Studio Canal depuis quelques mois s’est lancé dans une nouvelle collection visant à sortir des tiroirs leurs pépites des années 70. C’est dans ce contexte que l’improbable (sur le papier) mais impressionnant Traitement de Choc, avec Alain Delon et Annie Girardot, est de nouveau disponible en Blu-Ray. Récit d’une cure de thalassothérapie virant au cauchemar, il n’est pas sans trouvailles ni dénué d’un regard politique acéré. Retour sur une œuvre atypique du cinéma français, qui nous donne l’occasion d’évoquer le nom de son cinéaste : Alain Jessua, dont les travaux genrés ont tout pour intriguer notre équipe.
Vampirismes
Alain Jessua est sans aucun doute l’un des cinéastes les plus singuliers du paysage cinématographique français des années 70. Un artiste solitaire – presque le seul à produire et réaliser ses films, mais aussi à circonscrire son œuvre autour du cinéma de genres, de science-fiction entre autres imaginaires farfelues – qui est toujours parvenu à embarquer les stars les plus brillantes de l’Hexagone dans des propositions radicales, aussi inventives formellement et scénaristiquement que rageuses politiquement. Le cinéaste laisse donc derrière lui une œuvre singulière et angoissée où nos stars franchouillardes traversent la vallée de l’étrange. Gérard Depardieu dans Les Chiens (1979), grand film inquiet sur l’autodéfense malsaine en banlieue (ressorti récemment dans la collection Make My Day), Jean Rochefort dans le délice Z Frankenstein 90 (1984), Patrick Dewaere dans Paradis pour tous (1982) – en passant par Jean-Pierre Cassel, Jacques Dutronc, ou encore Eddy Mitchell – et donc ici, dans Traitement de Choc, Alain Delon et Annie Girardot. C’est peut-être le premier point d’intérêt de cette œuvre : sa façon de vampiriser le cinéma le plus populaire avec des thématiques et des images qui en sont a priori bien éloignées, mais aussi laisser des œuvres a priori incongrues (qui doivent beaucoup à la bande dessinée) se faire elles aussi vampiriser par la présence de ces acteurs gigantesques. Dans Traitement de Choc, c’est avec cet impressionnant duo que ce sentiment est le plus singulier et qu’il laisse l’emprunte la plus tenace.
Il s’agit de suivre une thérapie. Girardot joue le rôle d’une femme au bord de la dépression à la suite d’une rupture amoureuse, et se rend dans un établissement étrange mais visiblement chaleureux, où un thérapeute charismatique et d’une beauté ensorcelante – Delon, donc – propose une cure permettant de préserver la jeunesse du patient. Tout semble idyllique dans cet espace. Des paysages sublimes du littoral atlantique aux scènes de liesse collective, tout indique qu’il s’agit là d’un paradis, et c’est précisément de cette perfection que naît une inquiétante étrangeté qui plongera progressivement l’héroïne dans le doute puis l’horreur. L’intelligence du traitement de l’inquiétude chez Jessua tient justement dans cette manière de la faire éclore dans un vernis joyeux, ensoleillé. Surtout, l’étrangeté se joue dans la matière même du film, qui semble jouer habilement de son statut et de son casting. Prenons une scène restée célèbre : la baignade dans l’océan d’une troupe de patients, dont celle qui nous intéresse principalement, avec leur thérapeute Delon. Sur la plage, tout le groupe se trouve dans le plus simple appareil, y compris Alain Delon. En principe, on ne voit pas Alain Delon intégralement nu. Annie Girardot, non plus, à bien y réfléchir, mais c’est encore plus saisissant pour l’interprète du Samouraï (Jean-Pierre Melville, 1967). Or, c’est bien ce que l’on voit, pendant de longues secondes : le bel et pur éphèbe des films de Visconti sprintant, rieur et à poil, sur la plage pour rejoindre l’eau. Cette nudité de cet acteur en particulier instaure bien plus d’étrangeté que le récit lui-même, dont le déroulé fantastique n’est pas ce qu’il y a de plus original, si l’on excepte sa géographie.
Il faudrait un texte entier pour analyser la prestation de Delon, toute en perversion débridée et jouissive, tandis qu’Annie Girardot déploie une impressionnante palette d’expressions angoissées. Difficile de trouver des prestations équivalentes dans leurs impressionnantes filmographies respectives, et c’est sans doute cette singularité de l’interprétation qui fait tout le prix de ce Traitement de choc. Il y a quelque chose de si curieux à les voir se débattre dans cet univers, et en même temps une dimension vorace dans leur jeu qui dévore le long-métrage, qu’on ressent un trouble sentiment de vampirisation. Les comédiens vampirisent le film, en même temps que cette proposition farfelue pourrait donner le sentiment de vampiriser leur carrière. Delon est si étrange, magnétique et cruel, qu’on en vient à se demander si on pourra revoir ce regard perçant et séduisant de la même manière dans ses autres films, à la lumière de cette proposition. Ce vampirisme n’est pas qu’un délire interprétatif et cinéphilique, puisque c’est autour de telles thématiques que se clôt l’intrigue, dans une révélation dont nous tairons la teneur pour vous laisser la surprise, mais qui combine habilement extraction de sang et métaphore politique. Conclusion Bis mais efficace d’un long-métrage dont les beautés se situent moins dans son récit que dans ce qu’il a d’unique, confirmant la place singulière d’un cinéaste dont on gagnerait à ré-évaluer l’ensemble de la filmographie, aussi cohérente qu’inquiète.
Ce travail de ré-évaluation avait commencé quelques temps avant sa mort en 2017 lors d’une grande rétrospective organisée par la Cinémathèque Française, et continue donc avec la réédition de ses meilleurs ouvrages dans de belles éditions Blu-Ray. La remarquable collection dirigée par Jérôme Wybon pour Studio Canal consacrée aux années 70 commence le travail ici avec cette simple mais riche ressortie. En plus d’un master de qualité, Traitement de Choc est accompagné de nombreux suppléments, notamment trois entretiens de qualité avec Alain Jessua, Bernard Payen (de la Cinémathèque Française, qui avait déjà animé une passionnante masterclass avec le cinéaste en marge de sa rétrospective), et le compositeur de la bande-originale René Koering. Autant d’éléments pour prolonger la réflexion autour de ce cinéaste, dont il ne faudrait surtout pas sous-estimer la portée philosophique, derrière le vernis d’une filmographie où se côtoient le populaire et l’étrange, le grotesque et l’angoisse…