Il aura fallu vingt-cinq ans de carrière pour que Guillermo del Toro soit enfin reconnu à sa juste valeur par ses pairs, et ce malgré la frontière cruelle qui sépare toujours le cinéma dit « traditionnel » du film de genre. Vingt-cinq ans pour voir l’une de ses œuvres nommées dans la catégorie la plus prestigieuse aux Oscars. Retour tardif sur ce conte aquatique surréaliste qui a tant fait battre les cœurs pour mieux marquer les esprits, La Forme de l’Eau.
GuillermOz the Great and Powerful
Dans les années 50, une équipe de scientifiques est envoyée en Amazonie pour étudier des fossiles prouvant l’existence d’un possible chainon manquant de l’évolution, un animal à la fois terrestre et amphibien. En arrivant sur place, ils se retrouvent confrontés à une créature féroce et tueuse, homme-poisson s’entichant de la seule femme de l’expédition. C’est l’histoire de L’Étrange Créature du Lac Noir (Jack Arnold, 1954) dont La Forme de l’eau pourrait être la suite directe, tant son univers et ses thèmes relient étroitement les deux films. Avant de hurler au plagiat quel qu’il soit, il faut savoir que l’un des (nombreux) projets de Guillermo del Toro avant ce dernier en date fut un reboot de ce classique des Universal Monsters, mais qu’il n’obtint jamais des producteurs un accord, Del Toro souhaitant revisiter l’histoire du point de vue de la créature et lui offrir cette fois son happy ending amoureux. Le refus n’a pas freiné pour autant le réalisateur mexicain, qui nous livre l’une des plus belles histoires monstrueuses de ces dernières années après que son associé sur la série Trollhunters (2014-2017), Daniel Kraus, lui a pitché ce qui pourrait être une réalité alternative au classique de Jack Arnold. Ici, le monstre n’a pas été tué lors de l’expédition, mais ramené dans des laboratoires top secrets de Baltimore pour y être étudié, en pleine période de Guerre Froide. Il y rencontre Elisa, femme de ménage muette, qui s’attache à lui jusqu’à lui vouer un amour inconditionnel, au-delà des apparences et du statut monstrueux de l’humanoïde amphibie.
Après de récents détours par l’animation (Trollhunters) et la série télé (The Strain, 2014-2017) il n’est pas étonnant de voir Guillermo del Toro revenir au fondamental film de monstre auquel il voue un culte sacré. C’est avec un certain engouement qu’on a appris il y a deux ans, que le mexicain planchait sur un nouveau film de monstre dont la star n’est autre qu’une créature aquatique, croisement entre Abe Sapien, monstre amphibien apparu dans ses deux adaptations d’Hellboy (2004, 2008) et la fameuse Créature du lac noir déjà citée. Si ce nouveau long-métrage a su toucher une aussi large audience, c’est tout d’abord grâce à son histoire, universelle et très convenue certes, mais qui met en avant un discours autour de la tolérance de manière subtile. Bien que le véritable « monstre » de cette fable 60’s soit un homme-poisson, tous les personnages du film sont, chacun à leurs manières, victimes de l’intolérance des autres à l’égard de leurs différences : Elisa est muette, incapable de communiquer avec la plupart de son entourage ; Gilles, son voisin et ami, est obligé de cacher son homosexualité, qui plus est écarté par son travail artistique jugé d’un autre temps ; Zelda, collègue noire d’Elisa, subit de plein fouet la ségrégation raciale ; le docteur Hoffstetler, espion russe chargé d’étudier la créature, est isolé par son intérêt scientifique pour cette dernière et par sa qualité d’agent double. Tous se retrouvent unis par la différence, et de ce fait à cet amphibien pour le moins étrange auquel ils vouent tour à tour une amitié, un respect ou un amour sans faille. Le discours muet d’Elisa résume parfaitement la situation dans un monologue touchant : « Que suis-je ? Je remue les lèvres, comme lui. Je ne produis aucun son, comme lui. Qu’est-ce que ça fait de moi ? » À tous ceux qui ont déjà été seuls ou exclus pour leurs différences, à tous ceux qui ont aimé sans condition, cette fantaisie immergée se révèle être un hymne à l’acceptation, à l’ouverture d’esprit, à l’amour, dans un univers restreint où l’uniformité règne en maître. N’oublions pas d’ailleurs l’identité même du film, au-delà de son statut de long métrage fantastique : La Forme de l’eau est une romance qui s’assume. Une romance entre deux espèces, ne se limitant pas aux embrassades farouches et osant aborder la question de la sexualité. Un parti pris pour le moins original, qui scelle cette union dans une réalité bien moins fantasmée, mais qui aurait pu être largement mieux exploité. Si l’on apprécie voir la sexualité représentée comme faisant partie intégrante du quotidien – en particulier lors des quelques scènes de masturbation d’Elisa – elle vient prendre une toute autre dimension lors des rapports sexuels avec la créature. L’eau tient une place prépondérante dans la vie sexuelle d’Elisa, qui va jusqu’à inonder totalement sa salle de bain pour faciliter un rapport avec son amant. On regrettera pourtant ces ellipses et flous qui dissimulent de véritables moments intimes partagés entre les deux amoureux qu’on aurait peut-être voulu un peu plus assumés et moins fantasmés. La manière dont la sexualité d’Elisa nous est rendue accessible au début du film constitue l’un des points forts de la caractérisation du personnage, il est ainsi dommage de voir réduit par la suite cette caractéristique au symbolisme, jusqu’à un ultime baiser, fatal retour en arrière dans ce qui aurait pu être un parti pris des plus réussis et audacieux.
Si La Forme de l’eau a autant fait parlé de lui, ce n’est pas uniquement grâce à son statut de film fantastique ou ses nombreuses récompenses, mais également à travers de nombreuses accusations de plagiats dont il est la cible, qu’il s’agisse de sa mise en scène comme de son scénario. Nombreuses sont les personnes qui n’ont pas manqué de pointer les supposés emprunts du film, notamment à l’univers de Jean-Pierre Jeunet. Parmi les œuvres dont on accuse Guillermo del Toro, ressort régulièrement Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain (2001). Ces allégations concernent en tout et pour tout la ressemblance physique entre les deux héroïnes et la mise en scène de leur quotidien, ainsi, peut-être, de ces bains de lumières si particuliers et de la très forte utilisation de la couleur verte par Guillermo del Toro dans la photographie. Pourtant, cette photographie est intégralement basée sur le symbolisme des couleurs, et met en scène un univers où le vert est l’emblème du futur et de l’envie omniprésente d’appartenir à un autre temps idéalisé. Il se décline à l’infini, que ce soit la couleur d’une voiture, d’une tarte, ou de néon d’une enseigne de téléviseurs. Guillermo del Toro nous prend à partie dans un monde rétro à souhait, où chaque utilisation de lumière est soigneusement pensée pour appuyer un symbolisme essentiel à la lecture du film. Crimson Peak (2015) usait d’ailleurs déjà de bains de lumières très prononcés pour souligner l’aspect horrifique et gothique de son histoire. La direction artistique et l’utilisation des couleurs est l’un des points forts des créations de del Toro, dont chaque nouvelle production est l’occasion de plonger davantage dans un univers visuellement riche et propre à son créateur. On pourrait donc aborder la question sous l’angle de l’hommage et non pas du plagiat, dont les limites s’avèrent toujours aussi délicates à déterminer. Il est toutefois surprenant que Jeunet soit le premier monté au créneau pour crier à la polémique, alors que ses propres longs-métrages sont ultra-référencés et n’hésitent pas à user d’emprunts pour nourrir un imaginaire finalement unique. Il faut donc lui répondre que l’utilisation d’une technique cinématographique et d’une photographie n’est pas la propriété d’un seul artiste, qui se l’approprie selon ses propres codes. En dehors du recours à nouveau d’un univers proche du steampunk dont Del Toro a le secret et qui est devenu sa signature, on retrouve aussi dans La Forme de l’Eau un peu de l’aspect visuel de Mimic (1997) tant les deux films nouent une ressemblance frappante, en particulier dans la photographie et ses nuances verdâtres et délavées. Faut-il préciser que pour cette nouvelle fantaisie, le réalisateur a fait appel au directeur de la photographie Dan Laustsen, qui en plus d’avoir travaillé sur Mimic est devenu le nouveau directeur de la photographie officiel de Del Toro depuis Crimson Peak. Ainsi, plus qu’une histoire d’amour atypique, ce conte vintage est une véritable démonstration technique et visuelle. Le soin apporté dans la mise en scène et le montage aurait largement mérité des Oscars supplémentaires, tant Del Toro parvient à instaurer tout au long du film une ambiance à la fois pesante et magnétique. Les décors se révèlent là encore proches de ceux de Mimic, en particulier dans l’élaboration de grands espaces clos et couverts de carrelages, bâtis sur une architecture en voûtes. On remarquera plusieurs autres similitudes visuelles entre les deux longs-métrages, dont le choix de mettre en scène des appartements dont l’unique sortie se fait par des escaliers de secours en extérieurs, ou la manière d’encombrer des espaces restreints d’une multitudes d’objets en tous genres. De même, le travail accompli sur les effets numériques est colossal, que ce soit à travers les nombreux décors tournés sur fonds verts avec des ajouts réalistes au possible, ou sur les renforts numériques de la créature incarnée par Doug Jones (voir notre article sur cet acteur culte et méconnu à la fois), mélange d’effets spéciaux traditionnels et d’effets numériques.
La Forme de l’eau est un film aux multiples lectures, mais la plus intéressante reste sa réflexion autour du septième art et de son évolution. Guillermo del Toro interroge le cinéma et son rapport au temps de manière recherchée et juste, que ce soit à travers ses personnages ou les nombreux extraits de classiques dispersées de ça-et-là. Trois personnages viennent particulièrement nourrir cette réflexion : Gilles ressasse le passé, grand nostalgique de comédies musicales ; Elisa, le présent, est à la recherche de l’alchimie qui lui permettrait de vivre la vie dont elle rêve ; le colonel Richard Strickland symbole du futur et de la modernisation dans son extrême, ne vit qu’en se projetant dans le futur. Tous évoluent en se confrontant aux autres, et accompagnent une conclusion des plus véridiques : le cinéma est un art qui puise ses sources et inspirations à travers les âges. Penser que les futures technologies et autres effets spéciaux suffiront à rendre un film bon est une erreur, de même que les codes du passé ne s’adaptent plus vraiment aux mœurs culturelles contemporaines. Jouer avec les genres et son époque est l’une des plus importantes leçons que donne Del Toro à travers son travail, qui use d’une multitude de références disséminées subtilement. Ainsi, il n’est pas surprenant de voir Shirley Temple côtoyer Alice Faye et Carmen Miranda, de même que lorsque la scène la plus “excentrique” du film apparaît, elle s’inclut de manière totalement naturelle à la séquence où Sally Hawkins nous offre quelques minutes de féérie musicale dans une chorégraphie digne des productions de l’Hollywood de l’Âge d’or. Il n’est toutefois pas question de seulement citer, mais d’intégrer de manière naturelle un cinéma d’un autre temps comme part entière du film. Un cinéma qui est d’ailleurs sur le déclin dans les années 60, subissant de plein fouet la multiplication des postes télévisés dans les foyers américains. Le phénomène est d’autant plus marqué que Elisa et Gilles vivent dans le « grenier » d’un immense cinéma, l’Orpheum, visiblement sur le déclin. Le lieu est comme laissé à l’abandon, si bien que lorsque l’homme-poisson s’y réfugie, il n’y a personne pour admirer, ni la fresque biblique qui s’y déroule, ni l’incroyable créature qui devient alors l’unique spectateur de cette séance. De même, bien que Gilles se fasse le messager nostalgique d’un cinéma musical alors au sommet de sa gloire, il est le premier à suivre chaque rediffusion télévisée, programme TV à la main. Guillermo del Toro glisse un dernier clin d’œil à ce cinéma d’une autre époque à travers Elisa, femme muette, qui retrouve retrouve la parole le temps d’une séquence, mais chante pour exprimer ses émotions. Elisa est incapable de s’exprimer, immédiatement écartée de ses pairs par le fait qu’elle n’ait pas de voix bien qu’on souligne à plusieurs reprises qu’elle ait de la culture. Une héroïne lourde de sens pour un film qui l’est tout autant, et où aucun détail n’est laissé au hasard. Enfin, le réalisateur choisit de mettre en avant un ultime personnage qui vient bouleverser l’équilibre temporel de son univers en le personnage de la créature, qui se pourrait bien être la représentation fantasmée du réalisateur lui-même. Cet homme-poison incompris, hors du temps, aux comportements décalés avec son environnement et son époque, qui parvient à se relever malgré toutes les blessures lui étant portées jusqu’à être reconnu comme un « Dieu » par son principal adversaire peut être vu comme l’alter-ego du mexicain. Il n’est d’ailleurs pas anodin de voir que le réalisateur lui a prêté sa « voix ». Une métaphore quasi-biblique, portée par la résurrection d’un être extraordinaire aux pouvoirs puissants allant contre toute attente jusqu’à défier la science et la logique. La Forme de l’eau livre un récit qui exprime le mal-être de son réalisateur qui peine à faire accepter son cinéma jugé parfois comme désuet car inspiré d’une autre époque avec son amour pour le film de monstre remis au goût du jour. Cette pensée est résumée en la personne de Gilles qui, lorsqu’il se retrouve seul avec la créature, n’hésite pas lui confier : « Parfois je me dis que je suis né trop ou trop tard pour ma vie. Peut-être que nous ne sommes que des reliques. » Cette fable pseudo-existentielle gagne à être regardée comme un véritable film-méta, plus subtil qu’il n’y paraît, interrogeant le rapport entre le cinéma grand public et le film de monstre ressurgit tout droit du passé pour en bouleverser les codes.
Non, La Forme de l’eau ne brille pas par son scénario un peu trop conventionnel, ou son histoire d’amour love at the first sight. Non, ce film n’a rien à envier au mythique Labyrinthe de Pan (2006), qui garde malgré les années le statut de chef-d’œuvre de son réalisateur. Le fait que cette fable immergée s’adapte à une large audience tout en restant une œuvre identifiable et unique est l’une des preuves que Guillermo del Toro sait allier passion et création, tout en ne se limitant pas uniquement au public de niche propre au cinéma de genre. Le réalisateur nous prouve par un véritable tour de force qu’il est temps de s’adapter à son époque, mais que l’originalité a toujours sa place dans une production grand public. Le long-métrage a d’ailleurs été pensé pour parler à un très large public, peut-être est-ce là sa plus grande faiblesse, loin du cinéma plus lugubre et gothique qu’avait pu nous offrir del Toro par le passé. À tous ceux qui hurlent au scandale en voyant le mexicain récompensé par l’Oscar non seulement du Meilleur réalisateur mais surtout du Meilleur film, au pire relativisez sur le fait que ces prix n’ont pas vraiment une grande incidence sur vos vies de spectateurs, mais si vous avez l’esprit assez ouvert essayez de comprendre le symbolisme de ce geste. Dans une économie cinématographique où le film de genre est très souvent snobé, il est agréable de voir une réalisation comme celle-ci seulement nominée dans une catégorie qui prête actuellement à un tout autre genre de cinéma. Le voir triompher tour à tour à Venise, aux Golden Globes puis aux Oscars dénote un intérêt soudain pour le genre à travers un geste symbolique qui encourage les réalisateurs à s’ouvrir vers des créations plus fantastiques et originales. Gardons toutefois à l’esprit que La Forme de l’eau a également été pensé comme un film à Oscars, que ce soit dans ses thématiques liées au septième art ou ses scènes de comédies musicales. Suite au succès de La La Land (Damien Chazelle, 2017), il est difficile pour le gratin hollywoodien de résister face à l’hommage hurlé par del Toro, qui s’octroie une place au panthéon des monstres sacrés du cinéma américain. La carrière de Guillermo de Toro atteint ce qui est ûurement son point d’orgue. Après s’être battu pour réaliser le cinéma qu’il aime tant, le prochain pas du réalisateur sera observé avec la plus grande attention. Peut-être aurons-nous enfin le droit à la très enviée adaptation des Montagnes hallucinées de Lovecraft, ou même à un nouveau film de monstre ? N’en reste pas moins que le succès de son dernier né permettra d’assurer le futur artistique de Del Toro, qui espérons-le, pourra jouir d’une liberté créative et financière totale pour nous régaler de nouvelles histoires fantastiques. Le temps d’un long-métrage, Guillermo del Toro nous rappelle l’une des principales raisons pour laquelle le cinéma a été créé : nous raconter des histoires extraordinaires, et nous faire rêver. Laissez-nous rêver, à une époque où il est trop rare d’être émerveillé dans une salle obscure au milieu de centaines de spectateurs. Laissez-nous rêver, lorsque nous repenserons à cette féérie visuelle narrant l’amour entre une femme muette et un homme-poisson. À tous ceux qui réalisent les films de demain, s’il-vous plaît : continuez de nous faire rêver.
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