Film chilien, mais co-produit par la France, la Suède ou Taïwan entre autres, Les Colons (Felipe Gálvez Haberle, 2023) est résolument dévoué à l’analyse de l’Histoire de son pays. Avec férocité et sans concessions, ce premier long-métrage nous entraine dans des questionnements universels, qui font encore écho à l’heure actuelle… Retour sur ce film présenté à Un Certain Regard à Cannes l’an dernier et qui vient de sortir en DVD chez BlaqOut.
Il était une fois l’extermination
Felipe Gálvez Haberle signe avec Les Colons son premier long-métrage, après trois courts remarqués. Son idée ici : parler du génocide des autochtones par les colons espagnols et britanniques en transposant le genre du western sur des terres autres qu’étasuniennes. En effet, il reprend à son compte le schéma classique de l’homme blanc devant conquérir des territoires au détriment des locaux, à dos de cheval et armé d’un fusil. C’est bien simple, Les Colons s’avère être l’un des meilleurs westerns de ces dernières années par sa façon impressionnante de jouer avec les codes tout en les transgressant. L’histoire nous mène en 1901 sur la Terre de Feu, au Chili. Un riche propriétaire terrien, José Menendez, engage trois hommes pour chasser les Selknam, tribu native, de leurs terres et ainsi ouvrir une route vers l’Atlantique. Le cruel lieutenant britannique MacLennan prend la tête du trio composé d’un mercenaire américain et d’un jeune métis chilien, Segundo. De son point de vue, nous découvrons alors la naissance d’une nation, baignée dans le sang, et une page méconnue de l’Histoire chilienne.
Souvent, avec les premiers films, le risque est de vouloir trop en faire, de vouloir tout mettre. Là, Felipe Gálvez Haberle joue la carte d’une certaine économie des effets. En ne prenant pas la peine d’accompagner son spectateur par la main – sans connaissances préalables de l’Histoire du Chili, le contexte n’est pas toujours évident à saisir dans les premières minutes – il fait le pari d’un récit assez universel et intérieur pour séduire. Et cela fonctionne : Les Colons est une charge sourde et radicale à l’encontre du passé du pays, mais aussi à l’endroit du colonialisme sous toutes ses formes. D’aucuns pourraient reprocher une certaine facilité quant à un supposé manichéisme en mouvement dans le film, à l’heure toutefois où le monde doute et observe impuissant des civilisations se faire avaler par des régimes tyranniques, on devrait plutôt saluer la limpidité d’un tel propos. D’autant que le cinéaste n’y fait aucun compromis : si la grossièreté de MacLennan n’a d’égal que sa sauvagerie, le personnage de Segundo est loin de manquer de nuances, lui-même étant confronté à des choix douteux et s’accommodant avec la marche de l’Histoire.
Il y a quelque chose de jodorowskien dans la mise en scène et dans les choix de Felipe Gálvez Haberle. Comme chez son compatriote, le réalisateur prend le parti de la fable et l’illustre dans une certaine forme d’abstraction et de monstruosité. L’image est sublime, faisant de chaque photogramme une photographie d’art à part entière. Le choix du 4/3 – comme pour rompre avec le cinémascope si typique des westerns pour traduire les grandes étendues américaines – est d’autant plus pertinent qu’il enferme d’emblée les personnages dans un manque de perspectives étouffant, accentué par des paysages brumeux de la Patagonie. Le road trip de Felipe Gálvez Haberle, sublime visuellement de bout en bout, prend alors des allures de descente aux enfers qui évoque le récent Godland (Hlynur Pálmason, 2022), autre grand récit austère sur les missions « civilisatrices » des Européens. Dans Les Colons, le réalisateur ne lésine pas sur la violence graphique pour rendre toujours plus abominables les exactions de MacLennan et pour illustrer par le sang la barbarie séminale du Chili mais s’autorise, en contraste, des passages plus contemplatifs d’où émanent des questionnements plus philosophiques.
Bien qu’imparfait – on aurait peut-être apprécié une direction plus claire de la trajectoire de Segundo, bien que la conclusion effroyable du film vienne combler ces lacunes – ce premier long-métrage demeure une proposition solide et percutante au casting incroyable, témoignant, s’il fallait le rappeler, de la richesse du cinéma sud-américain. On aimerait que le septième art de nos contrées ait ne serait-ce qu’un dixième de ce courage et de cette puissance évocatrice quand il décide de regarder son passé dans les yeux. En attendant, Felipe Gálvez Haberle signe un film si intemporel et tellement universel qu’il est possible d’y transposer toutes les dérives humaines et coloniales de toutes époques et en tous lieux. Dans le cas précis du passé génocidaire du Chili, la démarche est d’autant plus frontale et courageuse que la Terre de Feu appartient toujours, en 2024, à la famille Menendez, et que le pays porte encore toujours les stigmates de son Histoire. Un cinéaste sans concession est né sous nos yeux, empreint de poésie et de noirceur. Il faudra le surveiller les années à venir !