bâton de l’obscénité pour se faire battre. De l’autre côté, se servant pour partie de ces qualificatifs hâtifs et, disons-le, fumeux, ses contempteurs ont aussi fait preuve d’une hâte discutable pour disqualifier cet essai, comme si ses partis-pris esthétiques très voyants discréditaient immédiatement Jonathan Glazer sur un sujet aussi dur et profond. Il y a là peut-être une aporie à analyser pour un certain type de critique, français en particulier. Posons la question vulgairement : est-il possible de respecter les préceptes lanzmaniens tout en étant pubard ? Difficile, en effet, de lui reprocher le moindre écart – encore plus que pour le Nemes, acclamé par beaucoup des mêmes lanzmaniens – et pourtant, le malaise persiste : celui de voir la Shoah à travers les bourreaux au travail. C’était d’ailleurs une des attentes maintes fois répétées par Jean-Luc Godard, qui ne voyait rien d’infilmable dans la Shoah, mais qui pensait qu’il fallait sans doute aller chercher ces images du côté des Nazis. Et bien sûr, la grande force ici est de décupler l’inmontrable par un travail du son qui est à la fois une reconstitution brute terrifiante (ce qu’il y a peut-être de plus discutable) – cris, coups de feu au loin, entre autres – et un travail d’abstraction étrange et obsédant dans les nappes et autres bruitages venant d’ailleurs de Mica Levi. Le long-métrage n’est jamais plus fort que quand il mêle sa reconstitution documentaire à un travail d’élévation par l’abstraction. Aussi, c’est justement quand la reconstitution sonore se fait la plus insoutenable, qu’il la double d’une image ou abstraite, ou presque conceptuelle. Sur des hurlements lointain, nombreux, Glazer plaque d’abord les images des fleurs du jardin, avant qu’un magnifique monochrome rouge vienne intégralement les recouvrir ; sur l’insoutenable son d’une exécution sommaire, on voit un enfant de la famille, rejouant l’exécution, guilleret, comme pour mieux représenter que jamais la reproduction de la violence. Ou quand Glazer cite le texte en yiddish d’un déporté, il le fait par l’entremise de quelques notes de piano bouleversantes. Les questions de Claude Lanzman – qui induisent dans Shoah (1985) un rapport à la parole documentaire plutôt qu’à l’image qui reconstituerait – trouvent ici des réponses dans des procédés cinématographiques voyants, tout en restant insaisissables, mystérieux et émouvants. Dans de très troublantes et belles scènes en caméra thermique – qui évoque le rendu « négatif » – une petite fille pose des pommes dans les champs où les déportés sont exploités et martyrisés, tandis que Hoss raconte à ses enfants Hansel et Graetel. Ces images, vides et désolées, sont finalement les seules que nous avons expressément du camp, les seules qui reconstituent autre chose que les espaces quotidiens. On retrouve le recours à la fable, mais le procédé de représentation est forcément plus impur que celui de Nemes. Cette image qui nous vient du clip et expérimentée d’ailleurs, par exemple, de plus en plus par Harmony Korine, dans son travail avec le rappeur Travis Scott – est-elle vraiment adaptée ? Paradoxalement, oui, et c’est peut-être l’une des forces du cinéma de Jonathan Glazer que de savoir se nourrir de procédés venus d’univers divers, inattendus, a priori inconvenants, pour en tirer une forme neuve et finalement parfaitement digne.

Un jeune homme en chemise cravate fume une cigarette, pensif, de nuit, dans le jardin d'une maison, vu de derrière un grillade, dans le film The Zone of Interest.

© Leonine

En ce sens, il me semble que la matière et la réception de The Zone of Interest évoquent à plus d’un titre le cinéma de Stanley Kubrick auquel Glazer a souvent été ramené. Pour une fois, cette référence écrasante et souvent abusive est judicieuse : les deux cinéastes partagent une même rareté, un même goût pour les images composées et retentissantes, des thèmes communs, une façon d’investir un genre différent à chaque essai, mais aussi une certaine singularité du regard, on y revient. On se souvient de la célèbre attaque de Godard (à revoir sans modération ici) sur un ralenti dans Full Metal Jacket (1987). Il reprochait au cinéaste de cacher la honte de l’Amérique sur le Vietnam par un ralenti, un gimmick, un gadget. C’est encore ce qu’on pourrait reprocher à Glazer aujourd’hui, me semble-t-il : user de trucs pour masquer une honte, cette fois pas de l’Amérique, mais de l’Histoire du cinéma. Or je crois que c’est oublier que le 7ème Art s’est toujours nourri de ces procédés, et que ce sont peut-être ceux qui en font sa belle et impure noblesse. Chez Kubrick comme chez Glazer, les procédés formelles voyants, volontiers séducteurs, ne cachent rien. Bien au contraire, ils se montrent, sans aucune triche, pour mieux émouvoir, ou nous faire réfléchir à leur nécessité. Les magnifiques gimmicks de Glazer refusent d’éluder le problème de l’irreprésentable, au contraire, ils le rappellent en permanence, et l’ouvrent donc à de nouveaux spectateurs, qui vont être plongés dans ce noir dont il n’avait peut-être jamais eu conscience. Stanley Kubrick s’est aussi souvent vu affubler d’adjectifs dépréciatifs et erronés : cynique, misanthrope, en premier lieu. D’aucuns même qualifièrent son point de vue de « monstrueux », « pas humain ». Le malentendu est tenace et vient précisément de ce filmage et de ce regard très légèrement distancier, qui n’interdit pas l’empathie, mais donne au spectateur une légère avance sur le personnage. Cette avance n’est pas tant là pour flatter son intelligence ou son sens moral – ce n’est pas parce que la voix off de Barry Lyndon (1975) annonce la tragédie avant qu’elle ait lieu que le spectateur peut disqualifier ou moquer le personnage – que pour décupler son émotion, et la rendre d’autant plus active dans la fiction. Souvent, cette légère avance implique davantage le spectateur, dans l’effroi notamment. Il en va, d’une certaine manière, de même dans La Zone d’Intérêt. Nous regardons les personnages avec effroi, conscients de ce qu’ils font, tout en étant constamment impliqués dans leurs actions, aussi anodines ou atroces soient elles. Cela implique une participation du spectateur qui peut être à la limite du supportable – dans les interminables scènes d’explication des nouveaux mécanismes techniques menant à l’extermination, par exemple – ce qui expliquerait le malaise, mais aussi une prise de conscience rare, dépassant celle des personnages. C’est peut-être tout le sens qu’on peut donner à l’incroyable flash-forward final, dans un effet de montage là encore éminemment kubrickien, où Hoss, descendant des escaliers sombres, s’arrête soudain pour nous regarder. Le contre-champ est un petit trou blanc dans le noir, comme un œil, une fois de plus. Et puis une porte s’ouvre, et c’est notre présent que Hoss semble voir : les couloirs et les restes du camp, devenu un musée, qu’un groupe de femmes de ménage vient nettoyer, dans des gestes une fois encore emprunts de quotidienneté. Hoss prend-il à ce moment conscience de quelque chose, alors même qu’il ne parvient pas à vomir sa honte dans les escaliers ? Ou bien est-ce notre conscience qui est avant tout interrogée ? Toutes ces questions restent encore ouvertes quand la projection s’arrête, dans le noir, encore et toujours. Définitivement, c’est là que Jonathan Glazer voulait nous laisser. Rien ne pourra nettoyer cette tache noir qui a envahi tout l’écran, comme l’Histoire. Pas même un aussi grand film que ce The Zone of Interest, perdu dans des limbes infinies.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm

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