Tout juste auréolé du record de quatorze nominations aux Oscars et après un triomphe – là aussi record – aux Golden Globes où il a remporté sept statuettes, le nouveau film de Damien Chazelle, La La Land, arrive enfin des États-Unis pour débarquer sur les écrans français avec dans ses valises, la nostalgie d’un cinéma américain disparu.
City of Stars
Bien que nous n’en ayons pas souvent l’occasion, depuis que ce webzine existe, – jadis sous un autre nom et maintenant qu’on ne fait pas genre – nous défendons bec et ongle qu’il n’est pas absurde ou malvenu pour un site se revendiquant comme un défenseur du cinéma de genre(s) de parler de l’un des plus grands genres de l’histoire du cinéma qu’est la comédie musicale. Pour l’argumentaire, il convient peut-être de rappeler que l’esprit et l’ambition à travers Fais pas Genre ! est pour nous d’explorer le septième art dans sa diversité la plus totale, à la recherche de ce qui nous semble convenir à nos critères et attentes, les mêmes en somme que ceux que recherchaient les critiques de la revue qui nous sert de modèle, de référence et d’inspiration, celle dont on aime se réclamer les héritiers avec toute la prétention et le bagoût qui nous caractérise : Midi Minuit Fantastique. Dans son numéro 7 publié en Septembre 1963, le rédacteur en chef et créateur de la revue, Michel Caen venu s’entretenir avec Riccardo Freda himself, se voit apostropher directement par ce monument du cinéma fantastique qui lui demande d’expliquer pourquoi la revue s’intéresse uniquement au cinéma fantastique et pas au reste de la production cinématographique. A cette question, Caen donna une réponse qu’on s’emploie ici à utiliser comme manifeste et comme raison d’exister : « Il faut s’entendre, notre définition du fantastique est très vaste : du mélodrame aux films de vampires, en passant par les films oniriques, en somme, tout ce qui sort de la routine ». Notre quête, nous semble t-il, est la même que celle des midi-minuistes : arpenter ardemment cette montagne qu’est la production cinématographique, sans barrières, préjugés, frontières, fouillant ses rivières à la recherche de la pépite d’or, de ce qui « sort de la routine », ou en un mot s’il le faut, à la recherche d’une certaine fantaisie. Cette même fantaisie qui nous permet parfois d’oublier le monde dans lequel on vit ou d’autres fois, de nous instruire, nous aider à mieux le comprendre et à mieux nous comprendre.
Ces termes clarifiés – le fallait-il ? – vous conviendrez sans doute à sa vision que La La Land, magnifique nouveau film de Damien Chazelle, possède tous les critères qu’on attend d’un film pour qu’il – comme on aime le dire entre nous – ne fasse pas genre ! Réalisateur du remarqué et remarquable Whiplash (2014) – portrait hargneux d’un jeune aspirant batteur de jazz confronté à un professeur tortionnaire – il a aussi œuvré, on le sait moins, en tant que scénariste à Hollywood, en rafistolant des scénarios de films de genres tels que le très mauvais Le Dernier Exorcisme : Part II (Ed Gass Donnelly, 2013) et l’excellent 10 Cloverfield Lane (Dan Trachtenberg, 2016). Après un premier film méconnu et musical Guy and Madeline on a Park Bench (2009) – qu’il présente comme la copie de travail de La La Land – et Whiplash donc, le jeune réalisateur se construit avec La La Land (2017) une filmographie sans fausse note, ajoutant son nom, n’ayons pas peur de le dire, à la longue liste des grands réalisateurs de films musicaux américains, avec les George Cukor, Stanley Donen, Minnelli, Alan Parker ou encore Bob Fosse. Il faut dire que, dans le paysage cinématographique actuel, ils ne sont plus très nombreux à en faire leur spécialité. Tout juste Damien Chazelle peut-il compter un concurrent chez l’Irlandais John Carney – réalisateur d’excellentes romcom musicales telles que Once (2006), New York Melody (Begin Again, 2013) ou le récent Sing Street (2016) – chantre de la pop anglaise et de l’Indie-Folk, quand au contraire, Chazelle défend dans chacun de ses films son amour désespéré pour le jazz, le vrai, qu’il voit disparaître, justement, au profit d’une pop qui vient progressivement le gangrener et lui retirer tout son caractère.
A ce titre, La La Land (2017) se ferait presque passer pour un chant du cygne, une prophétie mélancolique dont l’humeur tragique se propage autour des destins croisés de ses deux personnages principaux. Sebastian, pianiste de jazz émérite – incarné par un étonnant Ryan Gosling – est le témoin de la tragique extinction d’un genre musical qui suffoque et meurt à petit feux. Lui qui conspue qu’on malmène ainsi le jazz pour le tirer vers le bas se voit obliger, pour bouffer, de vendre son âme au diable en allant jouer le claviériste dans un groupe de pop qu’on aurait justement pu croiser dans un film de John Carney. À ses côtés, la jeune Emma Stone, actrice à la beauté étrange, rappelle à bien des égards le personnage incarné par Naomi Watts dans Mulholland Drive (David Lynch, 2001) puisqu’elle incarne ici Mia, une jeune aspirante comédienne qui roule sa bosse de castings en castings, de déconvenues en jobs alimentaires dans un café du backlot des studios Warner. Déambulant dans des décors en toc, la jeune femme se confronte à la décrépitude du cinéma américain et à une époque hollywoodienne bénie qui ne reviendra plus. En cela – aussi parce qu’il n’épargne rien à ces personnages – Damien Chazelle prend le spectateur à contre-temps. Si l’on pouvait s’attendre à une bluette romantique où l’on chantonne son amour et rien d’autre, le film draine les sentiments amoureux exaltés vers des horizons mélancoliques décontenançants. La ballade City of Stars chantée par le personnage de Ryan Gosling, aussi magnifique que déprimante, devient un leitmotiv, le requiem d’un rêve hollywoodien inaccessible tout comme les derniers timides balbutiements rythmiques d’une musique jazz en désespérance. En murmurant « City of Stars, are you shining just for me ? » prostré sur son piano, Sebastian compose l’hymne d’une génération entière de jeunes artistes aux rêves brisés, condamnés à rester dans l’ombre d’une ville longtemps réputée pour n’offrir que des jours ensoleillés : autant d’Another Day of Sun comme le titre la chanson qui ouvre le film, tableau enjoué et grandiloquent – un plan séquence à vous en décrocher la mâchoire – volontairement caricatural, qui contraste considérablement avec la neurasthénie ambiante qui pèse sur le reste du film.
Si on le compare souvent à The Artist (Michel Hazanavicius, 2011) – parce qu’ils jouent tous les deux sur la nostalgie d’un cinéma américain révolu et qu’on lui prédit la même consécration aux Oscars – le film de Damien Chazelle s’éloigne de son prédécesseur en cela qu’il n’enrobe pas son sujet dans l’écrin facile de la reconstitution et du film d’époque. Bien qu’il cite à tour de bras certains tableaux mythiques de comédies musicales qui ne le sont pas moins comme Chantons sous la pluie (Stanley Donen, 1952), Sweet Charity (Bob Fosse, 1969), Tous en scène ! (Vincente Minnelli, 1953) – je passe volontairement les films de Jacques Demy, puisqu’ils étaient eux-mêmes une sorte de réminiscence mélancolique en hommage à la comédie musicale américaine – il confronte surtout le cinéma américain au spectre de la comédie musicale qui a fait sa grandeur et sa spécificité pendant des années, puisqu’avec le western, il s’agit sûrement des deux seuls genres ontologiquement américains, qu’Hollywood a par ailleurs largement déshérité depuis des années. Il ne s’agit donc pas tant de faire comme – ce qui était le projet assumé du film de Hazanavicius – que de repenser à, et ainsi re-convoquer au contemporain de vieux fantômes. Avec La La Land et sa mélancolie sur laquelle certains pourront s’aiguiser les dents, un jeune homme de 32 ans tire les sonnettes d’alarmes quant à la nécessité de sauver ce vieux rêve qu’est Hollywood et les souvenirs qu’il en reste, s’il en reste. Permettez-moi, en ces temps où Hollywood ne s’exprime plus qu’en suites et franchises, que le western ne cartographie plus les travers de la société américaine et de son passé mais se galvanise d’un humanisme historiquement mensonger, que la comédie musicale s’est vendue à un Broadway sans âme et à l’agonie, écrasé de part en part par l’industrialisation du musical à la Disney, de les tirer avec lui, ces sonnettes d’alarmes, et de me joindre par ce présent article à sa complainte.
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