Dans l’ombre de Perfect Blue (1997) et Paprika (2006) se terrent deux longs-métrages de Satoshi Kon : Millenium Actress (2002) et Tokyo Godfathers (2003). Ce dernier, inconsidéré à l’époque de sa sortie, anomalie dans sa filmographie, se voit peu à peu rétablir ses lettres d’or par une communauté de cinéphiles passionnés et fidèles. Quoi de plus beau comme cadeau de Noël que de vous inviter à (re)découvrir un des chefs-d’œuvre (c’est peu dire, il n’a fait que ça) trop souvent mis de côté d’un des plus grands réalisateurs de cinéma d’animation japonais ?
Perfect White
Satoshi Kon a connu une carrière courte. Il est prématurément décédé à 46 ans d’un cancer du pancréas mais a marqué à jamais l’histoire du cinéma d’animation japonais en plus d’être une source d’inspiration pour de nombreux cinéastes – entre autres, Darren Aronofsky cite Perfect Blue dans Requiem for a Dream (2001), et Inception (Christopher Nolan, 2010) doit à Paprika son scénario et plusieurs idées comme la scène du couloir. S’il fut touche-à-tout à une époque, faisant ses armes dans le manga d’abord puis dans l’animation, c’est en tant que scénariste et directeur artistique sur la partie Magnetic Rose (Katsuhiro Ôtomo) de l’omnibus Memories (Katsuhiro Ôtomo, Tensai Okamura, Kôji Morimoto, 1995) qu’il explore pour la première fois ce qui sera le fil rouge thématique de sa carrière, que l’on peut officieusement définir ainsi : la réalité, la psychologie humaine, et comment l’influence de l’un sur l’autre en altère les perceptions. Il s’amuse ainsi d’une opposition radicale entre naturalisme et surréalisme, entre lesquels il navigue pour tantôt plonger les spectateurs dans une perte de repères totale et nauséeuse (Perfect Blue), tantôt en crée de nouveaux en surpassant les limites du possible (Paprika), et parfois se stabilise en un juste milieu (Millenium Actress) ou expérimente un glissement progressif (Paranoïa Agent, 2004). En une dizaine d’années à la réalisation, Kon a connu un creux, approximativement au milieu, du nom de Tokyo Godfathers. Vilain petit canard de la bande, cinquième roue du carrosse, son troisième projet souffre encore aujourd’hui de la comparaison avec ses semblables. Sorti comme son prédécesseur Millenium Actress dans la discrétion parfois condamnatrice – d’autant plus pour de l’animation japonaise – des direct-to-DVD, il ne semble à première vue pas s’inscrire dans ce même geste thématique et esthétique. Quoique, peut-être a-t-il réussi à leurrer son monde ?
Un soir de noël, un trio de sans-abris, composé de Gin, Hana et Miyuki, fouille les poubelles. Interpelés par un son inhabituel, ils trouvent parmi l’amont d’ordures un nouveau-né pleurant dans son landau ainsi qu’une clé. Conscients que leurs conditions de vie ne leur permettent pas de l’adopter, ils décident d’arpenter Tokyo de long en large à la recherche de tout indice pouvant leur permettre de remonter la piste des parents. Ici, pas de structure labyrinthique ou portée par une mise en scène au surréalisme orgiaque, le scénario est simple, linéaire, classique, à l’échelle de ses personnages. Sorte de road movie – à pied, en tramway, en taxi ou en vélo – c’est sans surprise – car l’adage de ce genre – que par leurs pérégrinations les personnages se dévoilent et révèlent la cause de leur vie de vagabonds, qu’ils seront amenés à résoudre dans une certaine tradition, de la seconde chance ou de la repentance, de l’esprit de Noël. Jonglant entre le mélodrame et l’absurde, les personnages ne répondent cependant jamais d’un voyeurisme misérabiliste déplacé sans non plus être des archétypes moralisateurs, bien qu’ils représentent les laissés de côté, alcooliques et accros aux jeux, homosexuels et trans, et – sous-entendu dans la porosité des flashbacks de Miyuki – victimes de harcèlement, voire de grossophobie…Ils partagent la beauté d’une mélancolie du révolu, probablement piochée chez Cowboy Bebop (Shin’Ichiro Watanabe, 1998), dont le ton si particulier sonne ici parfois comme un écho. L’histoire s’ancre dans une réalité urbaine tokyoïte et donne à voir ceux que l’on ne regarde pas ou, par l’histoire d’Hana, qui vivent en communauté dans ce club underground trans, drag et travesti, à l’abri des stigmatisations. La linéarité du trajet qu’est censée opérer le trio est constamment mise en branle par un motif omniprésent qui ne cesse de les faire zigzaguer : la coïncidence. Exemple type : à la sortie d’un cimetière, ils viennent en aide à un yakuza qui pour les remercier les invite au mariage de sa fille, dont le gendre est la raison de la misère de Gin qui voit l’opportunité de se venger. Traitée comme un élément comique, la coïncidence donne l’impression de constamment détourner le récit, quand finalement elle le guide et motive ses différentes résolutions, qu’elles concernent les membres du trio ou le bébé. Aussi, Tokyo Godfathers use de façon systémique d’une écriture et d’un montage particulièrement anti-lyrique. Les scènes ne laissent jamais monter l’enjeu émotionnel à leur climax, toujours coupé par une rupture de ton ou le chevauchement de la scène suivante. Dans une retenue, une frustration constante, ces émotions n’atteignent leur apogée que lors d’un final qui appartient au miracle, littéralement, appuyé par un ralenti et symbolisé par une lumière quasi christique. Et si le fantastique avait toujours été là, sous-jacent, se manifestant dans les coïncidences pour guider le récit de sa force invisible ?
Discret, le fantastique – qui pourrait donner à reconsidérer Tokyo Godfathers comme répondant au réalisme magique – s’incarnerait d’abord à l’image, par la lumière. Celle des fenêtres des bâtiments, jouant avec notre paréidolie pour y faire apparaître des visages, qui semblent observer nos personnages pour mieux indiquer le chemin. Cette lumière, parfois d’un expressionnisme symbolique, brouille les pistes de la réalité des protagonistes, comme quand, par des plots de signalisation traçant une ligne jusqu’à un point lumineux dans une ruelle sombre, elle guide Gin a secourir un vieux sans-abri mourant, son sosie comme un présage, le fantôme des Noëls futurs. Une telle utilisation de la lumière fait penser au travail du chef opérateur Peter Suschitzky sur eXistenZ (David Cronenberg, 1999) qui, de la même manière, signifiait le parcours de Ted et Allegra dans un jeu vidéo futuriste fait de chair et d’os en une plongée dans plusieurs couches de réalités rappelant justement Perfect Blue. C’est en ancrant son film dans un réel tangible et proche du nôtre que Satoshi Kon travaille la déroute, comme une ombre qui plane, on ne s’en rend pas compte et pourtant, quelque chose cloche. Par la présence de miroirs, de photos ou par une séquence dont le premier plan commence sur l’eau, Kon mobilise simultanément l’idée du reflet et du dédoublement, un conflit entre le soi et un soi extérieur ou la perception de soi : un trouble de l’identité, symptôme d’une société du paraître, fidèle à son Œuvre. Trouble dans l’identité citoyenne, quand Gin, Hana et Miyuki traînent derrière eux qui ils ont été, un père, une chanteuse dans un club queer, une fille, avant d’être des sans-abris, des Autres, toujours à l’écart du système comme le signifie la mise en scène, seuls, en bordure ou évités par la foule. Trouble dans le genre, comme ce tueur à gage qui se fait passer pour une serveuse pour assassiner le gendre du yakusa. Trouble dans l’identité, comme ce bébé, sans nom ni filiation, pour qui le trio devient une famille temporaire et qui lui donne un nom : Kiyoko. Un nom que l’on entend par trois fois, il y a d’abord le bébé, puis la fille du yakusa qui se marie, et enfin la fille de Gin. On notera la présence insistante de ce chiffre trois : troisième film de Satoshi Kon sorti en 2003, trois protagonistes, trois Kiyoko, ils rencontrent le même chauffeur de taxi trois fois… Une des nombreuses entrées d’analyse qui nourrit Tokyo Godfathers d’une aura mystérieuse et étrange. L’étrange se cache dans l’écrin de la comédie, qui camoufle les déformations constantes du visage et de la gestuelle des protagonistes, et seulement eux, dans un registre cartoon. L’étrange se cache dans l’écrin du naturalisme, camouflant une réalité qui se confond parfois dans certains imaginaires, comme l’univers du jeu vidéo quand Gin se fait passer à tabac par des voyous dans une mise en scène proche des jeux de combats en 2D façon Street Fighter (Takashi Nishiyama, 1987) tandis que les fenêtres qui s’éteignent simulent la barre de vie ; ou le christianisme, quand le film s’ouvre sur une chorale qu’écoutent les protagonistes, semblables aux Rois Mages.
Plus insidieux, Tokyo Godfathers est en réalité un représentant de la filmographie de Satoshi Kon. Comme ses semblables, il joue sur différentes réalités, plusieurs registres de ton, et convoque des imaginaires qui troublent le réel, toujours en arrière-plan, imperceptibles. En adaptant le film à ses personnages et non l’inverse – la rencontre, semblable à une hallucination, de Gin ; les émotions et gestes exacerbés, d’une culture très drag, d’Hana ; le sens du devoir, de la justice, et l’amitié naissante, au-delà de la barrière des langues, avec une latino-américaine de Miyuki – Satoshi Kon propose une œuvre à hauteur humaine, toujours drôle quand il le faut mais jamais au détriment de ses personnages, émouvante et sensible, haletante, obsessive…Et le miracle de Noël tient en ce qu’il a réussi à berner tout le monde.