L’Esprit de Caïn


L’actualité depalmesque des derniers jours est très importante, et ce n’est pas nous qui allons nous en plaindre. Avant de vous parler du beau coffret édité par Carlotta sur Phantom of the Paradise, retour sur le sublime mais maudit L’esprit de Caïn édité par Elephant Films dans deux versions différentes.

Grotesque et Sublime

Après l’échec du Bûcher des vanités (1990) et avant le sommet L’impasse (1993), Brian de Palma réalisait en 1992 un retour à la pure série B de ses premières amours. Série B décomplexée, nichée quelque part entre le sublime et le nanard. L’esprit de Caïn est sans doute l’accomplissement de cette démarche folle du cinéaste de Body Double (1984) celui qui jusqu’au bout restera le plus frondeur et le plus radical de sa génération. Quand la critique lui disait de se calmer, De Palma n’en avait que faire et allait toujours plus loin dans la grandiloquence visuelle, l’ultra-référence, la transgression nanardesque. C’est sans doute pour cela que ce film est l’un de ses plus controversés. Navet insupportable pour certains, chef-d’œuvre absolu, L’esprit de Caïn était le prototype du film malade, objet curieux qui créait tout sauf le consensus. Cette réédition opère une modification de ce statut.

De Palma n’a jamais été ravi du résultat du film. Il a souvent dit s’être arraché les cheveux au montage pour accoucher d’une version, sortie au cinéma, qui ne l’a jamais satisfait. Cette version est présente ici, mais le principal attrait de ce coffret vient du fait qu’il contient une nouvelle version du film. Le monteur Peet Gelderblom en effet, après avoir découvert une version du scénario du film, s’est lancé dans un remontage du film à partir de son propre et simple DVD. Depuis, le montage a été adoubé par le maître De Palma lui-même, considérant qu’il constitue la meilleure version du film. C’est ici que nous l’avons découverte, dans un magnifique master Blu-Ray. Nous ne reviendrons pas longuement sur les différences entre les deux versions. La « Recut » permet essentiellement de clarifier les zones d’ombres d’une exposition assez vertigineuse. Le montage est plus clair, plus efficace, et sans doute le film est-il meilleur dans ce nouveau montage. Et ce qui est d’autant plus beau avec ce montage réalisé par un admirateur, c’est qu’il est finalement plus proche de ce qui fait la sève des films de Brian de Palma, de Pulsions (1980) à Blow Out (1981). En simplifiant l’ouverture du film, qui dans le montage cinéma est assez inutilement alambiqué, Peet Gelderblom retrouve ce fin alliage de soap-opera et de suspense qui caractérise si bien le style de l’auteur. Tout y est tant artificiel que cela peut sembler drôle, pourtant, on tombe dans tous les pièges tendus par la mise en scène, et on adore ça. Belle histoire donc, que celle d’un fan capable par une connaissance passionnée de l’œuvre d’un cinéaste d’en retrouver la pureté du style quand celle-ci a pu légèrement se perdre dans des complications de salle de montage. Cependant, on ne passe pas du navet au chef-d’œuvre. Parce qu’il faut le dire pour commencer, L’esprit de Caïn est un film magnifique, quelle que soit sa version.

Il raconte l’histoire de Carter, père de famille assez inquiétant (génial John Lithgow), trompé par son épouse Jenny. Il peut paraître paradoxal de commencer par-là, mais le nouveau montage opère un évident re-centrage au début du film sur cette histoire d’adultère, reléguant même Carter au second plan pendant tout le début du film. C’est clairement la partie soap qui est, faite de jeux de séduction filmés avec énormément d’humour par un De Palma jouant plus que jamais avec la frontière du ridicule, appuyée par le score d’un Pino Donaggio comme toujours très en forme. Ensuite, le film rattrape Carter qui se transforme en kidnappeur d’enfant à la personnalité trouble. Comme le personnage du récent Split de M. Night Shyamalan (qui s’est vraisemblablement inspiré de ce film là), Carter dédouble, voir multiplie les personnalités, ce qui permet évidemment à De Palma de multiplier les citations explicites de Psychose (Alfred Hitchcock, 1960). Mais ce qu’il y a de toujours magnifique dans cet exercice de citation pouvant paraître vain et prétentieux, c’est qu’il est toujours investi d’un profond ludisme et d’un véritable plaisir de cinéma. Cette notion de plaisir apparaît à chaque plan de L’esprit de Caïn où De Palma se plaît plus que jamais à démultiplier les points de vue, les axes, les espaces temporelles pour perdre son spectateur dans sa maestria opérant totalement en roue-libre dans une sorte de mise en scène de la jouissance permanente. C’est évidemment le cas, dans le très drôle et célèbre plan séquence dans l’escalier où une psychiatre explique la maladie de Carter. Ce plan séquence ultra alambiqué sonne d’ailleurs comme une malicieuse réponse à Alfred Hitchcock dont les scènes explicatives (notamment celle de la fin de Psychose) sont sans doute les seuls où le maître est moins intéressé par des questions de mise en scène que par les théories vite fatigantes de psychiatres fumant la pipe avec un ton affecté. Chez De Palma, ce moment explicatif qui risquerait d’être un sommet d’ennui devient le moment démonstratif de maestria de mise en scène le plus ostentatoire. Ce moment est remarquable parce qu’il n’est pas accompli sur le mode du donneur de leçon, mais plutôt sur un ton ludique voire humoristique très efficace.

Ce jeu amusé de De Palma met le spectateur dans un état très particulier, et devant L’Esprit de Caïn plus que jamais, entre la candeur absolue et le sourire permanent. Une valse ininterrompue entre le premier et le second degré, où se côtoient perpétuellement le grotesque et le sublime. Grotesque et sublime qui se joignent dans un final étourdissant, encore dans des escaliers dont on ne dévoilera ici aucun des aspects du scénario pour ne pas déflorer votre plaisir de spectateur, mais où De Palma va plus loin que jamais dans la grosseur des traits de son récit ne tenant à présent que par la puissance de sa mise en scène. C’est en ça que L’esprit de Caïn peut être considéré comme l’œuvre ultime du cinéaste dans sa volonté, une œuvre manifeste qu’il n’a cessé de décliner depuis plus que jamais, jusqu’à en décevoir beaucoup (mais pas moi) avec ses films européens Femme Fatale (2002) et Passion (2012). Certains trouveront que ce système de De Palma va peut-être trop loin, notamment parce qu’on ne ressent plus la même empathie pour ses personnages si attachants de Blow Out et Phantom of the Paradise (1974). On leur rétorquera que cette empathie est effectivement ailleurs, et que si l’émotion ne vient sans doute plus de caractères et de leurs destins, elle vient cette fois-ci de figures prises dans l’engrenage d’une mise en scène virtuose qui par sa seule puissance suffit finalement à faire pleurer (oui, oui.).

Il y a quelque chose de profondément mélancolique à voir ces œuvres comme L’esprit de Caïn. Œuvres à la liberté totale s’affranchissant des présupposés du bon goût, assumant jusqu’au bout une vision et une envie de cinéma. Où la série B la plus artisanale côtoie l’auteurisme le plus ambitieux sans que cela ne choque ou apparaisse comme une posture prétentieuse. Des œuvres, un cinéma, qui aujourd’hui ne trouvent que trop peu, voire aucun successeur dans un monde où le cinéma de genre est devenu rare, engoncé dans un esprit de sérieux passionné de chair triste, ou dans une apologie vide et vaine d’un fun où la mise en scène n’est plus interrogée ou magnifiée. Cette descendance, on peut peut-être la voir chez Shyamalan justement. Revoir L’esprit de Caïn en tous cas, c’est sentir vibrer à chaque plan un amour du cinéma inchangé, une foi en la puissance du 7ème art qui me manque. Rassurez-vous pour autant, L’esprit de Caïn est sans doute beaucoup moins déprimant que ce que j’en dis, et il faut vite acquérir le très beau coffret d’Elephant Films pour savourer la redécouverte de ce film injustement mal-aimé. En plus du film dans ses deux versions, dans ce magnifique master, vous y trouverez une belle présentation de Stéphane du Mesnildot, ainsi qu’une présentation du recut par Peet Gelderblom. Ils étaient peu nombreux ceux qui défendaient le film en son temps, il serait temps que cela change, Fais pas Genre rejoint les rangs.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm

Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.