En 1977, Ingmar Bergman traverse une dépression, est en exil en Allemagne, et manifestement, il a envie de le faire sentir à tout le monde : critique de sa vision cauchemardesque de l’Allemagne pré-nazie, L’oeuf du Serpent proposé en combo Blu-Ray/DVD par Rimini Editions.
Maintenant l’Apocalypse
Victor Hugo, Pablo Picasso, David Bowie… L’exil, ce passage obligé du mythe de l’artiste. Il y a deux sortes d’exils sympathiques pour votre page Wikipedia – c’est la fin d’année, on est sur les bonnes résolutions – le politique, quand vous êtes une grande gueule ou pas tout à fait dans la ligne de ce qui se passe par chez vous et que par conséquent il vaut mieux pour votre existence filer en douce. Il y a l’exil artistique, celui des poètes en mal d’ailleurs ou des créateurs qui se sentent davantage acceptés à l’étranger – c’est, soit dit en passant, ce qui a lié pour l’éternité la France aux plus grands jazzmen noirs-américains des 50’s. Il y a enfin un troisième type d’échappée, celui-là plus prosaïque et moins romanesque : l’exil financier. En 1976, Ingmar Bergman, dont la carrière est alors à son apogée, fait l’objet d’un brutal contrôle fiscal sur sa société de production Cinematograph et est arrêté par la police suédoise, suspecté de détournements de fonds : l’expérience le traumatise. Il s’enferme chez lui, avec femme et enfants, pour entamer une jolie petite dépression qui le poursuivra jusqu’à l’hôpital psychiatrique puis en Allemagne, à Munich, où il fuit par dégoût envers son pays natal malgré l’abandon des poursuites. Il est là-bas recueilli comme l’artiste important qu’il est, on lui confie la direction du théâtre de la ville auquel il va consacrer une bonne partie de son activité, tout en livrant, en parallèle, une partie étonnante de sa filmographie dont L’Œuf du serpent (1977) est l’un des représentants. Le projet du scénario initial de Bergman est de traiter de la dépression par le prisme d’un homme souffrant de ce mal existentiel, trimballant sa douleur dans une ville qui l’étouffe. Il était pensé pour la Suède mais désormais en Allemagne, grignoté par ses propres ténèbres, et songeant à sa fascination passée, adolescente, pour le régime nazi, le cinéaste choisit de le transposer à Berlin. Pour l’occasion, il collabore avec le producteur on ne peut plus hollywoodien Dino De Laurentiis, tout prompt à mettre un budget conséquent à sa disposition. Bergman tourne ainsi son premier film en langue anglaise, avec un David Carradine en tête d’affiche, oui, le gars de la série Kung-Fu (1972-1975), que l’on verra plus tard dans les Kill Bill de Quentin Tarantino (2003 et 2004).
1923, Berlin. Abel Rosenberg, incarné par Carradine, est lui aussi un exilé. Il vit avec son frère, ex-trapéziste juif anglais comme lui et qu’il découvre un soir de fête ayant fait le grand pas vers l’au-delà, suicidé d’une balle dans la bouche. C’est le coup de grâce pour l’alcoolique désorienté qu’Abel était déjà : le point de départ d’une traversée de la misère de la République de Weimar, symbole de l’entre-deux guerres allemand frappé par une crise financière, sociale et spirituelle catastrophique. Berlin pour Bergman, c’est ici est une ville aux couleurs grises, une cité pâle dans laquelle la nuit rampe, la mort rôde, sans aucune satiété – y sévit d’ailleurs un meurtrier en série évoqué puis vite abandonné dans l’intrigue (du moins le croit-on). Une capitale-désert dans laquelle se meuvent quelques êtres pris en étau comme des rats par la sècheresse matérielle et économique – les emplois abrutissant de l’usine, les chevaux morts par accident qu’on découpe dans la rue pour en arracher subsistance – et l’assombrissement humain, plus intérieur – la mesquinerie, l’avarice, la montée progressive de la violence et de l’antisémitisme. La seule éclaircie, le seul endroit où le cinéaste autorise les couleurs à frapper la rétine, semblent être les cabarets dont les maquillages et chanteuses excentriques (superbe personnage de Liv Ullman), la grivoiserie et l’ivresse font croire à un semblant de vie passager, mais déjà travesti, caricatural, grossier, en réalité, désespéré. L’Œuf du Serpent est bel et bien l’Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1974) d’Ingmar Bergman : le même sentiment d’une plongée cauchemardesque dans une période trouble de l’Histoire, aux côtés d’un protagoniste de plus en plus dévoré par une tragédie ambiante qui nous est dévoilée crescendo, de détail en détail, à l’instar des rencontres du Capitaine Willard remontant le fleuve vers le Colonel Kurtz dans le chef-d’œuvre de Coppola. L’Histoire comme un poison, distillée par la folie des hommes.
D’un Kurtz, c’est-à-dire d’un ennemi final vers lequel tout converge, des meurtres en série aux drames personnels vécus par Abel au cours de l’intrigue, il sera d’a aussi question. Sans divulgâcher, Bergman y aborde là les prémices de l’eugénisme fou du régime nazi. On pourra s’interroger sur l’épaisseur de ce twist final, mais son pessimisme reste cohérent avec l’humeur globale du long-métrage : bien qu’assez grosse, la ficelle serre quand même la gorge… Pour accompagner ce film troublant, indiscutablement à voir, Rimini Editions propose un livret de 8 pages, le métrage en version Blu-Ray pour la première fois, en DVD, ainsi que deux entretiens, l’un avec un spécialiste du cinéma de Bergman, l’autre avec un historien qui replace L’œuf du Serpent dans son historicité.