Deuxième partie de notre analyse de l’œuvre de Tsui Hark (Partie 1, Vague à l’Arme). Après des débuts nihilistes à la fin des années 1970, tant au niveau des longs-métrages que de son succès, Tsui Hark décide de passer à une période plus lumineuse. Peut-être que toutes ses pulsions mortifères ont été à jamais exorcisées dans sa Trilogie du Chaos…
Partie II : Mainmise sur Hong-Kong
Après les échecs au box-office rencontrés, Tsui Hark rejoint la Cinema City, compagnie spécialisée dans la comédie grand public. Pour elle, il réalise All the Wrong Clues for the Right Solution (1981). On oublie la fureur de ses débuts pour se retrouver face à une comédie pastichant les films noirs états-uniens. Il faut savoir que le cinéma hollywoodien classique infuse en grand partie le septième art hong-kongais des années 1980, en particulier celui de Tsui Hark. Il tourne un second projet pour la Cinema City en 1984 : Mad Mission 3 : Our Man from Bond Street, troisième opus d’une des sagas les plus populaires des années 80 à Hong-Kong et nous sommes encore dans la parodie puisque cette fois, Tsui Hark s’attaque au récit d’espionnage à la James Bond. De plus, le héros de cet opus se voit chargé par James Bond lui-même (interprété par le frère de Sean Connery !) et par la Reine d’Angleterre de récupérer les fameux joyaux de la couronne… Le long-métrage est représentatif de l’action-comédie de Hong-Kong : rythme effréné, courses poursuites dantesques, dont une sur la Tour Eiffel, gags débiles à n’en plus finir et un ton irrévérencieux typique. Lors de la séquence finale par exemple, le méchant prend en otage un bébé et ose le jeter du haut d’une grue pour assouvir son mécontentement ! Quelle cinématographie se permettrait de traiter des nouveaux-nés comme ça ? Les cinéastes s’autorisent tout, notamment dans le registre comique. Tsui Hark dira d’ailleurs de cette expérience sur Mad Mission 3 : “Lorsque vous faites une comédie, le moment où vous arrivez à l’écriture et à la préparation est plus amusant que le tournage. Lorsque vous tournez un film, vous réalisez que vous avez l’idée depuis un bon moment. Vous avez donc l’impression de tourner un film que vous avez vu cent fois. Et particulièrement lorsque vous avez commencé à tourner et à monter. Vous commencez à vous éloigner du comique, vous ne savez plus ce qui est drôle et ce qui ne l’est plus.” Autrement dit pour Tsui Hark, il faut tout lâcher quand on fait une comédie, quitte à passer au travers de certaines blagues. Cette mentalité se retrouve tout au long de sa filmographie, faire du cinéma sans filet, sans calcul. L’essentiel est en tout cas présent, Tsui Hark en allant cachetonner à la Cinema City, réussi à se remettre à flot dans l’industrie et à connaître des succès au box office. Entre ces deux expériences, il mène à bien un projet au succès mitigé mais qui sera a posteriori l’emblème du cinéma HK de cette époque : Zu, Les Guerriers de la montagne magique (1983).
Zu est l’adaptation d’un roman, parlant de luttes entre les Hommes et les Dieux. Un roman outrancier avec une structure complexe pour quelqu’un ne connaissant pas la culture chinoise. Même si Tsui Hark en a simplifié l’intrigue en prenant comme personnage principal un simple humain, pour créer le monde de Zu, Les Guerriers de la montagne magique, il bénéficie du plus gros budget de l’époque. Le long-métrage lui permet notamment de travailler sur des effets spéciaux optiques mais également sur des fonds bleus, une première à Hong-Kong. Le résultat est parlant : l’intensité rythmique est du jamais vu et les VFX permettent de mettre en scène de manière spectaculaire les contes et légendes de la mythologie chinoise. Il travaille notamment avec ILM – société mythique d’effets spéciaux derrière la saga Star Wars. Ce choix n’est pas anodin, Tsui Hark, en bon orgueilleux, veut concurrencer Hollywood sur son propre terrain. Il veut être le meilleur et que sa cinématographie nationale le soit aussi. Comme l’explique Olivier Assayas dans l’ouvrage L’Asie à Hollywood : “Ils se sont demandés comment répondre au cinéma occidental. Tsui Hark a incarné la réponse qui tirait vers la Chine et le fantastique chinois, en allant chercher dans la tradition de l’aspect magique du kung-fu, qui remonte aux films de sabres des années vingt produits à Shanghaï.” Même avec toute cette machinerie, Tsui Hark continue à tourner de manière instinctive, il n’est pas adepte de la sur-préparation. Pour lui, l’idée doit avant tout naître sur le plateau, même si le résultat final n’est pas concluant, tirant ces préceptes de la Nouvelle Vague. La volonté est de tourner au maximum en décor naturel et le maître mot sur son plateau c’est l’improvisation. Zu est un manifeste pour Tsui Hark en même temps qu’il introduit le genre de cape et d’épée à la modernité. Il souhaite que ce genre qui met en scène la culture ancestrale chinoise soit vu par les nouvelles générations et pour cela il donne tout. L’énergie déployée par Tsui Hark dans la fureur de sa Trilogie du chaos est ici plutôt mise au service de la fantaisie et de l’aventure : les séquences s’enchaînent à un rythme effréné, il y a réellement une idée par plan, le spectateur est parfois, voire souvent, perdu, tout comme l’est le héros humain face à ce monde magique et divin. Tsui Hark tourne par ailleurs en décor à l’échelle, avec des explosions réelles, en utilisant, donc, assez peu de maquettes. Les équipes n’ont alors jamais tourné avec autant d’effets visuels, ce qui entraîne des risques importants pour les cascadeurs. Malheureusement, c’est une constante romantique de ce cinéma hong-kongais, les artistes sont prêts à prendre tous les risques sur le plateau pour réussir un plan ! De même, l’équipe technique ne comprend pas toujours ce que Tsui Hark filme et le dialogue entre eux n’est pas toujours audible. À propos de son chef décorateur, le cinéaste admet qu’“il [chef décorateur] avait peur de ne pas pouvoir me donner ce que je voulais.”… Tsui Hark a en effet une cinéphilie débordante, allant du cinéma français des années 1960 au cinéma russe de Eisenstein. Néanmoins, il va puiser dans son amour de la bande dessinée américaine pour trouver des solutions de mise en scène qui dynamiserons son film mais peuvent dérouter. Des angles de caméra débullés ainsi que des décadrages vont venir mettre en valeur les personnages… L’art de Tsui Hark à cette époque est aussi un art de la posture, de la pose charismatique et de la mise en avant du corps de l’acteur. Il n’hésite pas à dévoyer également les figures de propagandes du régime en faisant adopter à ses personnages les mêmes poses que celles des héros du parti communiste.
Sous des airs de joyeux bordel où Tsui Hark explique qu’“on a fait des plans sans savoir ce que cela donnerait”, ce contrebandier n’hésite donc pas de se moquer des figures de propagande et des maux de la Chine. Toute la filmographie de Tsui Hark est traversée par la question morale du bien et du mal. Dans Zu, Les Guerriers de la montagne magique, il donne une réponse simple, il y a d’un côté les gentils, de l’autre les méchants. En revanche, on bascule facilement de l’un à l’autre. Tsui Hark justifie ce schéma par la situation politique de la Chine : “Quelle que soit la situation politique ou individuelle, il y a toujours ce sentiment de fuite. Avec Zu, j’ai cherché à mettre le public chinois face à son propre fonctionnement, pour lui permettre de se voir lui-même et comprendre sa propre position face aux choses de la vie. Dès le début, deux groupes de soldats se battent sans savoir vraiment pourquoi, et pour moi, ils symbolisaient notre propension au sectarisme. Nous cherchons constamment à nous enfermer, à nous séparer en des sections de plus en plus réduites, quelque soit le nombre. Communistes, nationalistes, la gauche, la droite, le centre, le haut, le bas, un jour ou l’autre, il nous faudra bien vivre ensemble. Je crois qu’il y avait une véritable raison de faire des films à ce sujet, quitte à s’en moquer, en jouer. Trente ans plus tard, des gens reverront ces films et on les surnommera les « films d’avant la réunification ». Ils se diront : « Voici quelle était leur mentalité à l’époque, leur manière d’envisager le monde ». Je veux que ces films demeurent dans l’histoire de notre industrie pour qu’ils puissent témoigner, que les gens puissent réfléchir à leur histoire en les revoyant.” La réunification de la Chine et de Hong-Kong n’est que rarement traitée frontalement, pour des raisons évidentes de censure, mais elle demeure prégnante dans les têtes de chacun. Avec une interrogation qui reste sans réponse : comment se passera le vivre ensemble ? Au lieu d’attendre béatement la réponse, les cinéastes de la Nouvelle Vague hong-kongaise vont jouer une course contre la montre. Ils sont manifestement des cinéastes du temps et ils vont travailler la matière filmique avec cette donnée en tête pour jouer sur les accélérations, les ralentis, les flash-back, le montage alterné… Dans cette logique Tsui Hark multiplie les projets durant une dizaine d’années en assouvissant des envies de cinéma multiples. Il veut sortir des sentiers battus, emmener l’industrie de HK vers un ailleurs. Pour lui, cela ne sert à rien de faire ce qui a déjà été fait, il faut créer, ré-inventer, être pionnier en osant montrer des choses nouvelles et l’arrivée de la technologie doit aider à cela. De fait, dès Zu, Les Guerriers de la montagne magique il va utiliser les dernières innovations technologiques pour renouveler son langage cinématographique. De plus, il faut savoir que le cinéma hong-kongais favorise le doublage. Il n’y a alors pas besoin d’avoir des prises de son en direct sur le plateau, ce qui peut habituellement entraver la liberté de mouvement. Dans les interviews qu’il a données pour la sortie en France du DVD de Zu – dont sont tirées les citations de ce paragraphe – Tsui Hark raconte qu’il a pensé ce monde magique comme une fête, où chacun peut s’y retrouver. Que le spectateur prenne ou non du plaisir à cette fête, ce spectacle ne le laissera certainement pas indemne.
Après le démesuré Zu, Les Guerriers de la montagne magique, qui va à l’encontre des films d’arts martiaux urbains de l’époque, Tsui Hark décide de se libérer des studios. Sa plus grande motivation pour créer est qu’il ne trouve pas les productions hong-kongaises qu’il souhaite vraiment voir en tant que spectateur. En 1984, Tsui Hark lance donc la Film Workshop, sa propre boîte de production. Avec cette dernière, il cherche à faire des films pour se satisfaire en tant que spectateur et en tant que cinéaste. En une quinzaine d’années, il produit plus de soixante projets, en réalise officiellement une vingtaine et en écrit au moins une quarantaine. Son premier en tant que réalisateur pour la Film Workshop est Shanghai Blues (1984). Une œuvre emplie de nostalgie cinéphile où Tsui Hark flirte avec le mélodrame et la screwball comedy (genre états-unien jouant avec un comique de situations et un humour slapstick, empruntant lui-même à d’autres genres comme le film de gangster, le film d’enquête journalistique ou à la comédie romantique). Surtout, ce genre comique met en scène un couple de protagonistes qui, s’il sont destinés à se compléter, rencontrent des difficultés à vivre ensemble ou à s’avouer leurs sentiments. Sa première œuvre produite par ses soins peint un Shanghai des années 1940 où se croisent toutes les classes de la société, des propriétaires aux pickpockets, des danseuses de cabarets aux anciens soldats. Elle raconte avec beaucoup de romantisme la rencontre entre un couple, avant et après l’occupation japonaise à Shanghai, les deux ne faisant que des chassés-croisés durant l’occupation… Shanghai Blues est une œuvre très enlevée bénéficiant d’une photo sublime. Il offre également des séquences vaudevillesques d’une virtuosité rarement vue : une des situations typiques des comédies de HK montre un personnage caché dans une pièce à la vue d’un second qui le cherche ; ici, Tsui Hark décide de partir de ce principe mais en multipliant les duos de protagonistes. Grâce à son découpage, ce cache-cache géant dans une pièce de vie d’un appartement avec son effet d’accumulation de personnages, est tout bonnement exceptionnel. Shanghai Blues est typique de la marque de fabrique de la Film Worshop. : un cinéma qui demande une connaissance du passé de la cinématographie locale et étrangère – sans se morfondre dans la nostalgie – pour réussir à s’en détacher et à créer de choses nouvelles pour le présent. Il n’est pas question pour Tsui Hark de faire des travaux faciles, ou de devenir un producteur mercenaire. La passion doit guider le métrage et traverser l’écran. Le pari est réussi, le public apprécie le geste, et est, dès ce premier film de la Film Workshop, au rendez-vous dans les salles.
Après ses débuts difficiles, les films de commande, Zu et surtout Shanghai Blues permettent à Tsui Hark d’asseoir sa position sur l’industrie cinématographique de HK et d’offrir à la Film Workshop une position centrale dans ce microcosme. Les productions de la jeune société vont battre des records au box-office local, notamment Le Syndicat du crime de John Woo (1986). Ce film devient une référence mondiale du polar et un véritable phénomène de société à Hong-Kong. Tsui Hark explique en interview à propos de la Film Workshop : “Je voulais faire une sorte de charte qui donne une nouvelle direction, une manière d’envisager les films que nous faisions. J’avais hâte que de nouvelles choses se passent car je trouvais l’industrie d’alors particulièrement ennuyeuse. Tout le monde imitait tout le monde. Il y avait tellement de clones… J’ai mis à plat quelques idées pour définir Film Workshop. La première était qu’il nous fallait croire aux histoires que nous mettions en place. Il ne s’agissait pas de faire des films commerciaux pour le simple plaisir d’en faire un commerce, de manière à ce que personne ne se sente obligé de faire tel ou tel film. Il faut donc croire au matériau. Le deuxième point voulait que le réalisateur puisse imposer son style, sa vision des choses, et ne pas être réduit à imiter tel ou tel autre. À cette époque, vous pouviez même être raillé pour avoir refusé de vous plier au clonage, d’avoir refusé de vous faire de l’argent aussi rapidement et facilement. Je détestais cet état d’esprit, et nous voulions nous en tenir éloignés. D’un autre côté, on m’a déjà demandé pourquoi nous avons produit tant de suites ? Pour moi, c’est une manière de procéder plus proche de la publication de comic-book que de l’opportunisme pur et simple. Il nous est arrivé de sentir qu’un personnage d’un de nos films s’était attiré la sympathie, que le public voulait le revoir. Dans un cas comme celui-ci, faire une suite a quelque chose d’exaltant. Déjà enfant, il m’arrivait de continuer dans ma tête les aventures d’un héros que je venais de découvrir, de me demander ce qu’il ferait dans une autre situation. Mais il faut en sentir le besoin, et s’abstenir de faire une suite s’il n’y a pas cette excitation au départ. Mais tout est parti de mon sentiment premier, qui était que je sentais que le public allait très rapidement se lasser, vis-à-vis de ces multiples films clones. Et l’industrie de Hong Kong avait grandement besoin qu’on lui injecte du sang neuf.” Tsui Hark suit bien entendu ses dires et n’hésite pas à faire revenir l’acteur Chow Yun-Fat pour Le Syndicat du crime 2 (1993) alors que celui-ci, du moins son personnage, est mort dans le premier volet. Que nenni, le protagoniste a un frère jumeau caché qui vit aux Etats-Unis. C’est aussi cela la marque de fabrique de HK : ne pas hésiter à enrayer le rationnel. D’ailleurs, cette suite cause une querelle entre John Woo et son producteur. Il faut dire que Tsui Hark est un producteur omniprésent et il n’hésite pas à retourner des séquences voire à réécrire les scénarios. Sa méthode fonctionne, mais ne passe pas avec les réalisateurs de caractère (et de talent) comme John Woo. Koan Hui, son fils spirituel à la Film Workshop, notamment co-scénariste de The Blade (1995) explique en 2009 aux Cahiers du Cinéma : “Il contrôle absolument tous les aspects d’un film : écriture, photo, direction artistique, montage, etc. A Hong-Kong, on a tendance à dire que travailler pour Film Workshop, c’est comme entrer dans un temple Shaolin, c’est exactement ça, il y a un rapport maître à élève qui s’instaure naturellement, la discipline est quasi militaire. L’art martial de Tsui Hark, c’est la mise en scène.” John Woo et Hark ne partagent manifestement pas la même vision du cinéma, notamment du point de vue de la morale. Élevé dans une culture catholique, John Woo est sûrement le plus occidental des cinéastes Hong-Kongais – l’une des raisons évidentes, probablement, pour expliquer qu’il ait réussi à s’imposer aux Etats-Unis contrairement à Tsui Hark qui est souvent considéré comme le plus chinois des cinéastes hong-kongais. De fait, Hark préfère puiser dans l’histoire et la culture du cinéma chinois et, à l’instar d’un Takahata ou d’un Miyazaki, conserver au travers de son cinéma, les traces du passé. Dans Zu par exemple, les jeunes héros partent à la recherche des légendes du passé qui se sont retirées du monde, un monde en proie à une guerre infinie et destructrice. L’espoir est entre les mains de la jeunesse. Les héros traditionnels doivent suivre les jeunes pour sauver Zu : le passé et le présent sont par conséquent réunis pour des lendemains meilleurs. Sans ce socle culturel et idéologique commun, la construction d’un futur n’est point possible et c’est donc naturellement que John Woo et Tsui Hark ont finalement décidé de tracer leur route séparément.
Une des célèbres sagas produites par Tsui Hark est Histoires de fantômes chinois (1987-1991), remake d’un classique de 1959, Enchanting shadow de Li Han-hsiang. Il y incorpore ses envies, le chant et la danse issus de l’opéra cantonais mais également la pop pour garder ce mélange passé-présent. Histoires de fantômes chinois a insufflé la forte érotisation de ce cinéma des années 1980. Un côté très fétichiste se traduit par des ralentis sur les parties des corps – le directeur artistique de la saga, William Chang, deviendra le directeur artistique de Wong Kar-Wai, et ce n’est pas pour rien. Cette érotisation se fait évidemment sur les corps féminins, mais également sur ceux masculins, pas d’injustice ni de parti pris dans les productions de Tsui Hark ! Sa filmographie est d’ailleurs définissable aussi dans la place de choix qu’il laisse aux personnages féminins. Cela se vérifie dans L’Enfer des armes, Zu, Shanghai Blues et surtout Peking Opera blues. Sorti en 1986, il s’agit de mon film préféré du cinéaste. Tsui Hark le réalise après une comédie mineure, Working Class (1985), effectuée en dehors de sa société de production. L’action de Peking Opera blues se situe sous le régime tourmenté de Pékin, en 1913. Pour résumer, le scénario narre les récits entremêlés de trois femmes, chacune incarnant une morale différente. Elles vont devoir s’unir pour déjouer une alliance entre un général et des occidentaux – encore eux – qui pourraient conduire à une dictature. Ces trois femmes sont la fille du général en question, incarnée par l’immense Brigitte Lin, qui s’associe aux révolutionnaires pour contrer les projets de son père, Sally Yeh, fille du propriétaire d’une salle d’opéra de Pékin et Cherie Chung qui cherche à mettre la main sur un lot de bijoux volé qui se cacherait dans ledit opéra. Tsui Hark reprend l’un des principes de la screwball comedy qui lui est cher : avoir des personnages féminins libres et aux personnalités marquées mais ici, celles-ci ne finissent pas soumises à un homme, comme c’est souvent le cas à Hollywood. Bien au contraire, elles parviennent à s’émanciper grâce à la solidarité qu’elles nouent entre elles. Contrairement au cinéma d’action occidental, qui a tendance à montrer une héroïne qui s’émancipe en se masculinisant (Terminator 2, James Cameron, 1991), Tsui Hark illustre l’inverse. La féminité du personnage n’éclate que lorsqu’elle se sent libre.Le personnage interprété par Brigitte Lin illustre ce précepte, puisque dans la première partie du métrage, elle arbore une coupe garçonne et un habit militaire. Comment peut-il en être autrement pour qu’une femme puisse se sentir respectée dans un milieu martial ? Sa féminité apparaît lors d’une magnifique scène de chambre burlesque avec ses deux comparses. Dans cette scène teintée de saphisme, l’érotisation n’est jamais un tabou contrairement à la pudibonderie qui était parfois en vigueur dans les films de cape et d’épée cantonais des décennies antérieures et dans lesquels les personnages féminins devaient choisir entre leur force ou leur féminité. Cette dichotomie morale est fort présente dans les productions chinoises et hong-kongaise, car n’oublions pas que la Chine est un pays confucéen, c’est-à-dire que les femmes y sont supposées suivre la règle des Trois Obédiences et Quatre vertus : à la maison obéis à ton père ; après le mariage obéis à ton mari ; après la mort de ton mari, obéis à ton fils. Les femmes doivent servir durant toute leur vie les hommes qui les entourent. Mais le paradoxe est prégnant dans le cinéma de HK et les contes chinois, son incarnation la plus populaire étant bien sur le personnage de Mulan. La mise en scène de personnages féminins puissants est une tradition. C’est exactement ce qu’explique Julien Sévéon dans son ouvrage sur la Category III : “Les réalisateurs peuvent réaliser un destin cruel aux femmes mais ils ont développé depuis les années soixante une perspective unique concernant les rôles féminins dans les films d’action. Mais dans la plupart des cas, l’héroïne peut tuer comme un homme, n’a pas le temps pour une histoire d’amour et ont une attitude non attractive pour les hommes, ce qui n’est pas le cas des hommes dans ce même genre. Leur combativité efface leur féminité et quand elles rencontrent l’amour, elles finissent soumises à leur mari. Dualité entre l’héroïne virginale indépendante et la femme au foyer, on ne peut être les deux.” Chez Tsui Hark, les deux sont possibles.
Il va plus loin dans Il était une fois en Chine (1991) comme nous le verrons plus tard. Dans une interview donnée au Cinéphage en 1993, il explique également le choix de mettre en avant les personnages féminins dans Peking opera blues : “Je pense que les Chinois, comparativement aux autres ethnies, sont particulièrement inhibés. Il y a toujours beaucoup d’obligations sociales et de contrôles. Et la femme est le sexe idéal pour exprimer cette idée au cinéma. Si j’avais voulu traiter le même sujet avec des hommes, tout aurait été beaucoup plus compliqué. Les trois femmes présentent trois facettes de l’identité chinoise : l’une est aristocrate immergée dans la politique, l’autre est une citadine matérialiste et avide, quant à la troisième, tous ses élans sont réprimés et elle rêve de devenir artiste.” Pour le devenir, elle doit jouer avec les apparences. Pour les représentations opératiques, les personnages peuvent être incarnés par un seul sexe, féminin ou masculin. À l’époque de l’action du film, seuls les hommes sont autorisés à jouer. De fait, celle qui se rêve artiste doit se déguiser en homme pour ensuite se grimer en femme pour son rôle sur scène ! Tsui Hark adore tromper son monde, personnages et spectateurs doivent bien faire attention à ce qu’ils ont devant les yeux. Une séquence est particulièrement emblématique à ce sujet : le personnage de Brigitte Lin est capturé et retenu prisonnier dans la chambre d’un officier. Une des deux autres femmes va le séduire et tenter de le tuer pour sauver son amie. À présent dans sa chambre, dans un jeu de séduction, elle tente de prendre l’arme du militaire accrochée au niveau de son torse, tandis qu’il tente de la déshabiller. Mise en scène périlleuse, Tsui Hark la joue alors cartoon et nous avons l’impression de nous retrouver dans un Tex Avary. C’est limpide de drôlerie. Elle parvient à prendre son pistolet avant que celui-ci ne la mette à nu… Un coup de feu hors champ retentit. Des soldats entrent et voient émerger sous un drap posé au sol le général torse nu et sa probable amante. Les soldats se sentent gênés d’avoir déranger un possible coït. Un angle de caméra vient alors dévoiler la supercherie. Après un champ contrechamp entre le couple et les soldats, un plan montre l’arrière de la scène. Nous voyons une main tendue qui manipule la tête du général. Cette main c’est celle de Brigitte Lin. Par un jeu de questions de Chérie Chung – la sauveuse de Brigitte Lin – et des réponses du général se traduisant par des signes d’approbation de tête, les soldats finissent par quitter la pièce. Dans cette scène, la volonté de Tsui Hark est de fragmenter un espace, une situation, pour en dévoiler petit à petit les rouages aux spectateurs. C’est une mise en garde sur ce que l’on croit voir et un avertissement sur la manipulation du pouvoir. Thème traité de manière burlesque avec ce général qui est réduit à un état de marionnette, la manipulation de la classe dirigeante est une question que pose Tsui Hark en y apportant une réponse souvent amère – on pense à la saga récente des Detective Dee (2010-2018). Encore à propos de Peking opera blues, Tsui Hark explique en interview pour le Cinéphage que “pour moi l’identité chinoise, dans son aspect traditionnel et dans sa culture, est tout à fait symbolisé dans l’opéra pékinois. Les personnages y sont stéréotypes, conformistes, très emblématique d’une mentalité héritée d’une tradition tout à la fois écrasante et extrêmement lettré. Sans oublier le troublant maquillage, reflet immédiat de l’âme du personnage. Je tenais absolument à utiliser tous ces éléments pour dresser un parallèle avec la Chine de l’époque. C’était en 1986 et beaucoup d’événements se déroulaient entre la Grande Bretagne et la Chine. J’avais le sentiment que les Chinois avaient encore un long chemin à parcourir avant de comprendre la démocratie.” Le long-métrage sort deux ans après les accords sur la rétrocession entre la Chine et les Anglais, sans avoir pris en considération l’avis de Hong-Kong. Pour les Hong-Kongais, ils ont fait ces négociations sous le manteau, exactement comme le général dans le film qui accepte l’argent des banques étrangères pour renverser le pouvoir. Tout est caché à la population… Le long-métrage sert alors d’avertissement aux Hong-Kongais : ils devront se battre pour avoir un semblant de reconnaissance. La fin du métrage va en ce sens. Tous les personnages se réunissent en dehors de la ville après avoir réussi à déjouer le putsch. Ils se séparent, se jurant de se retrouver à nouveau pour combattre les futurs actes anti-démocratiques. Soudain, un personnage d’opéra apparaît en gros plan pour rire au nez des personnages et du spectateur. Car en 1913, époque de Peking opera blues, ces résistants ne savent pas ce qui les attend avec les gouvernements autoritaires à venir.
Peking opera blues est un succès, comme le reste de sa production des années 1980. Il est désormais une figure, si ce n’est LA figure incontournable de l’industrie du cinéma de HK. Il donne raison à ceux qui se sont obstinés à parier sur lui. Dans une passionnante interview croisée entre Olivier Assayas, Charles Tesson et Christophe Gans dans l’ouvrage L’Asie à Hollywood, Assayas résume le travail de Tsui Hark sur cette période ainsi : “Hark a la volonté de rivaliser avec le cinéma américain, par les effets spéciaux et par l’imaginaire en allant plus vite. Disons qu’ils pouvaient faire dans leurs garages ce que les Américains faisaient dans leurs usines.” C’est ce particularisme artisanal, forain, qui fait le charme de Tsui Hark en particulier et du cinéma de Hong-Kong en général. Christophe Gans ensuite revient sur la Film Workshop en précisant que “Tsui Hark est très envieux du succès des autres. […] La fonction de la Film Workshop, sa maison de production, était de lui permettre de récupérer sous son aile toute la créativité de HK. Il ne supportait pas de voir se balader un électron libre en dehors de sa société. Cela a été sa force et sa puissance.” Sa puissance allait prendre encore plus d’ampleur avec la renaissance d’un mythe national, Wong Fei-hung.