Venu à Strasbourg dans le cadre du Festival Européen du Film Fantastique pour présenter Blood Machines (Seth Ickerman, 2019), nous nous sommes entretenus avec le duo Seth Ickerman, composé de Savitri Joly-Gonfard et Raphaël Hernandez, les deux réalisateurs étant accompagnés de leur producteur, Alexis Perrin. Premier space-opéra sous acide réalisé en France, d’une générosité sans borne, le film est un spectacle jouissif et hallucinant, un voyage sidérant à travers l’Espace, tout en proposant des pistes de réflexion sur l’humanisation des machines et la déshumanisation des Hommes. L’occasion pour nous de revenir avec eux sur les difficultés de monter un projet si audacieux dans l’hexagone…
L’Odyssée fantastique
Blood Machines étant une sorte de version longue et narrative de votre clip Turbo Killer (Seth Ickerman, 2016) réalisé pour “Carpenter Brut”, comment avez-vous appréhendé le projet ?
Savitri Joly-Gonfard : Ça s’est fait un peu tout seul. Après le succès de Turbo Killer, on s’est dit que ça pourrait être intéressant de développer une extension de cet univers. En parallèle, on essaye aussi de réaliser des longs-métrages mais c’est très compliqué, alors en attendant on s’est dit qu’on allait continuer de développer l’univers du clip et on a lancé la production de Blood Machines.
Raphaël Hernandez : C’était un univers très riche. Quand on voyait Turbo Killer on avait l’impression que c’était une séquence d’un film qui serait peut-être plus grand. Naturellement, les gens nous disaient « mais putain on aimerait bien voir la suite !». Par la nature du clip je pense qu’ils avaient l’impression que c’était sorti d’un contexte visuel plus large, avec beaucoup de métaphores visuelles. Il y avait effectivement moyen de développer le projet assez naturellement. Avec Turbo Killer on avait essayé de retrouver un peu l’ambition de ce qu’on aimait dans les années 80, comme les clips de Michael Jackson, son travail avec Martin Scorsese pour Bad (1987) ou John Landis pour Thriller (1983). Au-delà de leur fonction de clip musicaux, c’étaient des vrais petits courts-métrages, des vrais films. Dans Turbo Killer c’était déjà notre première intention, essayer de retrouver cette essence-là. Finalement, le clip a vraiment été reçu comme tel donc c’est mission réussie. Mais c’était qu’un clip de 3-4 minutes, et on s’est dit qu’on voulait enfoncer le clou, aller plus loin, faire un film plus important.
En parlant de clip, il y a quelque chose de très musical dans votre cinéma. Je pense notamment à la scène de Blood Machines où les vaisseaux virevoltent dans le cimetière spatial, dans une sorte de danse, avec une mise en scène très musicale. Concernant toujours votre collaboration avec Carpenter Brut, comment avez-vous confronté votre propre musicalité avec la sienne ?
Raphaël : Déjà, tout est lié à Turbo Killer. On se demande même si ça ne serait pas intéressant de projeter le clip avant Blood Machines afin de les lier réellement, d’autant plus que tout le monde n’a pas vu le clip. Carpenter Brut génère un certain nombre de fans, il a une communauté assez vaste et il commence à avoir une certaine notoriété, et on est liés à lui sur ces projets. Avec Turbo Killer, c’est Carpenter Brut qui nous a proposé de faire un clip sur une de ses musiques. La musique existait déjà, donc on était dans quelque chose de classique, on avait « simplement » à monter les images sur la musique. Mais sur Blood Machines c’est l’inverse, on lui a dit de faire la musique de notre film. Sur ce projet, quand t’as pas les moyens de tes ambitions, tout est compliqué. On a essayé d’équilibrer la musique et les images donc on a travaillé de concert avec Carpenter Brut. C’était un long cheminement. Dès le début, on lui a montré un maximum de choses mais c’était compliqué : dans un film comme le nôtre, avec beaucoup d’effets spéciaux, quand tu fais un premier montage du film il te manque au moins 60% de ce que vont être les images et de ce qu’elles vont véhiculer comme sens. On crée des tableaux, quelque chose de très graphique, qui se construit au fur et à mesure. Le projet a beaucoup évolué, alors il venait parfois vers nous avec des morceaux à l’état d’ébauche parce qu’il n’avait pas l’image, ou parce qu’on n’avait pas été assez clairs. Alors on lui montrait comment le projet évoluait et il revenait sur la musique. Parfois ça changeait complètement, il sortait une fulgurance qui prenait tout son sens. C’est quelque chose qu’on voulait retrouver avec Blood Machines et qu’on ne retrouve plus dans les films devenus très industriels, surtout au niveau de la musique en particulier. On voulait retrouver une certaine essence, une âme, sans que ce soit juste une illustration à la con mais que ça raconte vraiment quelque chose.
A la fois produit par Logical Pictures et par du participatif sur Kickstarter, le financement a été compliqué. Pensez-vous que le financement participatif soit une solution pour qu’un cinéma comme le vôtre, un cinéma de genre(s) ambitieux, puisse émerger en France ?
Raphaël : Dans notre cas on a surtout bénéficié de l’intérêt autour de Carpenter Brut. Les fans du groupe reconnaissent une filiation naturelle avec nos images, alors ils ne sont pas dépaysés. S’il n’y avait pas eu un précédent Turbo Killer, je pense qu’on n’aurait pas pu produire Blood Machines. Les fans de Carpenter Brut étaient là et ils nous ont soutenus. Après, au-delà de ça, c’est surtout la qualité de ton produit qui détermine le succès du financement participatif. Sans prétention, si les gens sentent qu’il y a une vision, ils seront intéressés. On a voulu créer une vitrine alléchante et ça a fonctionné, mais sans la qualité de ton projet ou sans l’attention d’une fanbase, ça ne peut pas marcher.
Donc ce n’est pas une solution viable ?
Raphaël : Je ne pense pas. Après ça dépend de ce que tu veux faire et de ce que t’appelles “cinéma de genre”. Pour le cinéma de science-fiction comme le nôtre, c’est-à-dire généreux, avec beaucoup d’effets spéciaux, c’est franchement compliqué. On a développé un certain savoir-faire technique et on s’est entourés de personnes sur le tournage qui nous ont fait confiance. Que ce soient les gens qui ont travaillé sur les décors ou sur les effets spéciaux, ils l’ont fait parce qu’ils aiment ça et pas pour l’argent. Mais on s’en est pris plein la gueule, nous en première ligne. Pour un film de genre plus modeste, ce serait peut-être possible mais dans notre cas, ça a été très difficile.
Savitri : Kickstarter, c’est un peu le loto. Tu ne sais pas quel projet va marcher. J’ai vu qu’ils voulaient faire un film sur les Power Rangers, donc une licence hyper connue, et ils n’ont rien eu. Ils ont dû laisser tomber leur fanfilm alors qu’ils avaient quand même une plus grosse communauté, alors que nous on a un univers que personne ne connaît… Donc ça ne veut rien dire, ça reste très compliqué surtout pour les projets à effets spéciaux. Le peu d’argent que tu auras réuni avec ton Kickstarter ne suffira de toute façon pas à faire le film. Un plan coûte entre 5000 et 10 000€, donc il faut aussi trouver toutes les structures, toutes les bonnes personnes pour nous aider, baisser les prix… C’est une galère du début à la fin.
Alexis Perrin : Mais on y est arrivés.
Savitri : Oui, on y est allés tête baissée, et on faisait des compromis chaque jour.
Raphaël : Le simple fait que Blood Machines existe est un petit miracle. Sur le papier, ce n’était pas possible à faire et personne ne nous aurait produits. On a fait les choses étape par étape. On a réussi à lancer la construction des décors, ça nous a permis de présenter quelque chose de concret, de convaincre des gens de nous aider et de trouver l’équilibre qui fonctionne. On a travaillé avec beaucoup de premiers assistants-réalisateurs qui nous disaient que ce n’était pas possible de faire de telle ou telle façon, qu’il fallait rajouter des jours… Beaucoup nous ont laissés tomber parce qu’ils n’y croyaient pas (rires). Il a fallu à chaque fois trouver des solutions et c’était pas du tout gagné d’avance.
Savitri : Le fait qu’on fasse beaucoup de choses nous-mêmes est aussi un atout. Ça nous a permis de prendre des risques sans vraiment en prendre. Enfin…On est des tarés tu sais, on y sacrifie notre vie aussi (rires). Quand on s’est lancés, on se disait que même si on n’avait pas de thunes, on pouvait réussir à le faire. Ça a changé la donne, ce n’est pas un atout négligeable. On a pris ce risque dès le début, on a toujours cherché à avancer. Très lentement par moment, quand on n’avait plus d’argent, mais on a jamais cessé d’avancer.
Raphaël : Il y avait toujours un mini-courant qui nous portait, et il suffisait qu’il y ait une petite cascade pour que le projet reprenne de la vitesse. C’est seulement sur la fin qu’on a vraiment pris une vitesse de croisière.
Dans un entretien avec nous, Yann Gonzalez a dit une phrase qui me fait penser à votre position : « J’aime bien que le cinéma de genre reste dans cette nuit, parce que j’ai un peu peur que s’il est traité à la même hauteur que le cinéma dit traditionnel, le cinéma de genre perde son essence subversive ». Vous qui êtes justement en marge, comme vous situez-vous par rapport à cette « nuit » dont-il parle ?
Raphaël : (Rires) Je pense qu’on peut très bien apposer la nuit au jour. Malgré les compromis qu’on fait, on est attachés à notre personnalité. On essaye de faire des œuvres d’art sans concession. On veut se plaire à nous-même, on est nos premiers spectateurs donc on essaiera toujours de rester nous-mêmes. On s’est toujours positionnés en parasites. Déjà dans Kaydara (Seth Ickerman, 2011), il y a une idée de virus interne qui veut détruire la matrice (rires). Enfin on ne veut pas non plus détruire la matrice mais un peu la modifier, en faisant entendre notre voix et qu’il y ait au moins de la visibilité pour ce cinéma-là en France. Après, je ne pense pas que Michel Drucker soit intéressé de nous recevoir sur son canapé, mais j’irais très volontiers (rires). Tarantino, lui, n’a pas peur de s’approprier une sous-culture et de la rendre à la fois noble et populaire. C’est aussi ce que Georges Lucas a fait avec Star Wars. Il y a quelque chose qui nous parle dans cette démarche.
Cette idée de parasite m’est aussi apparue dans Blood Machines : l’équipage du TRACY (vaisseau principal du film, ndlr) fait cavalier seul contre la volonté d’un dangereux et imposant vaisseau “ennemi” qui tente de les soumettre… Un peu comme vous dans l’industrie actuelle.
Raphaël : (Rires) On n’y a jamais pensé mais inconsciemment, très certainement. C’est sûrement une idée qui a dû nous venir sans qu’on s’en rende compte, mais c’était en tout cas central dans Kaydara. On a écrit un personnage qui s’opposait à un personnage iconique – l’Élu de Matrix (Lana & Lilly Wachowski, 1999) – et il devient quasiment aussi puissant que lui. On est tous des Élus. On peut faire une analogie avec nous : on voulait faire un blockbuster américain avec aucun moyen parce qu’on croit en notre connerie de rivaliser avec le challenger (rires). On n’y arrive jamais vraiment, il y a toujours un traître, quelqu’un qui y croit moins qu’un autre, et ça s’applique aussi à Blood Machines.
Savitri : Mais au début du long-métrage, on croit que l’équipage du Tracy est composé de héros mais ils sont finalement des prédateurs eux aussi. Ils ne se rendent pas compte qu’ils détruisent tout un monde.
On ressent une influence américaine très forte – je pense à Alien (Ridley Scott, 1979) ou à Blade Runner (Ridley Scott, 1982) entre autres – et vous avez tourné le film en anglais. Cela a-t-il facilité l’obtention de financement ?
Raphaël : A la base, ce sont des références européennes. Les Américains ont été influencés par l’Europe et ça revient finalement chez eux. Giger est suisse, Scott est anglais, Méliès est français… Mais ça nous a clairement facilité la tâche oui.
Alexis : Enfin en France c’était l’inverse, ça ne nous a pas aidés. Ce que l’anglais a ramené en financements américains, surtout grâce à Kickstarter et Shudder (plateforme de streaming spécialisée dans les films d’horreur, encore indisponible en France, ndlr), on l’a perdu en France. Mais si on l’avait fait en français, je ne suis pas sûr qu’on aurait récolté le même montant.
Raphaël : L’anglais est un argument négatif pour les Français, ce qui est absurde. Luc Besson a un peu fait bousculer les choses avec Valérian et La Cité des Mille Planètes (2018) et il fait jurisprudence depuis. Faire le long-métrage en anglais nous donne une audience plus vaste, mondiale, tout en gardant une identité très française. La France n’est pas qu’une langue, c’est aussi un esprit, une culture, extrêmement présents dans le film. Se limiter au langage est idiot selon moi, surtout dans notre projet, qui est très visuel. C’est clair qu’on n’est pas Marcel Pagnol (que j’adore personnellement), mais notre “esprit français” ne se limite pas aux mots.
Alexis : Aussi, Blood Machines leur permet aussi de faire leurs preuves, de diriger en anglais. On prévoit de faire leur prochain film (Ickerman, ndlr) en anglais.
Comment expliquez-vous ce rejet du système français ?
Raphaël : Tous les techniciens, les décorateurs, les chefs-opérateurs, et j’en passe, ont tous été hyper enthousiastes, ils ont même été prêts à baisser leurs tarifs. C’est plutôt au niveau des “têtes pensantes” que ça coince.
Alexis : Quand on fait des films en anglais en France, il y a peu de guichets, même s’ils se disent ouverts aux productions en langue anglaise… Soutenir des films en langue étrangère est toujours politique. On sait bien que les guichets pour le cinéma de genres sont très rigides. En plus, en France, on a une culture du financement public qui repose beaucoup sur le scénario. Blood Machines est très visuel, alors son scénario peut polariser parce qu’il ne joue pas le jeu des commissions, il n’a pas une histoire classique comme dans un “film d’auteur”.
Raphaël : Pour moi, un scénario n’est pas qu’une histoire. Les gens se limitent souvent à apprécier l’histoire qu’on leur raconte, mais il n’y a plus de point de vue de metteur en scène, il n’y a plus de cinéma. C’est aberrant, alors que tout ce qui fait le cinéma de notre film ne peut pas être retranscrit, ou très difficilement. Notre scénario nous permet de faire du cinéma. Les histoires de Sergio Leone ne sont pas extraordinaires en soi mais c’est sa manière de raconter, son style, qui font que ses films sont parmi les meilleurs de tous les temps. Sans prétendre bien sûr qu’on atteint ce niveau-là, nous essayons d’adopter cette démarche. De ce côté-là, on n’est pas rentrés dans le système. Mais peut-être que maintenant, en voyant ce qu’on fait… En fait il faut qu’on fasse notre film pour montrer ce qu’on veut dire (rires). On ne peut comprendre notre langage qu’en voyant l’objet fini. On critique souvent les Américains, mais ils ont ce côté enfantin, enthousiaste – ils s’enthousiasment parfois même un peu trop – mais ils ont les yeux qui brillent et adhèrent plus naturellement à des univers comme le nôtre. Il y aurait moyen d’avoir ce genre de démarche en France mais pour ce qui concerne notre expérience, ça ne nous a pas aidé. Ce qui est paradoxal c’est que les Français veulent voir ce genre de films et que ceux qui font du cinéma disent vouloir en faire… Il faudrait faire une révolution (rires). On compare souvent notre projet à Métal Hurlant, on connaît évidemment le travail de Moebius, on se nourrit aussi de La Planète Sauvage (René Laloux, 1973), des Maîtres du Temps (René Laloux, 1982), sur lequel Moebius a d’ailleurs travaillé…Notre culture se situe dans toute cette mouvance. René Laloux a aussi eu beaucoup de difficultés à faire ses films, on sent un certain manque de budget dans la technique mais il y a une telle sincérité, une telle ambition dans son œuvre. Il a réalisé des œuvres nouvelles, en réponse aux Disney, il a réalisé des œuvres riches, passionnantes et avec un charme fou. Encore une fois, on ne prétend pas être au niveau de ces grands noms, mais on se reconnait dans cette démarche, dans ces univers très personnels, punks, sans tabous. On n’est pas là pour brûler le système, au contraire, on veut en faire partie.
Propos de Seth Ickerman
Recueillis par Calvin Roy
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