Le nouveau film d’Andrea Arnold met en scène Bailey, jeune pré-ado vivant dans un squat, et Bird, un homme mystérieux à la recherche de ses parents. Dans un faux film « social », la réalisatrice britannique glisse subitement sur un autre chemin, et invente une nouvelle forme d’émancipation à l’écran : critique.
L’Oiseau et l’Enfant
C’est l’histoire d’un envol. Tout est déjà dans le titre à la fois simple et compréhensif du film d’Andrea Arnold. On s’amuse d’ailleurs à penser après son avant-dernier projet – documentaire centré sur une vache laitière nommée Luna – sobrement intitulé Cow (2019), que la réalisatrice pourrait continuer à appeler tous ses films par le nom d’une espèce animale, comme une longue saga partant de ses courts-métrages Dog (2001) et Wasp (2006), et de son merveilleux long Fish Tank (2011). Une différence notable cela dit, alors que toutes ces réalisations jusqu’ici semblaient porter au sein de leur titre une sorte d’enfermement, le « bocal à poisson » en tête, Bird sonne lui comme une possible échappée. Connue pour un cinéma dans une veine « sociale » – malgré toutes les limites que l’on pourrait apporter à une telle qualification – Andrea Arnold nous a habitués à des œuvres acerbes, centrées sur les classes populaires et leur impossible émancipation. C’est, encore une fois, notablement le cas du très grand Fish Tank. Elle n’arrête d’ailleurs pas ces constats plutôt sombres sur l’exploitation et l’enfermement aux seuls êtres humains, puisque Cow était le portrait sans ambages d’une vache laitière filmée jusqu’à son abattage. Pourtant, beaucoup de ces films comportent comme une mince porte de sortie, consistant souvent en une fuite. Toute l’opération et la spécificité de Bird sera de métamorphoser cette fuite, en envol.
Bailey a 12 ans. Sur une passerelle, elle filme les oiseaux voler. Deux filles de son âge passent, parlent de leur cours de danse. Elle les regarde avec un mélange d’inquiétude et d’intérêt, comme deux filles d’une autre espèce à laquelle elle n’appartiendra jamais. Un goéland au sol se rapproche d’elle. Ils se regardent un temps, avant que ne déboule Bug, le père Bailey, torse nu, le corps bardé de tatouages d’insectes, un sac à la main contenant un gros crapaud. Tous deux enfourchent le scooter électrique de Bug et roulent dans la ville, l’enceinte Bluetooth accroché au guidon, balançant Too Real de Fontaines D.C à fonds la caisse, sous les regards parfois amusés, parfois circonspects des passants, pour rentrer au squat où ils habitent. Déjà s’affiche comme un décrochage. Bailey et Bug détonnent dans le paysage, se fraient bruyamment un chemin dans la ville jusque dans ces recoins les plus pauvres. Mais Bailey détonne encore plus. Celle-ci semble plus à l’aise avec les oiseaux qu’elle observe et filme que des hommes qui l’entourent. Lorsque son père lui annonce qu’il se marie dans quelques jours, celle-ci décide de s’isoler dans ce qui lui sert de chambre. On découvre alors son bestiaire dont elle capture des moments en les filmant. Contrairement à son père qui vient d’acquérir le crapaud évoqué plus haut sensé lui rapporté de l’argent – celui-ci secrète une substance psychotrope qu’il compte vendre – Bailey n’a aucun rapport financier ou utilitaire avec les oiseaux, papillons, abeilles qui l’entourent et qu’elle capture uniquement par la manière la moins violente, par l’image. La caméra numérique du téléphone de Bailey comme celle, argentique, d’Andrea Arnold épouse cette douceur, cette idée de capturer des images avec une sorte de délicatesse. Malgré l’utilisation abondante chez la réalisatrice de la caméra-épaule – étrange et singulière métamorphose de cette technique de filmage courante dans les films d’Andrea Arnold, utilisé en général pour donner un rendu plutôt abrupt et saccadé, qui soudain parvient à faire exactement l’inverse – toutes les images semblent être filmés comme si on ne voulait rien déranger, à l’instar de ces premiers plans du film, dont le mouvement ne semble être dicté par aucune autre loi que le mouvement, au loin, des oiseaux.
Tout cela pourrait dans un premier temps, malgré les singularités de l’image et du film évoqués, ressembler à un film-tranche de vie adolescente aux teintes sociales plutôt classique. Bailey semble quelque peu en conflit avec son père qui se marie précipitamment, essaye de suivre son frère Hunter tentant de devenir avec sa bande de pote une bande de vigilantes pratiquant une justice brute dans des quartiers où il n’y en a pas. Et puis, finalement, non. Alors que Bailey perdue, passe une nuit à dormir dans une clairière, elle fait la rencontre au petit matin d’un étrange homme entre deux – sans ? – âges. Son visage, ses vêtements, sa manière d’être, tout chez lui est légèrement décalé. Il s’appelle Bird. Rien à voir avec le jazzman, ou le film avec Nicolas Cage. Abandonné à un jeune âge, Bird cherche ses parents qui auraient vécu dans le coin. Le reste du récit sera en bonne partie consacrée à cette recherche, à cette errance de Bailey et Bird à travers les HLM, les lotissements et les plages du coin sur la piste de ses parents. Alors que cette quête tourne court, Bailey se retrouve face au compagnon violent de sa mère, en train de la battre. Elle tente de s’interposer mais n’y parvient pas. C’est alors que Bird intervient et c’est alors que le film opère une bascule inattendue, sidérante.
Difficile sans trop en dire de décrire ce que cette séquence a de merveilleux. Peut-être tout simplement en disant que c’est précisément ici que le merveilleux surgit subitement. Le merveilleux comme réparation, comme évasion de cette violence qui s’abat, sur Bailey, sur sa mère, sur Bird, sur tout ce monde. Sur leurs vies dans des baraques vétustes, leurs vies sans parents ou avec des parents bien trop jeunes pour l’être, leurs vies sans émancipations, sans échappatoires possibles. S’il n’y a pas d’échappatoires possibles, il va falloir inventer des échappatoires impossibles. Certaines critiques du film décrivent Bird comme un renoncement au cinéma « réaliste », ou l’abandon de la notion de déterminisme social qui se retrouve en fil rouge dans la filmographie d’Andrea Arnold et dans bien d’autres films dit « sociaux ». Pourtant, Bird, c’est tout le contraire. Le long-métrage réaffirme ici ce qui hante la filmographie d’Andrea Arnold, puisque l’émancipation de ces personnages ne peut précisément avoir lieu qu’en ayant recours au fantastique. Comme en mathématiques, lorsqu’une équation n’a pas de résolution dans l’ensemble des réels, il faut nécessairement aller chercher du côté des nombres imaginaires pour trouver une solution. La petite ouverture, la petite échappatoire possible par exemple dans Fish Tank lorsque le personnage de Mia part essayer une vie ailleurs, au Pays de Galles, ici, n’existe pas. Il ne reste alors que la métamorphose, la transformation, l’alchimie. C’est l’histoire d’une sécession avec ce réel indécrottable, qui ne mérite qu’une chose, qu’on l’abandonne, pour en créer un nouveau, plus beau et plus juste. Où les hommes violents seraient bannis, annulés, où les jeunes amants ne seraient pas séparés par leur classe, où les immeubles vétustes ne seraient plus que des perchoirs pour voir le monde d’un autre angle. C’est l’histoire résumé par cet ultime plan du film montrant Bailey, à la suite de sa rencontre finale avec Bird, et l’intrusion inopinée d’un renard dans la salle des fêtes où a lieu le mariage de son père – un jour il faudra parler des renards qui hantent les écrans comme des oracles de l’étrange, d’Antichrist (Lars Von Trier, 2009) à Fleabag Pheobe Waller-Bridge, 2016-2019) – elle aussi abandonnant irrémédiablement son monde, prenant le parti de l’animalité, et de l’ailleurs.