Dernier film de la compétition du 72ème festival de Cannes à sortir dans les salles françaises, Les Siffleurs de Corneliu Poremboiu emmène le cinéma roumain prendre le soleil aux Canaries. Il continue cependant de trainer la corruption, un de ses thèmes majeurs, mais avec beaucoup d’audace, et un peu d’humour. Les Siffleurs est à ce titre un grand plaisir cinéphile, en s’inscrivant de manière très ludique dans le genre du film noir.
Siffler Là-Haut Sur La Colline
Dès le générique, une chose est très claire dans Les Siffleurs : le film est joueur. Retentit donc The Passenger d’Iggy Pop. La chanson est définitivement cinégénique, on a pu l’entendre l’an dernier en Russe dans Leto (Kirill Srebrenikov, 2019) mais également plus tôt dans Moi, Tonya (Craig Gillepsie, 2017) dans sa version par Siouxsie and the Banshees, pour ne citer que les occurrences les plus récentes. Peu importe, on prend toujours autant de plaisir à entendre L’Iguane la chanter. La chanson s’arrête le temps d’un dialogue, et reprend de plus belle. Puis, cette fois c’est l’image, qui profite de l’obscurité d’un tunnel pour s’arrêter et laisser le générique s’achever en musique. Le ton est posé, Les Siffleurs est une œuvre malicieuse et son réalisateur démontre une envie de tordre les règles et jouer avec son spectateur. Cette impression revient de manière récurrente au fil de l’intrigue, jouant avec des archétypes connus, pour mieux les déformer et s’en amuser.
Le long-métrage répond ainsi dans un premier temps aux codes du film noir. C’est donc l’histoire d’un flic. Stoïque, il ne laisse échapper aucune émotion. Flic stoïque oui, mais flic ripou par ailleurs, on tient donc un bingo de la figure de l’anti-héros. Ce programme connu est cependant vite déjoué par l’attachement que cet Inspecteur Cristi porte à sa maman, qu’il visite régulièrement. L’armoire à glace qui nous sert de protagoniste rencontre en rentrant chez lui Gilda, une femme – film noir oblige – fatale, qui se révélera progressivement être bien plus que cela également. Le scénario enchaine assez vite, comme pour s’en débarrasser, avec une scène de sexe entre les deux, passage obligé par le cahier des charges. Là encore le programme classique est cependant déjoué : il s’agit seulement d’une ruse malicieuse proposée par Gilda afin de tromper les caméras et micros planqués dans l’appartement de Cristi, déjà suspecté d’être ripou. C’est aussi par elle que les soucis commencent pour notre sympathique Golem, qui, pour sauver un mafieux emprisonné qui lui graissait la patte, va devoir voyager sur l’ile de Gomera, y prendre contact avec une bande de malfrats, apprendre un mystérieux langage sifflé, « El Silbo » (véritable langage de l’île, classé au patrimoine immatériel de l’UNESCO) et libérer ledit mafieux.
Mais tout cela dans un ordre totalement linéaire serait évidemment trop simple (chapitre 3 du petit manuel du parfait Tarantino). L’histoire de flic et de mafieux, où à peu près tout le monde peut faire l’objet d’un revirement et où la population entière de Bucarest semble pouvoir être corrompue, fait également l’objet d’un puzzle narratif. Une énième malice du récit est en effet de réunir les arcs narratifs par chapitres, organisés autour d’un personnage – le dernier seulement portant le nom du protagoniste. Cette composition particulière, loin d’être un effet de style, permet au film de se dévoiler progressivement. C’est ainsi que le mystérieux langage sifflé va révéler son véritable intérêt par touches subtiles, jusqu’au chapitre final. Cela rend également possible des fluctuations dans le ton et l’intensité des Siffleurs, qui se permet donc au milieu de son intrigue policière, quelques écarts, quelques apartés rafraichissants qui détonnent de temps à autre avec le ton général tels que le tenancier véreux d’un hôtel visiblement repère de la mafia qui monte la garde tout en écoutant de beaux morceaux d’opéra sur vinyle, et l’Inspecteur Cristi sous ses airs de brute qui est en vérité un cinéphile qui se paye le luxe, au cours de son double jeu entre police et truand, d’une visite à la cinémathèque de Bucarest où est projeté La Prisonnière du Désert (John Ford, 1956).
Finalement, avec sa structure, ses détournements et son scénario, Les Siffleurs se construit comme une évasion. Contre la corruption, les retournements et les trahisons à Bucarest, on prend le large, directions les Canaries. Les stéréotypes ou figures établis du film noir sont déjoués ou tordus et se transforment, de l’antihéros, à la femme fatale qui finit par être le véritable maitre du jeu. Surtout, le long-métrage a l’outrecuidance d’offrir un happy end (plus ou moins) à ces protagonistes, sans que l’on soit réellement sûr qu’ils le méritent, loin, très loin de la Roumanie ou même des Canaries. Comme si le bonheur ne pouvait être trouvé qu’en fuyant la grisaille de Bucarest et les affreux jojos qui s’y trouvent. Si Les Siffleurs a peut-être moins fait parler de lui depuis mai dernier, un peu oublié dans une compétition cannoise qui regorgeait de magnifiques films, il n’en est pas moins un excellent polar qui n’oublie pas d’être drôle, imprévisible, un peu rebelle, et même, subtilement politique en prime. Prêt à apprendre à siffler ?