Ruggero Deodato, manifeste anthropophage


Le Chat qui Fume ayant remis récemment à l’honneur les bisseries cannibales avec Cannibal Ferox (Umberto Lenzi, 1981), la rédaction s’est prise d’une volonté d’hommage à un certain réalisateur de série B, voyou à ses heures, mais capable de fulgurances. Là où pléthore de nécrologies ont voulu nous montrer l’envers de la filmographie de Ruggero Deodato, décédé le 29 décembre 2022, Fais Pas Genre opte pour mettre les pieds dans le plat en insistant au contraire sur la trilogie anthropophage qui l’a rendu célèbre. Car inventer un genre, ce n’est pas donné à tout le monde.

Ruggero Deodato donne ses indications à un groupe d'Amérindiens au bord du fleuve Amazone, derrière lui, sur le tournage de Cannibal Holocaust.

R. Deodato sur le tournage de Cannibal Holocaust © Tous Droits Réservés

Mythes du bon sauvage

On a pu être surpris par la relative bienveillance avec laquelle la presse a traité la mort de Ruggero Deodato fin 2022. Alors qu’on aurait pu penser qu’il serait envisagé comme un vulgaire artisan du cinéma à la réputation sulfureuse, l’objet de quelques lignes désinvoltes, les nécrologies ont eu plutôt à cœur de prendre le temps de s’arrêter sur la trajectoire plus globale d’une personnalité singulière. Sans occulter le soufre de son magnum opus, Cannibal Holocaust (1980) tout en tâchant d’y voir plus large sans jugement trop acéré. De là à ce que le cinéaste né à Potenza, Italie, en 1939 ait une rétrospective à la Cinémathèque Française – ce qu’il ne mérite peut-être pas – il y a un pas que nous ne franchirons pas, une oscillation dans la perspective critique est toutefois tangible : Ruggero Dedodato serait presque devenu respectable. Envisager son œuvre dans sa totalité ne l’explique pas, en toute honnêteté. Deodato est un cinéaste aux orientations de carrière aussi opportunistes que ses collègues transalpins dans les mêmes périodes d’activité. Il s’est frotté aux genres en vogue, du post-apo au rape and revenge en passant par le polar sans laisser définir une patte si ce n’est une violence prononcée – dont il n’a même pas le monopole si on songe aux excursions d’un Lucio Fulci dans les genres du policier ou du western – sans livrer de films majeurs. Il paraît toujours cruel de résumer une carrière aux chapitres les plus renommés. Pour Ruggero Deodato, il semble au contraire que ce soit uniquement sur ces faits de « gloire » qu’il ait su exprimer une personnalité d’auteur, un talent de cinéaste jusqu’à faire preuve, allez, d’un certain génie. Penchons-nous sur la manière dont la trilogie cannibale de Ruggero Deodato a peut-être plus qu’on ne l’imagine marqué les cinémas de genres.

A César ce qui est à César : Deodato n’a pas conçu à lui tout seul le film de cannibales. Le mythe de l’indigène inquiétant a des racines lointaines dans l’imagerie populaire, au moins depuis les conquêtes du Nouveau Monde puis le colonialisme. Le cinéma s’en est emparé au fil des évolutions de ces mêmes perceptions, avec peut-être King Kong (Merian C. Cooper & Ernest B. Shoedsack, 1933) comme base séminale. Mais les racines du film de cannibales sont spécifiques puisqu’au sommet de son arbre généalogique se trouve le mondo. Lancé par Mondo Cane en 1963, le genre du film mondo sillonne le globe afin de ramener au spectateurs les pratiques les plus étonnantes, bizarres, voire choquantes de l’espèce humaine pour l’œil, du moins, des Occidentaux (bien que des comportements européens ou américains soient aussi fustigés) avec un ton tantôt ironique et drôle, tantôt putassier et/ou empathique. Sous couvert anthropologique et d’une maîtrise artistique incontestable – le film est présenté à Cannes et Oscarisé pour la musique de Riz Ortolani, dont on reparlera – Mondo Cane lance la tendance de ces « documentaires » – on emploie ici les guillemets car plusieurs séquences sont en réalité fictives – racoleurs qui seront produits à la chaîne sur des sujets aussi divers que l’Afrique, la mort, ou le sexe à travers le monde. Umberto Lenzi arrive à l’instant où le mondo a déjà quelques années derrière la cravate et il sent que le postulat anthropologique peut comme dans le mondo permettre, à condition de ne pas être trop scrupuleux, de donner au spectateur sa ration de sensations fortes. Au pays de l’exorcisme (1972) met les pieds dans les pompes du genre, avec son protagoniste voyageur occidental qui, à cause d’un accident, va se retrouver captif puis s’acclimater à la vie d’une tribu dans la jungle jusqu’à épouser une autochtone.

L'autochtone Pulan donne à boire au prisonnier Robert Harper, avec un large sourire, dans le film Au pays de l'exorcisme.

Au pays de l’exorcisme © Tous Droits Réservés

Lenzi se la joue donc « rendez-vous en terre inconnue » avec une réalisation style documentaire. Il ne se penche toutefois que peu sur la spiritualité, la structure sociale ou la façon dont, simplement, les membres de cette tribu vivent. Ce sur quoi sa caméra insiste – et en cela, on est en plein dans les codes du mondo – ce sont les bizarreries sexuelles, les viols et les massacres d’animaux. Quand Umberto Lenzi dit qu’il a inventé le film de cannibales, ce n’est pas tout à fait exact. Il a posé quelques bases de sa complaisance et de son vernis anthropologique, et, il est vrai, il est le premier à aborder le cannibalisme. Or il ne s’agit que d’une seule séquence dans un film qui, à part cette scène, ne l’aborde pas. Au pays de l’exorcisme, n’est en réalité qu’une intuition, une passerelle entre le mondo et la fiction – le mondo se présentant comme un documentaire qui contient en fait de la fiction, Lenzi se vendant comme une fiction avec des bouts de vrai ; et entre le mondo et ce qui deviendra le film de cannibales. Pour de plus amples informations sur la porosité entre ces deux genres, on ne saurait, soit dit en passant, que vous diriger vers l’ouvrage Reflets dans un œil mort de Sébastien Gayraud & Maxime Lachaud… Quoi qu’il en soit Au pays de l’exorcisme est un succès jusqu’aux États-Unis où il est distribué sous le titre de Sacrifice ! Le producteur Ovidio G. Assonitis propose naturellement à Umberto Lenzi de repartir sur un projet dans le même esprit. Le cinéaste, qu’on devine grisé par les recettes de son bébé, demande un salaire trop élevé et est écarté du projet. On pourra sans faire de psychologie de bas étage souligner l’ironie de la situation, justifiant peut-être la mauvaise foi ultérieure d’Umberto Lenzi sur le sujet des films de cannibales et de Cannibal Ferox : c’est par excès de gourmandise qu’il a laissé l’opportunité à Ruggero Deodato de se saisir de cette commande et ainsi du genre qu’il aurait dû développer lui-même. Ce que Deodato va faire en explosant littéralement l’intuition du précurseur.

Lorsque Le dernier monde cannibale arrive dans son escarcelle, Ruggero Deodato est un réalisateur modeste de séries B du type bouffe-à-tous-les-rateliers. Il est probable de concevoir que si Assonitis l’approche, c’est à la faveur de deux de ses travaux précédents : en 1976, il a signé un poliziottesco réputé comme ultra-violent, Deux flics à abattre toujours inédit dans nos contrées – d’ici la précieuse sortie d’un Blu-Ray chez Elephant Films le 22 août 2023 – puis en 68, Gungala, la panthère nue un film d’aventure se déroulant dans la jungle. Ruggero Deodato semble donc être l’homme apte à inonder de sang des contrées exotiques… Le personnage principal du Dernier Monde Cannibale est un magnat du pétrole, Robert Harper, qui pense avoir découvert un gisement dans la jungle philippine. Tandis qu’il survole les terrains, l’hélicoptère se crashe, l’équipage est peu à peu décimé et Harper est fait prisonnier par les membres d’une tribu locale. A l’instar d’Au pays de l’exorcisme, Le dernier monde cannibale ne joue pas les effarouchées et a le regard particulièrement insistant sur ces joyeusetés que sont la mise à mort non-simulée d’animaux et autres viols plus ou moins justifiés. La chair humaine est mise à rude épreuve puisque, pour le coup, l’anthropophagie a ici une place narrative et graphique nette que Ruggero Deodato ne traite pas avec le dos de la cuillère, surtout lors de la séquence du festin de Pulan, autochtone ainsi « punie » par ses congénères de s’être amourachée du captif. On notera pour l’anecdote que l’actrice incarnant Pulan, Me Me Lai, avait un rôle similaire dans Au pays de l’exorcisme, tout aussi peu vêtu, ce qui nous permet de constater qu’elle s’était faite refaire les seins entre-temps. Le racolage de nudité du Dernier monde cannibale va donc jusque cette suspension d’incrédulité à voir une tribale de la jungle philippine siliconée…

Massimo Foschi, attaché à une paroi rocheuse par des cordes, en slip, tente de s'écarter d'une indigène qui l'approche dans le film Le dernier monde cannibale de Ruggero Deodato.

Le dernier monde cannibale © Tous Droits Réservés

La poitrine refaite de Pulan serait presque une allégorie du film dans son ensemble : comme le silicone sur une peau d’indigène, quelque chose dénote dans ce premier film de cannibales réalisé par Ruggero Deodato. La précision de la mise en scène, le soin porté à la lumière et au cadrage, notamment dans l’utilisation que le cinéaste fait des gros plans sur les visages, montre un sens certain de la réalisation. Une inspiration, oserions-nous dire. Ensuite, Le dernier monde cannibale se permet quelques moments de flottement sentis comme une tentative de poésie, à l’image de la séquence de l’orage ou de cette étonnamment sensible et pudique (!) scène de masturbation. Enfin le long-métrage est peut-être le plus honnête de la trilogie sur le plan de l’intérêt documentaire. La faune n’est pas qu’éventrée face caméra, elle est omniprésente, incarnant la jungle comme une entité vivante au moins aussi dangereuse, voire plus, que la tribu anthropophage. De très nombreuses scènes – trop, dirait l’amateur de cannibaleries plus croustillantes – s’attellent par ailleurs à décrire la ritualisation de la vie quotidienne des autochtones. Deodato n’est pas un reporter philanthrope, mais le temps et la matière filmique qu’il consacre à ce qu’on pourrait presque appeler une étude des individus et de leurs rituels, sans forcément d’horreur à la clé, sont notables. C’est que cela sert le propos, et le propos, c’est in fine, la valeur ajoutée de Ruggero Deodato au genre qu’il balisera. Chacun des chapitres de sa trilogie a un message, tandis qu’Au pays de l’exorcisme était assez bête. La trajectoire de Robert Harper, c’est celle d’un modèle de réussite occidental, exploitant de l’environnement (le pétrole, donc sous-texte écologique), imbu de sa personne, qui va se laisser dévorer par la violence de l’état de nature. Jusqu’à devoir se livrer lui-même à un acte de cannibalisme… Avant de sauver sa peau et de quitter la jungle brisé, certainement, à jamais.

Sorti le 8 février 1977 en Italie Le dernier monde cannibale marche très bien à l’export. Or Ruggero Deodato, fait plutôt étonnant, passe à autre chose. Il tourne un mélodrame sportif Le dernier souffle (1978) puis S.O.S Concorde (1979) film catastrophe voguant sur la mode de ce genre à la fin des années 70. Ce sont des producteurs allemands qui lui proposent de remettre le pied dans la jungle, offre dont Ruggero Deodato s’empare avec quelque chose qu’on n’ose imaginer, a priori, dans le cinéma d’exploitation extrêmement charognard des années 70-80 : de l’ambition. Les Années de Plomb flagellent alors l’Italie. Les Brigades Rouges en premier lieu – aussi bien que des groupuscules d’extrême-droite par la suite – opèrent des attentats à fort retentissement médiatique qui interrogent Deodato sur l’intégrité journalistique. En particulier sur la manière dont les reporters mettent en scène la violence, voire, la spectacularisent. Il fait le geste osé de structurer son film de cannibale de commande, tout à fait mercantile, sur cette réflexion autour des médias. Cannibal Holocaust est divisé en deux parties. La première suit le professeur Monroe, anthropologue, parti sur les traces d’une équipe de reporters dont tous les membres sont portés disparus en Amazonie – déplacement judicieux du cinéaste par rapport aux films précédents situés en Asie, qui sera le lieu de bien d’autres films de cannibales désormais. Au prix d’une expédition l’exposant frontalement au cannibalisme des tribus avec lesquelles il doit entrer en contact, il récupère la bobine que les reporters ont tournée grâce à son intelligence, sa faculté d’adaptation et sa bienveillance qui parviennent à le faire apprécier des autochtones. C’est son retour à New-York qui enclenche la deuxième partie, celle du visionnage de la bobine par Monroe et les responsables de la chaîne de télévision qui avait commandité le reportage. Ce sont les images tournées par les quatre reporters disparus qui occuperont, hormis quelques retours narratifs à New-York, la grande majorité du récit.

Un journaliste torse nu et en jean filme avec une caméra Super 8 un corps d'indigène en train de se décomposer au bord du fleuve Amazone ; scène du film Cannibal Holocaust de Ruggero Deodato.

Cannibal Holocaust © Tous Droits Réservés

Cannibal Holocaust est un film d’apparence brutale. Dès la première partie consacrée au professeur Monroe, le spectateur a l’opportunité d’assister à de la mutilation, du viol, de la mise à mort d’animaux, et, bien sûr, des actes d’anthropophagie. Un sentiment de gratuité, absolument légitime parce qu’incontestable, structure alors le visionnage de ce chapitre 1 du récit qui place le film dans la simple lignée d’un Dernier Monde Canibale en plus choquant, plus insistant, plus gore. C’est que l’intelligence de Cannibal Holocaust est à rebours, une bombe à retardement dont le déclencheur est le visionnage des bobines retrouvées. Ruggero Deodato et son co-scénariste Gianfranco Clerici nous dévoilent des reporters sans aucune déontologie, aux méthodes de plus en plus contestables. Peu leur importe le respect de la nature et des tribus qu’ils souhaitent filmer, ils se comportent en Occidentaux à la vulgarité inouïe, violents, cyniques, en conclusion punis pour leurs méfaits puisque la justice est un des motifs majeurs du film de cannibale qui sont des espèces de contes moraux, finalement. Si sur le papier le manichéisme de cette vision peut prêter à lever les yeux au ciel, le génie de Cannibal Holocaust est de le traduire en termes de cinéma. Car il ne s’agit pas tant d’un film sur la laideur de la position de l’Occidental sur des civilisations dites inférieures – il l’est, mais pas seulement – qu’une réflexion violente sur l’image. Les méfaits filmés du quatuor de journalistes sont d’abord machiavéliquement gradués dans le scénario ; ils sont de plus mis en relief par des pauses dans le visionnage où Monroe et les responsables de la chaîne commentent ce qu’ils sont en train de voir, se demandent s’ils doivent continuer de regarder : des séquences de mise en abyme qui viennent tendre un miroir au spectateur face aux exactions du film Cannibal Holocaust lui-même. C‘est surtout grâce au genre du found footage, dont il est un des pionniers officiels, que le cinéaste jette le plus grand trouble sur la position spectatorielle. Le dispositif nous contraint à voir par les yeux-objectifs détestables des reporters équipés de plusieurs caméras et prenant un malin plaisir à violenter le monde pour leur reportage, puis à mettre en scène cette violence dans une soif de sensationnalisme mensonger. La cruauté du found footage ici est in fine, de nous obliger à épouser une subjectivité odieuse dont la fameuse séquence de la découverte de la femme empalée, où l’effroi est littéralement simulé par un des reporters, est le symbole et l’acmé. Mécanique perverse et ambiguë, certes, mais qui donne une grande tension morale et méta au film, ainsi qu’une justification réflexive au dispositif du found footage qui n’aura que très, très rarement servi d’exemple par la suite. Impensable de ne pas relever la précision chorégraphique avec laquelle Deodato met en images les morts des reporters, jonglant entre les différentes caméras, ces derniers mourant sous leurs propres yeux pour ainsi dire, avec une visibilité optimale malgré le chaos et la violence (qui vit par l’épée…). Cannibal Holocaust est à ce titre, on ose le dire, un chef-d’œuvre cinématographique qui dépasse le souffre de sa « putasserie » pour se placer aux côtés des meilleurs films d’un des grands cinéastes tiraillés par cette question de la mise en scène et de l’illusion de l’image, Brian de Palma. Qui, comme par hasard, a lui aussi réalisé un found-footage, Redacted, en 2007…

Censuré dans de nombreux pays, frappé par un rocambolesque procès en Italie pour cruauté envers les animaux et suspicion d’homicide de ses comédiens – le film étant là puni de la façon dont il a joué sur le coté « snuff » – Cannibal Holocaust parvient tout de même à engranger du dollar ainsi qu’au passage, les compliments de Sergio Leone. Les années 80 vont pourtant marquer le « déclin » de Deodato, si tant est que le terme soit opportun pour la carrière d’un cinéaste à la filmographie si mineure. Après son opus magnum le réalisateur emprunte la vague du récit à La dernière maison sur la gauche (Wes Craven, 1972) et son comédien David Hess avec La maison au fond du parc (1980) puis celle du post-apo nanardesque avec Les prédateurs du futur (1983). Le reste de la décennie enfoncera le clou en le voyant piocher dans le slasher (Body Count, 1986), l’heroïc-fantasy (Les Barbarians, 1987), ou encore le giallo très tardif (Le tueur de la pleine lune, 1988). Soit, Ruggero Deodato se replace bien sagement dans la panoplie du faiseur de séries B sans grande ampleur… Peut-être pas tout à fait sagement puisqu’il va tout de même prendre le temps de jeter une poussière encore dérangeante dans l’œil du spectateur, à l’occasion d’un retour dans la jungle sud-américaine en 1985. Là où Cannibal Holocaust déployait le sujet des médias au fil du récit Amazonia : la jungle blanche le prend pour point de départ. Les personnages principaux sont un binôme de journalistes enquêtant sur un trafic de drogue, avec, on le comprend très vite, assez peu de scrupules. Alors qu’ils pensent couvrir une transaction ils tombent sur une scène de règlement de comptes, jonchée de cadavres. Les reporters prennent alors la décision de filmer les cadavres (avant d’appeler les forces de l’ordre, évidemment, pour garder le scoop) puis d’aller enquêter en Amazonie sur la source du trafic et du responsable potentiel de ce bain de sang pour plonger dans une guerre de cartels plus complexe qu’il n’y paraît.

Un jeune homme en pleurs, dans pleine jungle, dirige son revolver vers le sol ; près de son visage, une jambe est attachée à une corde, on devine que le jeune homme va abréger les souffrances de quelqu'un pendu par les pieds ; plan du film Amazonia : la jungle blanche de Ruggero Deodato.

Amazonia : la jungle blanche © Tous Droits Réservés

Ce dernier chapitre de la Trilogie Cannibale ne laisse en réalité que peu de place au cannibalisme. Il ne s’agit plus de confronter les Occidentaux « civilisés » à une tribu anthropophage se goinfrant de cet interdit culturel mais d’inverser le rapport en abordant la corruption et la colonisation de la jungle par l’homme blanc. La Trilogie fonctionnant ainsi comme une espèce de réflexion de son auteur où chaque volet serait une étape supplémentaire dans le dramatique… Toutefois Cannibal Holocauste était malgré son dispositif narratif ambitieux une ligne droite. Amazonia est un film bien moins maîtrisé ou plutôt bien plus plein. Bric-à-brac cinématographique aussi bien que thématique, l’ambition de Ruggero Deodato de faire son Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979) est trempée dans le vernis de multiples genres – le mondo dont il emprunte l’esthétique caméra à l’épaule, le slasher, le film de cannibales, de crocodiles, et même d’action avec son final en véritable scène de bataille – ouvrant la porte à la violence racoleuse attendue dès la première séquence proposant un viol collectif et des décapitations à tire-larigot. Par conséquent l’audace de révéler que le cœur de son intrigue est la personnalité du Colonel Brian Horne – un rescapé du suicide collectif de Jonestown ayant asservi les autochtones dans le but de les préserver de la « contamination » de la civilisation… Tout en chapeautant un trafic de coke – amène le spectateur à un état mitigé entre la surprise, l’intérêt, et la manière dont le mauvais goût du film maltraite cette thématique si riche sur le papier. Un sentiment finalement constant aux trois films qui nous occupent : une critique certes, qui peut même être intelligente, mais badigeonnée de tout ce que le cinéma d’exploitation peut avoir de racoleur et donc de mercantile. Il sera intéressant, pour conclure, de noter que le titre original, Inferno in diretta et finalement moins malin que le français optant pour un jeu de mots – blanche pour coke et pour la « contamination » blanche – plus pertinent quant au réel propos du long-métrage. D’autant plus qu’ici, Ruggero Deodato n’opère pas la distanciation méta qui permettrait de questionner, à nouveau, le rapport à l’image…

A l’issue de la traversée toute-en-brousse d’une partie de la filmographie de Ruggero Deodato, le constat nous paraît net : s’il n’y avait qu’une chose à retenir de ce réalisateur ce serait bien malgré ses relents nauséeux les trois longs-métrages qu’il a consacrés aux cannibales. Prosaïquement d’abord puisque c’est pour eux qu’il a eu cet éclair de génie, le found footage, qui le fera entrer dans les livres d’histoire du cinéma en tant que pionnier de sa forme moderne. De l’autre puisqu’il semble bel et bien qu’il n’y a qu’avec sa trilogie anthropophage que le cinéaste ait tenté, avec une réussite au moins partielle, d’élaborer une réflexion d’auteur sur le cinéma, le monde qui l’entoure et certains de ses enjeux qui sont urgents pour nous aujourd’hui, comme l’écologie des peuples. Visionnaire voyou, lumineux briscard, philanthrope cynique, Ruggero Deodato mérite donc bien encore un peu de postérité.


A propos de Alexandre Santos

En parallèle d'écrire des scénarios et des pièces de théâtre, Alexandre prend aussi la plume pour dire du mal (et du bien parfois) de ce que font les autres. Considérant "Cannibal Holocaust", Annie Girardot et Yasujiro Ozu comme trois des plus beaux cadeaux offerts par les Dieux du Cinéma, il a un certain mal à avoir des goûts cohérents mais suit pour ça un traitement à l'Institut Gérard Jugnot de Jouy-le-Moutiers. Spécialiste des westerns et films noirs des années 50, il peut parfois surprendre son monde en défendant un cinéma "indéfendable" et trash. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/s2uTM

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