Trois premières journées où l’on découvrait nos deux plus grosses attentes du festival de Cannes 2024 : Furiosa, une saga Mad Max de George Miller et, bien sûr, Megalopolis de Francis Ford Coppola. Au milieu de l’excitation provoquée par ces deux mastodontes, restait-il de la place pour d’autres découvertes ? Réponse en quelques entrées.
Jour 1 • Les Déjà-Mort.e.s et les vivants
« Tu es comme moi : une Déjà-Morte » s’exclame Dementus, l’incroyable nouvel antogoniste de Furiosa : une saga Mad Max (George Miller, 2024) lors d’une confrontation finale avec cette héroïne qu’il a brisée. Les deux personnages sont ainsi ramenés à une souffrance commune, qui les a privés de toute humanité, les a réduits à la violence chaotique dans un sens ou dans l’autre. Mais est-ce que Furiosa est meilleur que Fury Road ?! Ne mettons pas la charrue avant les bœufs. « Déjà mort » c’est aussi, plus prosaïquement, la réponse la plus entendue à la question posée au hasard d’une rencontre sur la Croisette, ou au sortir du train : « Ça va toi ? ». Déjà mort, donc, dès le 15 mai, la faute à une billetterie ouverte quatre jours plus tôt forçant le malheureux festivalier à un réveil aux aurores. Peut-être la faute aux premières soirées, ou pintes à 15 euros si on est moins chanceux. C’est donc dans ce drôle d’état – relativement familier finalement – qu’on entame ce festival, avec une excitation décuplée par le programme des jours suivants et particulièrement de celui-ci.
Avant de revenir en Wasteland, nous avons pu découvrir la première entrée de la compétition, qui se trouvait être celle d’une cinéaste française dont c’est, fait exceptionnel, le premier film. Diamant Brut (Agathe Riedinger, 2024) raconte l’histoire d’une jeune influenceuse obsédée à l’idée de percer, d’exploser son nombre de followers, et qui voit dans le casting pour une télé-réalité célèbre l’occasion d’enfin poursuivre ses rêves et quitter sa morne existence accompagnée d’une mère célibataire aux abois (Andréa Bescond) et de sa petite sœur. Film déjà-mort avec un tel pitch ? Nous ne sortirons pas les crocs tout de suite, mais force est de s’interroger sur la place de cette proposition extrêmement fragile en Compétition Officielle. Après quelques belles séquences lumineuses à la teinte onirique, figurant sans jugement le rêve de son héroïne, le scénario suit un programme extrêmement moralisateur et attendu, cochant méticuleusement toutes les cases d’une certaine typologie du film à sujet. Comme Banel et Adama (Ramata-Toulaye Sy, 2023) l’an dernier – qui avait en outre, davantage de qualités – il semble que les marches du Grand Théâtre Lumière étaient bien trop hautes pour cet objet qui malheureusement ne laisse pas suffisamment se déployer son personnage et son désir, et ne cherche jamais à être à la hauteur de cette ambition qu’on peut trouver mortifère mais qu’on voudrait d’abord voir sans ce filtre un peu morbide qui semble juger en permanence.
Alors, est-ce que Furiosa est meilleur que Fury Road ?! Nous y voilà. Disons-le d’emblée : nous n’éprouvons aucune déception devant cet incroyable nouveau long-métrage de George Miller, qui à Cannes nous avait déjà subjugués avec le sous-estimé 3000 ans à t’attendre (2022). Cependant, le voir revenir à la saga Mad Max, qui plus est dans l’univers de Fury Road (ce qu’il fait pour la toute première fois, chaque Mad Max étant indépendant les uns des autres jusqu’ici), suscitait une toute autre excitation qui pouvait être mêlée de craintes matérialisées dans des commentaires sceptiques sur les premiers teasers dévoilés. Si nous ne sommes en rien déçus, il faut souligner à quel point la surprise est grande. Nous y reviendrons très vite dans un texte plus conséquent, bien que des traces de Fury Road s’animent un peu partout (jusque dans un générique de fin qui le rejoue clairement), et qu’il pourrait être vu comme un véritable moyen d’introduire la furie du suivant, ils ne jouent absolument pas la même partition. Là où le premier faisait se déployer sa mythologie (presque) dans une seule et unique scène d’action, ce prequel vise davantage la longue odyssée. En 2h30, George Miller fait se succéder les visions les plus fascinantes avec la gourmandise qui le caractérise, sans jamais toutefois se limiter à de la pure imagerie. D’abord parce que sa mise en scène n’a rien perdu de son ampleur et de son mouvement – les deux grandes scènes d’action n’ont absolument rien à envier à celles de Fury Road en termes de pure réalisation – ensuite parce que cette fresque permet à l’auteur de Lorenzo (1992) de perpétuer sa réflexion sur la mythologie, la portée des histoires, comme dans son précédent essai dont Furiosa est finalement très proche. On pense aussi beaucoup aux histoires racontées dans Mad Max : Beyond Thunderdome (1986) dont ce prequel pourrait être aussi considéré comme la version parfaitement accompli : une grande fresque baroque inventant peut-être la plus belle figure mythologique féminine du cinéma contemporain. “Au-dessus de Barbie (Greta Gerwig, 2023), alors ?”, “Oui, oui, au-dessus”.
Enfin, cela dépend de quelle Barbie on parle… Pour finir cette journée, premier détour par la Quinzaine des cinéastes où était projeté en ouverture le film posthume de Sophie Fillières décédée l’été dernier, quelques jours après le tournage. Ma Vie, Ma Gueule a été achevé sous la supervision de ses enfants Agathe et Adam Bonitzer, grâce au montage de François Quiqueré. Et son personnage s’appelle Barberie, mais tout le monde l’appelle Barbie. Elle est jouée par Agnès Jaoui. Elle vit et parle toute seule, voit la mort un peu partout, risquant un passage en clinique. Comme dans tous ses meilleurs films, c’est là un autoportrait sans tricherie, avec toujours cette fantaisie si précieuse, ce sens du dialogue extraordinaire. Le résultat est aux antipodes de l’expression qui nous suit depuis le début du texte. C’est un long-métrage incroyablement vivant, tout empli d’une colère ludique – comme dans les meilleurs Fillières, il est extrêmement drôle – qui finit par bouleverser tant il contient les traces d’un adieu très frontal. C’est le cas d’une scène sur un bateau, sans doute la plus belle de l’année, où Barberie voit ses enfants la saluer sur le quai sans qu’ils ne la voient : « Je suis là, je vous vois » leur dit-elle. Au cœur de la lessiveuse cannoise, un film pareil vous rend de nouveau vivant. Sophie Fillières nous manquera, mais ses films sont là. Peut-être qu’ils nous voient autant que nous les voyons.
Jour 2 • Jamais vu
“Aujourd’hui je vais voir Megalopolis de Francis Ford Coppola”. Je me répète inlassablement cette phrase, comme pour me persuader qu’elle est bien réelle. J’ai un peu du mal à croire que ce film existe vraiment. Est-ce qu’on pourra en voir d’autres après ça ? On verra bien. On peut déjà en voir avant : nouveau passage par la Quinzaine des cinéastes où était présenté le nouveau Thierry De Peretti après l’excellent Enquête sur un scandale d’État (2022). Retour pour lui dans la Corse de ses premiers films, avec A son image récit romanesque d’une jeune photographe et de son histoire d’amour avec un indépendantiste. Sans en dévoiler la teneur, l’ouverture est absolument splendide, jusqu’à la découverte de Peretti lui-même dans un rôle surprenant : celui du parrain prêtre de l’héroïne. Il enfile la soutane et impose ainsi un ton recueilli, funéral à cette histoire, dans une mise en scène qui n’a rien perdu de son élégance et de sa grâce. Il me semble tout de même que dans ce récit éparpillé – ce qui sera une constante du festival – le cœur du récit se perd parfois un peu dans une forme plus ronronnante, au gré d’une voix-off qui offre quelques moments sublimes, d’autres plus illustratifs. Les derniers instants, qui montrent les photographies restées jusque-là jamais vues, rattrapent ultimement l’émotion et confirment que Peretti est un de nos cinéastes les plus précieux.
En sortant, il reste un peu plus de 2h avant de voir Megalopolis. Une sieste peut-être ? Et si on ne se réveillait pas ? Impossible de rater ça, on va attendre. Mais, toi, lecteur, tu n’as pas à subir cette attente, car ton serviteur écrit cela en fait quelques jours plus tard… Pardon de briser ce secret. Megalopolis, donc. Donc, Megalopolis. Va-t-on réussir à écrire quelque chose d’autre que ce titre : Megalopolis ? Rien n’est assuré. Alors, si, malgré tout, et même un long texte qui sortira un peu plus tard. Peut-être qu’ici, pour être à la hauteur de ce morceau monumental, il faudrait plutôt raconter la sensation à la sortie de la salle, l’atmosphère de la ville. Littéralement estomaqué par ce que je venais de voir, j’ai erré pendant plus de deux heures dans les rues de Cannes, cherchant les mots qui pourraient convenir à cette expérience. J’étais absolument sans voix. Au fil de quelques échanges avec des collègues croisés, des mots épars viennent : « Jamais vu », « Extraordinaire », « Il est complètement fou », « J’ai peur pour lui », « C’est gênant quand même non ? », « Mais qu’est-ce qu’il vient de se passer ? » . Rien néanmoins qui puisse permettre la moindre analyse qui irait plus loin que l’unique sensation d’avoir traversé une expérience absolument unique, dont on rêve mais qui est si rare. Et puis, un critique américain voit mon badge autour du cou. Il me demande si je sors du Coppola et ce que j’en ai pensé. Je n’ai d’autres mots que : « Extraordinaire ». Ça semble le plus juste, le plus simple, le moins risqué. L’homme devant moi se décompose totalement, pâlit même, et me dit qu’il a détesté ça. L’échange tourne court avant qu’il ne finisse par dire : « nous sommes à Cannes, on donne notre avis. Mais l’Histoire décidera. » Il a raison ce monsieur. C’est un argument qu’il faut manier avec précaution, mais la précaution ne va pas à un film pareil. Ce soir, et dans les prochains jours, il faut être du côté de l’Histoire. Du côté de Coppola. Et revoir Megalopolis dès demain.
Jour 1 après Megalopolis
Là encore, ça ne vaut pas argument, mais les images de Megalopolis ont empli mes rêves. Des arènes romaines aux gesticulations défoncées du maître du temps Adam Driver, en passant par des ruines de nuit, à un mausolée doré brillant dans la nuit… Confirmation, il faut y retourner. La deuxième vision est rassurante : c’est toujours un objet absolument extraordinaire, sans aucun point de comparaison – même avec le reste de l’œuvre de Coppola, on y reviendra – or cette fois, on est davantage en mesure de se fier à son récit. Il s’agit d’une transposition de l’Antiquité romaine dans un New-York futuriste (au 23ème siècle du troisième millénaire), où César, un architecte génial, veut révolutionner la ville à l’aide d’une matière qu’il a inventée, le Megalon. Cependant il doit faire face à un cousin jaloux et décadent – Shia LaBeouf, possédé – et à une galaxie d’intérêts contraires dans un monde qui semble courir à sa perte sans aucun filet. Jusqu’à un apocalypse aussi grotesque – au sens propre, puisqu’il nait d’un accident dérisoire – que sublime. Cette perte du monde décrit peut faire grincer des dents – dans la représentation des personnages féminins notamment, malheureusement très datée, respectant sans doute trop la référence du théâtre antique. Aussi, le programme peut paraître un peu indiscernable. Il est en fait parfaitement cohérent avec l’ambition de Coppola lui-même : on se souvient que lors de la sortie du magnifique Twixt (2012) – déjà accueilli mollement en son temps avant de connaître une réévaluation presque générale – Coppola parlait déjà de Megalopolis et disait qu’il imaginait un film qu’il montrait en direct, pendant la première projection. Il reste de ce projet la sensation de voir un long-métrage avançant seul, autonome, qui mute sans cesse au gré des inspirations formelles de son auteur. La sensation de jamais vu n’est donc pas qu’un mot : il y a chez l’auteur de Coup de Cœur (1982) l’ambition démesurée – certes naïve, mais ô combien bouleversante – d’inventer un horizon nouveau, inconnu, pour le cinéma. Qu’il ait cette envie aujourd’hui, après une telle carrière, à 85 ans, est incroyablement émouvant en soi, mais il ne faut pas défendre ce nouvel essai uniquement par le geste. Parce que cette ambition n’est pas qu’un délire formelle, elle s’accompagne d’une tentative d’appréhender le futur du monde, l’imaginer meilleur. C’est tout ce que porte un ultime discours du personnage principal dont nous ne dévoilerons pas la teneur ici mais qui a beaucoup gêné, même chez ses admirateurs de la première heure. Il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt : j’ai moi-même été gêné par la grandiloquence apparente de ce discours, au milieu d’images numériques oscillant entre le sublime et le kitsch. Pourtant, cet appel au réveil, et à un horizon totalement neuf, est le secret du projet de Megalopolis. Il est tour à tour agaçant et déchirant, suicidaire et salutaire. Quoi qu’on en pense, il paraît voler bien haut au-dessus du tumulte cannois, et on se demande comment le festival peut se remettre d’un tel Adieu au cinéma – bien qu’il ne faille pas parler trop vite, Francis Ford Coppola ayant déjà annoncé un nouveau projet – comment pourra-t-on voir d’autres films après celui-là ?
Heureusement il y avait ce jour-là, projeté dans la petite salle Buñuel du palais Lumière, le tout dernier court-métrage de Jean-Luc Godard, Scénarios. Les parallèles entre Megalopolis et certains des derniers travaux de Godard sont assez nombreux, bien que ce dernier n’ait jamais eu entre les mains 120 millions de dollars. Il y a chez ces deux maîtres la même volonté d’embrasser passé et présent du cinéma pour essayer de lui inventer un futur. Ce dernier court, Jean-Luc Godard l’a évidemment pensé comme un après de son œuvre. Il a donné toutes les instructions à Fabrice Aragno (un de ses fidèles collaborateurs qui diffusait en même temps un court-métrage magnifique montrant le maître au travail, présentant un futur projet) pour qu’il le fabrique au lendemain de son suicide assisté. Cet objet facétieux et émouvant est plus que jamais un adieu, ce que confirme un dernier plan dont il faut garder la surprise mais qui nous a cueillis. C’est un plan qui soudain fait sortir du « film-carnet », cette forme qui avait été déjà beaucoup appréhendée dans son œuvre, jusqu’au Film annonce du film « Drôles de guerres » qui n’existera jamais, qu’on avait découvert l’an dernier à Cannes. Décidément, après le Ma Vie, Ma Gueule, beaucoup de cinéastes qui nous sont chers ont tenu à nous adresser leurs adieux pendant ce festival. Ce qui lui donne une teinte morbide, qui est pourtant résolument du côté de l’après. Pour tous ces cinéastes, il est incontestable que le cinéma reste à faire.
C’est également cette teinte mortuaire qui nimbe le dernier Paul Schrader que nous attendions beaucoup : Oh, Canada, faux biopic sur le documentariste Russel Banks. Interprété par Richard Gere, il y raconte à une équipe de journalistes ses souvenirs, qui nous apparaissent à l’écran dans un maelström où se mêlent inventions, éléments vraiment biographiques dans lequel les acteurs du passé croisent et se mélangent avec ceux du présent. L’ambition est belle, et pas sans une certaine émotion. Mais après sa trilogie de la rédemption très rigoureuse qui l’avait fait revenir sur le devant de la scène, Schrader témoigne ici d’une plus petite forme. Il me semble que son ambition mentale – on peut penser au Je t’aime, je t’aime d’Alain Resnais – ne va pas trop à sa rigueur bressonnienne, comme si une tonalité annulait l’autre. Reste la précieuse sensation de voir un film à la première personne, empli des regrets et des aveux d’un homme qui ne triche jamais, bien que sa mise en scène un peu trop ronronnante finisse par faire perdre l’émotion. A moins que Cannes et les (très) gros morceaux qui l’ont précédé nous aient gâché l’expérience. Sans doute faudra-t-il lui redonner sa chance.
On n’en dira pas tant sur Kinds of Kindness, le retour de Yorgos Lanthimos à Cannes à peine un an après son Lion d’or à Venise pour Pauvres créatures. Film à sketchs où les mêmes acteurs incarnent d’une histoire à l’autre de nouveaux personnages, il est un petit précis de tous les pires tics de l’auteur de The Lobster qui revient ici à sa veine originale. Petit théâtre de la cruauté où des pantins – qui ont les corps et la voix de grands acteurs, mais qui n’en sont pas pour autant des personnages – sont malmenés par un scénario dont l’unique programme est de le mener vers un sadisme vain. Ce cinéma nous paraît en tous points horripilant, ne laissant aucune place à la moindre émotion. Chaque réaction est prévisible non pas pour sa cohérence dramatique – absolument inexistante – mais par ce petit goût infantile d’une provocation stérile. Chez Lanthimos, on se coupe les doigts, on se les fait bouffer, on écrase trois ou quatre fois la même personne en voiture, on viole au GHB, et tout est censé passer par un petit ricanement. Avant tout, le spectateur baille devant ce consternant petit jeu, mornement écrit et mise en scène. Après les grands, on redescend malheureusement déjà. Et ensuite ?