Carlotta Films nous gratifiait en février dernier d’une sortie conjointe en Blu-Ray de deux opus majeurs de Gus Van Sant : Gerry (2002) et Paranoid Park (2007). Il sont tous deux issus de la même tétralogie qui constitue le sommet de cette filmographie hétéroclite dont Paranoid Park est probablement le lui-même l’objet le plus hétéroclite. Moins contemplatif et précis qu’Elephant (2003) ou Gerry, il n’en est pas moins un projet passionnant, la tentative bouleversante d’atteindre et de représenter la psyché tourmentée d’un adolescent confronté à un drame. Retour tardif sur cette très belle édition.
Les pages brûlées
Sur une superbe mélopée d’Elliot Smith – Angeles tirée de l’album Either/Or (1997) – un adolescent, dans le flou, au ralenti, jette dans les flammes les pages de son journal que nous écoutions jusqu’ici, en voix off. C’est ainsi que jusqu’ici nous étaient renvoyés les souvenirs abordés sur le papier : comme des bribes déjà à moitié brûlées, ou flottant au-dessus des flammes, se mélangeant les unes avec les autres avant de disparaître dans cette image finale sublime. Paranoid Park est un film de souvenirs très proches, mais troublés par un traumatisme et surtout par la forme qui se propose d’épouser les méandres de la psyché adolescente du personnage. Adaptation du roman éponyme de Black Nelson, il s’agit du dernier opus de la « Tétralogie de la mort » qui constitue sans doute le sommet de la filmographie de Gus Van Sant. Peu de cinéastes peuvent se targuer d’un tel enchaînement : Gerry (2002), Elephant (2003), Last Days (2005), et donc Paranoid Park (2007). Pourtant les liens à tisser entre ces quatre chefs-d’œuvre ne sont pas forcément évidents, et c’est probablement ce quatrième ouvrage qui se démarque le plus des autres formellement. Aux longs plans séquences hypnotiques des précédents, Van Sant préfère ici une forme heurtée, où des régimes d’image se multiplient et se confondent. Il en est de même pour ce qui est du son du film, en particulier de sa musique. Quand Gerry, par exemple, reposait essentiellement sur quelques notes répétitives et hypnotiques d’Arvo Pärt, Paranoid Park se déploie dans une bande-son qui alterne les registres et les genres de façon presque biscornue. Cette hétérogénéité pourrait ressembler à une série d’afféteries branchées. Il n’en est rien. Il s’agit surtout de saisir au plus près la spécificité d’un affect et d’une sensibilité.
Comment saisir la culpabilité d’un adolescent un peu paumé ? Si les premières images, et une bonne partie de cette structure sinueuse, sèment le doute – le jeune protagoniste est vite interrogé par un policier dans une scène particulièrement déréalisée – on finit par comprendre que nous suivions un jeune homme tout juste marqué par un accident de train causant la mort d’un inconnu. La scène est belle pour son indécision : l’adolescent ni est ni responsable, ni complètement innocent. L’accident est aussi dérisoire, presque ridicule, que tragique. Tout en douceur et en méandres, Paranoid Park mute progressivement en métaphore de ce qui fait la spécificité de l’adolescence, représentée ici, au fond, comme une petite mort. Peu d’œuvres assument si frontalement d’épouser totalement l’univers mental de l’adolescence. Étrangement, j’ai pensé à un autre grand film adolescent, au budget bien supérieur et aux aspirations largement plus hollywoodiennes (bien qu’il fut un échec retentissant), qui reste très mal-aimé aujourd’hui. Lovely Bones (Peter Jackson, 2009) – titre antinomique qui irait très bien à certains travaux de Van Sant – épousait aussi une psyché tourmentée, et encore plus morbide : celle d’une adolescente tout juste décédée, violée et assassinée, perdue dans son imaginaire rêvée, entre la Terre et l’Au-delà. Jackson y avait pris le plus grand soin de se plonger dans l’imaginaire esthétique d’une fille de 14 ans au cœur des années 70. Il me semble que Van Sant comme l’auteur de Heavenly Creatures (1994) assument tout des goûts et penchants de leurs personnages à leur âge si particulier : l’esthétique pas toujours du meilleur goût, les doutes un peu puérils, les penchants musicaux fragiles. Tout ce que cela peut avoir de moins aimable, Gus Van Sant non seulement s’en accommode mais il en fait même la charte esthétique de son ouvrage, ne déviant jamais de cette intention difficile. En résulte un bain sensoriel totalement hypnotique, et assez bouleversant, dont l’inspiration ne faiblit jamais. Des magnifiques plans de skates attrapés à la volée dans le fameux « Paranoid Park » qui donne son titre au film, à de splendides ralentis sous la douche – la photographie de Christopher Doyle est prodigieuse – de Nino Rota à Elliot Smith en passant par Bach et Menomena, tout vibre au rythme des pulsations étranges et lourdes d’un cœur frêle, passif et blessé. Revoir Paranoid Park dans ses couleurs flambants neuves c’est aussi ressentir ses beautés plus que jamais car vues comme un paradis perdu. On apprend dans les suppléments de cette édition que Gus Van Sant a trouvé toutes ces belles et jeunes gueules sur MySpace, toujours attaché à rendre quelque chose du contemporain qu’il représente, même si son œuvre est largement fantasmatique et élégiaque. Très frontalement, les plans et les corps apparaissent donc aussi comme les restes d’une époque bien disparue, avec sa mode un peu douteuse, ses bonnets mal fichus, ses moues boudeuses et mélancoliques.
En ce sens, le charme tient autant d’une inspiration fantomatique que d’une certaine pureté naturaliste qu’on retrouve dans beaucoup des travaux du cinéaste, en particulier dans cette période. Même si ce n’est pas à travers de lancinants plans-séquence, il sait aussi tout simplement prendre le temps de regarder les corps, et surtout les visages qui composent son récit, confirmant son admirable science de portraitiste. Tous ces aspects sont parfaitement transmis par cette nouvelle édition parue en février dernier chez Carlotta, riche en suppléments, en particulier les commentaires de Luc Lagier (dans une préface, ainsi qu’un court et passionnant documentaire labyrinthique). Un making-of touchant complète ce beau travail rendant hommage à ce grand film éphèbe et morbide.