Roubaix, une lumière


Contrairement aux idées reçues, Arnaud Desplechin, le pape contemporain des auteurs français, a toujours été attiré par le cinéma de genre(s) dans des formes plus ou moins contournées voire alambiquées. Abandonnant pour un temps son romanesque sophistiqué, il revient aujourd’hui avec un « vrai » polar, inspiré d’une histoire « vraie », en quête de « vrai » cinéma. Porté par des comédiennes exceptionnelles et après une première partie captivante, Roubaix, une lumière se perd finalement dans un goût douteux du sermon déjà aperçu chez l’auteur mais jamais de manière aussi péremptoire.

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Malaise et leçons du Commissaire Desplechin

« Je crois que le projet vient d’une croyance au cinéma. Je crois qu’à la télévision vous voyez toujours des histoires de policiers, des choses, et je pense que vous ne voyez rien, que vous n’apprenez rien. Et puis tout d’un coup le cinéma ça révèle. » Voilà une déclaration d’Arnaud Desplechin qui m’apparaît comme l’acmé de sa conférence de presse lunaire au dernier Festival de Cannes où son dernier essai était présenté en compétition officielle. Le cinéaste prit visiblement un malin plaisir à s’auto-congratuler à coups de « j’aime beaucoup ce moment du film », « Léa dit un moment une phrase sublime que j’adore » et j’en passe. L’auto-satisfaction n’est pas un mal en soi, et il faudrait être bien naïf pour exclure du champ des grands cinéastes tous ceux s’admirant au-delà des limites de la décence. Si nous la faisons ressortir ici, c’est qu’elle est parfaitement représentative des limites de ce nouveau bébé et de la gêne qu’il finit par provoquer, et davantage encore, quelques jours après le visionnage.

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La télé rend con, le cinéma nous élève. Dont acte, tentons d’analyser ce qui dans ce Roubaix, une lumière, œuvre auto-proclamée de « Cinéma », devrait nous élever. Le film s’ouvre sous la forme d’une chronique d’un commissariat de cette ville faisant partie des plus pauvres de France. Le commissaire Daoud résout des affaires « quotidiennes » – dont une savoureuse tentative d’arnaque à l’assurance, remarquablement écrite et interprétée par Philippe Duquesne – déambule dans la nuit et les rues pauvres, accueille un nouvel associé catholique fervent un peu paumé. Il faut dire que Desplechin excelle dans la sublimation de ce quotidien, et que le tendre et cruel regard qu’il jette sur cette humanité, jamais réduite au sordide ou à la misère, a de quoi émouvoir. Pourtant, le récit opère ensuite un important virage en s’intéressant au meurtre d’une vieille dame et à l’enquête qui s’ensuit visant notamment Claude et Marie, deux femmes pauvres et amoureuses, entre interrogatoires douloureux et révélations sordides.

Le problème de ce virage est double. D’abord, le récit se fait beaucoup plus répétitif, insistant longuement sur les mêmes séquences d’entrevues fermes ou larmoyantes. Ensuite, et surtout, c’est dans cette deuxième partie figée que la dimension sermonneuse du récit se fait le plus sentir. L’affligeante dichotomie entre télévision et cinéma à laquelle se prête l’auteur, dans la phrase citée pour commencer l’article, questionne au-delà de son simple énoncé. Il est particulièrement intéressant de noter que dans la conférence de presse, la phrase vient commenter deux scènes que Desplechin affectionne visiblement tout particulièrement. Deux scènes qui sont les plus emblématiques de ce moralisme plat. Dans celles-ci, Daoud – sous les traits toujours plus doucement paternalistes au fil de l’avancée du récit d’un Roschdy Zem pourtant habité – va rendre visite d’abord à Claude puis à Marie, chacune étant enfermée dans des cellules particulières. Dans ces scènes, Daoud est là pour « révéler » les deux femmes, selon l’expression de son auteur. Il leur invente un passé, des traumatismes. « Toi, tu étais belle », « toi, tu étais laide », « toi, la vie ne t’a pas souri », « toi, tu as été malheureuse ». Le cinéma de Desplechin est empli de ces scènes de sermons, souvent d’hommes envers des femmes, mais jusqu’ici une intelligente distance ironique servait un brillant – et souvent très drôle – dévoilement de la bêtise auto-satisfaite du rhéteur, des grossiers sabots de sa manipulation de pacotille. J’en veux pour preuve, par exemple, l’extraordinaire séquence de Rois et Reines (2004) où un Amalric possédé cherchait à convaincre sa psychiatre Catherine Deneuve que « les femmes n’ont pas d’âme ». Ici, rien de cette distance. Daoud a toujours raison, et ces pauvres personnages féminins – pourtant beaux – sont condamnés à hocher la tête, presque à se mettre à genou devant le génie auto-proclamé de ce commissaire qui n’a pourtant rien de plus brillant qu’un mauvais Maigret.

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On pourrait s’arrêter à ces sermons pour discréditer définitivement l’objet en le taxant arbitrairement de misogyne, comme notre confrère Stéphane Delorme le faisait dans son édito de retour de Cannes (Cahiers du Cinéma n°756), s’appuyant sur un très douteux rapprochement entre Desplechin et Kechiche, et des idées reçues plus opportunistes qu’autre chose. Incontestablement, ces séquences le sont, plus ou moins volontairement. Pourtant, il me semble qu’il faut aller plus loin. Les déclarations citées ici de Desplechin, et son étrange adoration sans nuance de son propre personnage, témoignent à mon avis d’un double malaise qu’il éprouve quant à ce projet en lui-même. Malaise lié à la véracité de son intrigue – le fameux « d’après une histoire vraie » emblématiquement renommé d’une expression bien plus pompeuse – et surtout au genre abordé, à savoir le polar, le « simple » polar. Desplechin ne peut pas s’en tenir au simple film policier, comme il le fait pourtant si bien dans sa première partie. Ça fait téloche, et ce n’est pas suffisamment noble pour ce super-auteur. Il lui faut du tragique, il faut qu’il puisse citer Dostoïevski en conférence de presse. Le problème, c’est que le fait divers sur lequel il se fonde n’a finalement rien d’exceptionnel. C’est une simple histoire sordide comme il y en tant d’autres, et il n’y a peut-être pas de quoi nourrir plus qu’un unitaire pour la télévision, justement. Alors il faut étirer les mêmes séquences, ajouter des sous-intrigues chics et désincarnées – la passion des chevaux, la recherche de la fugueuse et d’un violeur – ainsi que des sermons, anoblir les faits et le genre.

Desplechin a plus d’une fois cité Le Faux Coupable (Alfred Hitchcock, 1957) comme référence ultime, où le maître accomplissait ce geste fou d’abandonner la fiction au profit du « réel » pur en réalisant un film où chaque fait aurait eu lieu. Mais sur ce terrain-là, il est évident que le Français est beaucoup moins à l’aise et qu’il se sent obligé d’alourdir son récit d’une surcharge théorique jamais vraiment émouvante, ni même totalement habitée. Roubaix, une lumière est donc le prototype du film qui « fait genre » et ce malgré d’indéniables qualités. La direction d’acteurs presque parfaite – on n’avait pas vu Léa Seydoux aussi géniale et intense depuis La Vie d’Adèle (Abdellatif Kechiche, 2013) – la précision d’écriture dans certains dialogues et malgré tout le panache (au moins pendant une bonne partie du long-métrage) du geste de s’éloigner aussi radicalement de son univers habituel, peuvent faire espérer qu’on retrouvera le cinéaste plus inspiré. Car après le boursouflé Les Fantômes d’Ismaël, on se demande bien où sa carrière, comme lui, peuvent bien désormais se diriger…


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm

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