Dans le désert, une voiture de police renverse des chaises dans un slalom hypnotique. Strike. De son coffre sort un Sheriff qu’on croirait sortie d’un film des frères Coen, il fixe la caméra, et s’adresse directement aux spectateurs dans la salle. “Pourquoi dans E.T de Steven Spielberg, l’extraterrestre est il marron ? No reason. Pourquoi dans Le Pianiste de Roman Polanski, le héros est-il obligé de vivre comme un clochard alors qu’il est un surdoué du piano ? No reason. Pourquoi dans Massacre à la Tronçonneuse, les jeunes ne vont jamais pisser ou se laver les mains ? No reason”. Avant de conclure par un savoureux : “Le film que vous allez voir est un hommage au No Reason”.
Sur l’Autoroute du Non-Sens
Pourquoi ce pneu est-il vivant ? No Reason. Et puis d’abord, pourquoi un pneu ? No Reason. Le film de Quentin Dupieux parvient à rendre en effet un profond hommage au non sens, mais réussit le tour de force de nous faire croire dur comme fer durant une bonne heure et demie aux tribulations d’un pneu psychopathe. Rapidement, le film – ou plutôt l’objet filmique – s’est fabriqué une petite réputation. Présenté à la Semaine de la critique à Cannes, il est rapidement devenu avec A Serbian Film, le film dont toute la Croisette parlait. En quelques projections, les salles sont passées du vide total aux files d’attentes si grandes que la plupart des spectateurs déplacés pour l’événement devaient rester dehors. Une montée des marches de Quentin Dupieux accompagné de Robert, le pneu, a fait sensation aussi, et rapidement le film a remporté les avis de la critique spécialisée, un distributeur, et une carrière internationale. Roulant de festival en festival, Rubber débarque désormais en salle – dans peu de salles pour tout dire – et promet de devenir l’un de ces films qui deviennent rapidement cultes dès le DVD sorti.
Son réalisateur n’est pas inconnu du grand public, Quentin Dupieux est plus connu sous le pseudonyme de Mr. Oizo avec lequel il s’est taillé un statut de parrain de la musique électro française aux côtés des Daft Punk et autres Justice qui participent à la bande originale de Rubber. Réalisateur de ses propres clips à l’époque, et notamment du très connus “Flat Bit” avec cette petite marionnette jaune devenue culte dans l’imagerie populaire des années 90, il est passé pour la première fois derrière la caméra pour Steak une comédie complètement déjantée portée par le duo Eric & Ramzy, et qui n’avait pas tellement séduit le grand public, peut être pas assez réceptif à une comédie en dehors des sentiers battus. Avec Rubber, Quentin Dupieux réussit donc enfin à se créer un réel nom de cinéaste, une réputation qui commence à Cannes et devrait traverser le monde avec ses prochains projets. De plus, Rubber prouve s’il en était besoin, que les normes de réalisation sont tangibles et “renversables”. Quentin Dupieux, talentueux pour l’image, choisit ici de filmer son pneu tueur à l’aide d’un… appareil photo ! Et que dire d’autre, sinon que le Canon 5-D utilisé parvient à un rendu d’image absolument bluffant, faisant oublier la sempiternelle règle de la pellicule, et ajoute un argument de plus à ceux qui pensent que le numérique peut faire des miracles lorsqu’il est aussi bien utilisé qu’ici ou dans un David Lynch. Ici, l’appareil photo permet au réalisateur de prendre son pied, et de proposer presque un plan sur deux filmé via des objectifs de macro, ce qui nous offre des images d’un rendu incroyable.
Restons réalistes. Rubber est si particulier, d’autant par sa construction narrative que par ses partis pris artistiques qu’il risque de laisser le spectateur dirons nous “lambda” sur la touche. Car le réalisateur choisit certes de faire un film sur le “no reason” mais aussi et surtout sur ses influences. Impossible de ne pas penser à certains films à la vue de Rubber, de Christine à Scanners de David Cronenberg lorsque le pneu se met à faire exploser les têtes de tout le monde par la simple pensée. On a le droit à des scènes d’un décalage savoureux, nous montrant des “spectateurs de cinéma” obligés de se rendre dans un désert, jumelles en mains, pour suivre un film bigger than life, qui se déroule devant eux. On assiste à un parallèle amusant, une vision du spectateur très inventive, à base de jeux de mise en abîme, comme notre reflet face au miroir devant cette bizarrerie. Alors, on accepte de rouler sur l’autoroute du no reason, avec ce pneu tueur d’une incroyable sensibilité. Incroyable. C’est le terme. Incroyable est la faculté de Quentin Dupieux à nous faire croire que son pneu psychopathe est vivant, qu’il ressent des émotions… On flirte avec le génie d’un Pixar auquel on aurait coupé le son. Télescopant bon nombre de références de genre, le réalisateur jongle entre des scènes proches du western spaghetti, se déroulant dans des déserts évoquant les plaines de l’Ouest américain ou du proche Mexique, tout en bifurquant vers le film d’épouvante façon Romero – une scène culte que l’on nommera “Scène de la Dinde” y fait irrémédiablement référence, je vous laisserai la découvrir – jusqu’au slasher, en passant par le road movie et le survival. Un savoureux mélange de tous ces genres qui flirte souvent avec le no reason, mais qui eux, n’osent se l’avouer.
En dehors des sentiers battus, sur le bas côté des grandes autoroutes tracées par les dogmes du grand Hollywood, Quentin Dupieux propose un voyage dans l’absurde qui en déroutera plus d’un, et laissera sur la touche la plupart des spectateurs non cinéphiles qui se perdront dans le ravin, forcés de capituler devant autant de n’importe quoi et de références qu’ils ne comprendront pas. Pour les autres, Rubber restera le film culte dans lequel, enfin, on donne un peu de reason au no reason.
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