La première claque cinématographique de l’année nous vient du Québec ! Les chambres rouges (Pascal Plante, 2024) est un thriller glacial qui vous hantera longtemps après son visionnage. En traitant la fascination de deux jeunes femmes pour le procès d’un cyber-killer aux crimes abjects, Pascal Plante questionne notre obsession pour le morbide et le sensationnel boostée par une technologie voyeuriste et sonde les tentations manichéennes d’une société en perte de repère.
Thriller techno-gothique
L’existence des snuff movies est un sujet débattu depuis l’origine même du cinéma, ayant donné du grain à moudre à des films comme Haunted (Vincent Parrnaud, 2021). Pourtant, aujourd’hui encore, il n’existe pas de preuves formelles de l’existence de vidéos de mise à mort produits à des fins purement commerciales. Reste que le dark web est un puis insondable d’où l’on fait remonter chaque jour davantage de preuves désolantes de la folie humaine. En 2016, un jeune homme de 22 ans du nom de Mathew Graham, a été condamné à 15 ans de prison après avoir dirigé pendant 7 ans un site de hurtcore, diffusant des vidéos de viol et de torture sur des mineurs. Avec Les chambres rouges, le réalisateur québécois Pascal Plante imagine donc un futur probable et peut-être même déjà effectif où le cap de l’horreur ultime aurait été franchi : le récit démarre par l’ouverture du procès d’un cybercriminel accusé d’avoir torturé et tué trois adolescentes en direct dans des red rooms (des sites cachés au fin fond du dark web) à destination de viewers déviants, prêts à payer le prix fort. Pour rendre ce scénario crédible, Plante filme l’ouverture du procès dans un style documentaire proche du récent Saint Omer (Alice Diop 2022). Des plans longs, du point de vue de l’audience puis des jurés, nous ancrent dans la théâtralité et la sécheresse de la procédure judiciaire tandis que les plaidoiries des avocats nous rappellent en détails la monstruosité des faits. La restitution extrêmement précise du procès nous ancre avec force dans la narration, mais sert également une autre intention du cinéaste qui sera respectée jusqu’au bout : ce qui s’est passé est inmontrable, à peine dicible, ce qui nous laisse à nous, spectateur, le loisir macabre d’imaginer les pires images tout en nous donnant l’irrépressible envie d’accéder à celles qui sont cachées par la justice.
Cette fascination collective pour les faits divers et le morbide s’incarne dans le personnage de Kelly-Ann, jeune femme venue assister coûte que coûte au procès, quitte à dormir devant le tribunal. Comment interpréter son regard d’adoration porté entièrement vers la figure du tueur présumé, ce petit homme frêle au regard vide, enfermé dans sa cage de verre ? C’est tout l’enjeu de Pascal Plante qui prend soin de reléguer en arrière-plan les figures professionnelles des films d’investigations et des polars pour se concentrer sur le versant intime d’une obsession dont les raisons profondes seront longtemps tenues secrètes. Les chambres rouges dresse avant tout le portrait en creux d’une femme insaisissable, pur produit d’une société technologique et libéralisée qui isole les individus dans des bulles de solitude, le fameux techno cocon de l’écrivain Alain Damasio. Kelly-Ann vit dans une tour de verre, cloîtrée dans un mini studio impersonnel où trône uniquement son ordinateur à double écran régi par une I.A à commande vocale, sorte d’acolyte de super-héros, qui mène ses recherches sur Internet. Jolie fille et douée avec les chiffres, elle vit de son image en posant ponctuellement pour des grandes marques, investit dans les crypto-monnaies et dépouille ses adversaires au poker en ligne. Une vie de contrôle absolu que son obsession pour le tueur de Rosemond va bientôt faire dérailler et que le film s’attache à rendre perceptible grâce à une mise en scène très assurée. D’abord avec l’utilisation d’un format d’image presque carré (1:50:1) qui enferme littéralement l’héroïne et permet des compositions géométriques rigoureuses en jouant avec la rigueur architecturale de la ville de Montréal. Puis avec le découpage, qui débute avec des plans longs et complexes, symbole de l’assurance de l’héroïne, avant se déliter progressivement à mesure que la situation lui échappe. L’apparition du personnage de Clémentine ne sera pas pour rien dans la perte de contrôle de Kelly-Ann : caractérisée comme l’opposée de l’héroïne, c’est une provinciale sans le sou, bavarde et vindicative, à tendance complotiste, convaincue de l’innocence du tueur présumé. De cette rencontre, va naître une étonnante sororité téléscopant toutes les tendances idéologiques de notre société contemporaine éprise de flux d’information infinis et de post-vérité.
Nos deux héroïnes évoluent dans un Montréal aux allures de Gotham City. Son architecture froide et panoptique, à l’image du tribunal ou de l’appartement vitrée de Kelly-Ann, en fait le symbole de l’ultra modernité tandis que les couleurs glaciales et ténébreuses de la photographie la relient davantage au Londres de Dickens voire carrément à une forêt de contes pour enfants. Une symbolique religieuse hante Les chambres rouges et prend sa source dans les racines catholiques d’un pays encore marqué par cette empreinte comme l’atteste le talk-show populiste “plus catholique que le pape” ou les nombreuses références au Mal et aux démons qui caractérisent le tueur comme une allégorie du vice absolu. Ses trois victimes sont toutes des anges blonds aux yeux bleus tandis que Kelly-Ann, brune aux yeux noirs, convoque par contraste la figure de la sorcière. La couleur rouge, symbole de la passion, de la violence et du démoniaque apparaît seulement dans le titre et dans la typographie du générique avant de faire son retour de manière justifiée lors du climax.
Mais l’idée la plus brillante du long-métrage est sûrement cette I.A qui assiste Kelly-Ann dans son quotidien solitaire. Prénommée Guenièvre, l’intelligence artificielle est représentée par un portrait de femme qui s’éclaire quand elle s’exprime. Cette entité symbolise la belle opération du film qui fait communiquer passé et présent et questionne la place des femmes dans l’histoire des sociétés. Le prénom Guenièvre fait d’abord référence à ses racines galloises qui signifient spectre ou fantôme. Avec sa voix robotique qui s’échappe des murs de l’appartement de la jeune femme, l’I.A est un techno-fantôme et inscrit le récit dans un certain héritage de la littérature gothique. Guenièvre, c’est surtout la figure féminine des légendes arthuriennes, malmenée par la volonté des hommes, tout comme Ophélia dans le Hamlet de Shakespeare et dont on croit apercevoir la figure peinte par Millais sur le fond d’écran de Kelly-Ann. Présentée comme une I.A émancipée et déconnectée du reste d’internet afin d’éviter toute tentative de surveillance et d’infraction de sa vie privée, Guenièvre est l’alter-ego de Kelly-Ann, enfermée comme elle dans sa tour d’ivoire technologique, mais en pleine maîtrise de son environnement, explorant avec dextérité les plus sombres donjons d’Internet à la recherche de sensations fortes… Kelly-Ann reste un personnage fascinant parce qu’il nous échappe constamment. Elle semble obéir à sa logique propre et il faudra attendre la toute fin du film pour mieux comprendre ses intentions sans jamais parvenir à la comprendre tout à fait. Et c’est tant mieux ! Car en jouant avec notre rapport à la morale chrétienne ainsi que notre défiance envers les nouveaux outils technologiques et l’usage qu’en font les jeunes aujourd’hui, Pascal Plante nous invite surtout à nous défaire des dualismes et des opinions tranchées pour nous placer dans la zone grise, plus incertaine certes, mais sûrement plus à même de cerner la psychologie des individus. Avec son esthétique techno-gothique, il met en écho nos comportements modernes avec ceux d’un passé pas si lointain où la torture, l’humiliation et la mort s’exerçaient en public et les femmes, qualifiées de sorcières, étaient brûlées vives au nom de Dieu. Les codes du cinéma d’horreur fonctionnent d’autant mieux que le réalisateur les distille au sein d’un long-métrage au réalisme cru. La tentation est alors grande de faire le lien entre Les chambres rouges et une autre production québécoise qui sortira en mars prochain, Vampire humaniste recherche suicidaire consentent (Ariane Louis Seize, 2024). Ce teen-movie à la fois drôle, cruel et mélancolique a rencontré un vif succès lors de sa projection au PIFFF 2023, notamment grâce à sa capacité à mêler avec brio l’esthétique du film de vampire à celui de la banlieue dortoir québécoise. De là à y voir le début d’une nouvelle vague de cinéma de genre(s) québécois ? Pourquoi pas ?!