[Entretien] Gints Zilbalodis, en solitaire


A seulement 25 ans, Gints Zilbalodis signe son premier long-métrage totalement seul. A la fois réalisateur, scénariste, animateur, monteur, compositeur, ingénieur du son… La dévotion du cinéaste letton s’est avérée payante : il a remporté le prix du meilleur film de sa catégorie au Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg, ex-aequo avec J’ai perdu mon corps (Jérémy Clapin, 2019). Ailleurs (Gints Zilbalodis, 2020) raconte l’épopée d’un jeune garçon coincé sur une île déserte. Traversant des paysages aussi somptueux que mystérieux, il est pourchassé par un monstre imposant, s’approchant inexorablement de lui. Sans l’usage du moindre dialogue, Gints Zilbalodis guide le spectateur à travers un voyage initiatique d’une beauté sidérante. Il a accepté de revenir avec nous sur son lien avec cette histoire et son processus créatif.

Le monstre du film Away face à un arbre sur lequel est accroché un parapluie, pour notre interview du réalisateur Gints Zilbalodis.

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Monstres et Cie

Ailleurs raconte l’histoire d’un jeune garçon seul sur une île déserte tentant d’échapper à un monstre. Quand j’ai vu le film, je n’ai pas pu m’empêcher de faire le parallèle entre lui et toi-même, qui a mené ce projet tout seul…

Je ne pensais pas à ça quand j’ai commencé mais quand j’étais proche de la fin, j’ai réalisé qu’on était assez similaires lui et moi. Je pense que c’est important en tant que réalisateur d’avoir un lien personnel avec le film et son personnage, les émotions en deviennent plus réelles. Ça peut être assez intense de faire un film tout seul, tu es toujours sous pression, comme si un monstre te poursuivait. Comme tout dans la vie d’ailleurs, cette anxiété qui est toujours là. Dans un film t’as la pression pour livrer le film à temps, qu’il soit bon, alors oui c’est un projet très personnel.

La pression dont tu parles venait-elle de toi-même ou de quelqu’un d’extérieur ?

Elle venait de moi-même parce que j’avais une liberté totale, alors faire un bon film reposait entièrement sur moi. C’est mon premier long-métrage donc je voulais faire les choses biens et dans les temps pour pouvoir en faire d’autres par la suite. Je n’avais aucun compte à rendre à personne mais ça a rendu l’expérience encore plus intense. C’était difficile de séparer le travail de ma vie privée, j’étais toujours sous pression.

Tout au long de son voyage, ton personnage rencontre différents animaux et ils s’entraident les uns les autres. Aimerais-tu toi aussi travailler en équipe, avoir de l’aide ?

J’aimerais bien ! Quand j’ai fait Ailleurs je pensais que ce serait bien de le faire moi-même pour apprendre tous les corps de métier : j’ai fait la musique, le montage, le son, l’animation. Maintenant que je l’ai fait, je sens que je devrais travailler avec d’autres personnes pour mon prochain projet (Flow, ndlr). Il est planifié, je vais le développer un an moi-même pour déterminer l’histoire et la technique employée. Quand ce sera fait, j’essaierai de trouver des personnes meilleures que moi à qui déléguer le reste. Je sais faire le son, l’animation et tout mais je ne suis pas un expert. L’histoire reflètera d’ailleurs ça : le personnage d’Ailleurs est seul mais ce ne sera pas le cas dans le prochain film.

Quel a été ton processus créatif sur la réalisation d’Ailleurs ?

Pont entre deux vallées, au dessus d'un gouffre immense, paysage du film Away.

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Normalement, les films d’animation sont très précisément préparés. Parce que tu as un budget et une grande équipe, tu dois avoir un scénario précis, un story-board, chacun a son rôle… Je n’avais rien de tout ça. J’étais seul alors j’avais une plus grande marge de manœuvre, je pouvais improviser. Je n’avais aucun story-board. Je créais les environnements et les personnages et j’expérimentais sans trop penser à la caméra ni au produit final. J’avais un large choix d’angles de prise de vue. C’était comme un documentaire, à pouvoir piocher dans toutes ces images. Le film s’est finalement révélé au montage. Par exemple je mettais tel morceau de musique sur une scène pour voir si ça fonctionnait – j’écrivais la musique sans l’associer à aucune scène – donc c’était très libre, improvisé. Ailleurs évoluait constamment, jusqu’à la fin, j’intervertissais l’ordre des séquences. Plus ton budget est réduit, plus tu as de la place pour l’improvisation et pour l’expérimentation car tu n’as pas à faire un film “commercial”, tu peux faire un travail plus personnel et plus abstrait d’une certaine manière.

Alors à quel moment as-tu décidé que c’était la fin ? A t’entendre, on dirait que tu aurais pu encore être en train de modifier le film aujourd’hui.

(Rires) Ce qui est étrange c’est que j’ai fini ce film plein de fois. Je le terminais, j’arrêtais quelques jours, puis je le revoyais et j’y retournais pour modifier des petites choses et ainsi de suite. Il a été vraiment terminé quand je n’en pouvais plus, quand je ne pouvais plus trouver la force de continuer. Les dernières étapes sont très fastidieuses, à réparer des infimes erreurs… Au bout d’un moment, quand il n’y a plus rien à réparer, tu sais que c’est terminé.

Ça t’a pris combien de temps ?

Depuis la première idée, jusqu’à la recherche de financement et le montage final, trois ans et demi, à temps plein. Je travaillais tous les jours, sans autre emploi. L’animation en général prend énormément de temps, même si tu as une équipe de cent personnes. Je pense que parfois c’est même plus facile d’avoir moins de monde. Ainsi, je n’ai pas perdu de temps à rechercher un financement pour payer les gens. Quand une idée me venait en tête, j’avais juste à la mettre en œuvre, sans devoir l’expliquer à qui que ce soit, ni me disputer avec quelqu’un. Je suis donc persuadé que c’est en un sens plus rapide d’avoir moins de ressources.

Paysage du film Away, montagnes vertes traversées par les nuages.

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Même si Ailleurs est profondément un film d’animation, il ressemble parfois à un long-métrage en prises de vue réelles. Certains plans ont même un effet de caméra tenue à la main.

J’ai fait quelques court-métrages dessinés à la main, d’autres en 3D, d’autres en prises de vue réelles… J’aime mélanger des éléments de tous ces médiums. J’utilise la 3D pour sa liberté dans l’espace, j’aime la 2D pour son style graphique épuré, très stylisé. Avec la prise de vue réelle, je m’inspire de mes réalisateurs préférés et de leur utilisation de la caméra, comme Steven Spielberg dans Duel (1971). Ils utilisent le mouvement pour créer de l’émotion. Je préfère les montages et les mouvements non-conventionnels donc je ne veux pas juste faire une illustration traditionnelle avec les classiques plans larges/gros plans/champ et contre-champ. Chaque moment du film a son unique langage. Dans Ailleurs, je faisais le plus de plans possibles, je combinais les plans larges avec les gros plans, je rajoutais un mouvement de caméra, puis un autre plan large… Par-dessus tout ça, j’ajoutais ces mouvements de caméra qui permettent au film de garder les pieds sur terre. La 3D est parfois trop parfaite, trop lisse. J’ai essayé de rajouter des textures « faites main », des lumières imparfaites et ainsi de suite. Ces éléments ne sont pas parfaits, on dirait presque que le film a été peint…La caméra c’est le plus important. En animation, si elle n’est pas utilisée autant qu’il se doit… L’animation est le meilleur moyen pour expérimenter avec la caméra, tu as le contrôle total sur tout, tu peux faire des plan-séquences très élaborés avec des animaux ou des enfants alors que c’est très compliqué à mettre en place dans les films en prises de vue réelles. C’était très important pour moi, c’est là que j’ai passé le plus de temps, à chercher où placer la caméra. Je pouvais aussi tricher face à un plan difficile à faire. Tout fonctionne de concert : la caméra peut aussi se déplacer au rythme de la musique. Le rythme d’un morceau pouvait influer sur la façon dont se déplace la caméra. Après, j’aimerais bien réaliser un long-métrage en prise de vue réelle un jour mais j’ai encore beaucoup à apprendre. Je vais d’abord développer mon film d’animation en équipe pour apprendre à travailler en groupe. Je pense comprendre la réalisation, le langage du montage, la musique, mais en prise de vue réelle tu dois savoir comment travailler avec les autres, comment travailler dans un laps de temps restreint, avec la lumière que tu as sous la main…C’est quelque chose que j’aimerais faire un jour mais je dois d’abord terminer mon prochain projet…

D’une certaine manière, Ailleurs est un film de monstres. Penses-tu que l’animation est un moyen plus simple de réaliser des films de genre, plutôt qu’en prise de vue réelle ?

Je ne sais pas. En animation tu es peut-être moins restreint par le monde physique, tu peux avoir plus de créatures étranges, plus d’éléments abstraits. Alors oui tu as pleins de manières d’utiliser l’animation, mais je ne sais pas. Les films en prise de vue réelle ont eu plus d’impact sur moi que les films d’animation alors je ne dis pas que l’animation est meilleure, chacun a ses propres avantages. Il y a pleins de films d’animation de genre géniaux, surtout au Japon. Il est plus commun de trouver des films d’animation de genre japonais que des drames (rires). L’animation est très liée aux cinémas de genres. Tu peux exagérer les designs, les mouvements… Tu peux t’émanciper du réel et interroger le monde. Elle peut être très expressive, très visuelle. D’une façon générale, mes films préférés sont très visuels.

En parlant d’interroger le monde, en plus d’être une sorte de monstre intérieur pour le personnage, le monstre d’Ailleurs me semble refléter l’URSS. Je pense par exemple à l’Histoire de la Lettonie et aux Évènements de Janvier (tentative de reconquête de la Lituanie, Lettonie, Estonie par l’URSS en 1991, sans succès, ndlr).

Je n’avais pas pensé précisément à ça mais c’est intéressant (rires). Je pensais plutôt à des émotions personnelles, pas tellement politiques ni sociales mais il y a peut-être quelque chose de ça, ouais. En tout cas, je fais partie de la génération après l’URSS donc je ne l’ai pas tellement senti (rires).

Propos de Gints Zilbalodis
Recueillis et traduits de l’anglais par Calvin Roy
Merci à Ambre Vanneau


A propos de Calvin Roy

En plus de sa (quasi) obsession pour les sorcières, Calvin s’envoie régulièrement David Lynch & Alejandro Jodorowsky en intraveineuse. Biberonné à Star Gate/Wars, au Cinquième Élément et au cinéma de Spielberg, il a les yeux tournés vers les étoiles. Sa déesse est Roberta Findlay, réalisatrice de films d’exploitation parfois porno, parfois ultra-violents. Irrévérencieux, il prend un malin plaisir à partager son mauvais goût, une tasse de thé entre les mains. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNH2w

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