Décédé au début de l’année, le cinéaste japonais trop peu connu Seijun Suzuki revient sur le devant de la scène avec de multiples rééditions, quasiment toutes existantes grâce à Elephant Films. Fais Pas Genre revient ici sur les trois dernières La Barrière de la chair, Histoire d’une prostituée et Le Vagabond de Tokyo.
Du bonheur d’être paria
Lorsque j’apprends le 13 février 2017 le décès de Seijun Suzuki, j’avoue que son nom m’est encore parfaitement inconnu. Je lis ici ou là qu’il était un fer de lance de la Nouvelle Vague japonaise dans les années 60 à la carrière incroyablement foisonnante (près de 40 films en 12 ans) mais que l’immoralité et le caractère si subversif de ses films avaient fait de lui un paria, l’écartant notamment du studio Nikkatsu. Tout cela ne pouvait que m’attirer vers son cinéma, et les rééditions successives de plusieurs de ses œuvres chez Elephant Films furent l’occasion pour moi, et je l’espère aussi pour vous, de découvrir ce cinéma si singulier. Difficile alors quand on n’a pas une connaissance préalable du sujet d’essayer de faire autorité et d’en parler avec les tournures péremptoires habituelles, les sempiternelles bombes théoriques et autres formules bien senties. Cet article n’aura donc rien de tout ça. Ce ne sera que le suivi d’un ressenti, en l’occurrence le mien, dans la découverte, et la tentative de trouver des correspondances, des thèmes récurrents et d’en retranscrire l’émotion procurée, de façon rapide et sans doute plus désordonnée que d’habitude. Mais finalement, n’est-ce pas toujours ça une critique ?
Que retenir alors de ces trois longs-métrages ? D’abord, un évident goût pour la marginalité. Que cela soit les prostituées de La Barrière de la Chair (1964) ou celle folle amoureuse de son soldat dans Histoire d’une prostituée (1965), ou encore le yakuza errant du Vagabond de Tokyo (1966), les personnages de ces films sont à la marge et s’affirment tous dans cette position, une position souvent de refus par ailleurs. Refus de se soumettre aux hommes et aux sentiments dans La barrière de la chair, refus de se soumettre au diktat des figures soi-disant supérieures dans Histoire d’une prostituée ou Le Vagabond de Tokyo. Ce qui est magnifique dans ces positions de refus, c’est qu’elles sont moins des positions primaires de contestations que de vrais manifestes politiques, l’occasion pour un cinéaste aussi créatif et fou que Suzuki de les figurer de manière toujours plus surprenante et sublime formellement. La Barrière de la chair raconte la déliquescence d’un groupe de prostituées par l’amour qu’elles portent toutes pour un soldat réfugié dans leur maison. Mais ce n’est pas la jalousie qui vient détruire le groupe, c’est le non-respect de leur attitude de refus ontologique du sentiment. Au début du film, une règle est fixée : aucune des prostituées n’a le droit de faire l’amour avec un homme sans rémunération, sous peine d’être torturée, massacrée, peut-être même écorchée vive par le reste des femmes. Cette idée, d’une brutalité inouïe, figure de manière totalement hallucinante non seulement cette position de refus, mais aussi l’idée plus tragique et universelle de l’impossibilité d’aimer, mais nous y reviendrons plus tard. Ce refus des diktats de la convention est évidemment celui du metteur en scène (petit truisme des familles). La mise en scène fourmille de couleurs et d’artifices semblant venus des plus grandes comédies musicales américaines (tous les personnages du Vagabond de Tokyo sont par exemple incarnés par une couleur). Toujours plus folle et en même temps toujours plus précise en termes de rythme, la réalisation n’a pas peur de l’outrance, voire même parfois du kitsch mais sa liberté de ton et le formalisme absolu produisent souvent des émotions dévastatrices. Il suffit d’une surimpression, particulièrement dans La barrière de la Chair, d’un ralenti admirablement bien placé dans Histoire d’une prostituée, ou d’une composition de cadre particulièrement bien sentie (l’ouverture d’Histoire d’une prostituée pour ne citer qu’elle…) pour vous donner envie de pleurer.
On pourrait penser que cette mise en scène baroque et jouant essentiellement de l’artifice a eu le temps de vieillir aujourd’hui. Souvent le studio est très visible, comme dans une hallucinante scène d’amour entre un prêtre (l’un des plus beaux personnages du film) et une des prostituées dans La barrière de la chair. Mais cet présence du studio, cette distanciation, n’est finalement qu’un rappel du théâtre kabuki, ce qui place Suzuki dans une place paradoxale entre une modernité évidente, voire même un avant-gardisme et la continuation d’une tradition nationale, ce qui non seulement en fait un représentant passionnant de l’identité culturelle de son pays mais aussi le cousin de beaucoup de cinéastes plus connus et reconnus aujourd’hui (Nagisa Oshima bien sûr). Impossible de voir dans des objets aussi stimulants quelque chose de vieilli, ce qui est confirmé par la pérennité de ces films auxquels se sont référencés beaucoup des cinéastes pop des années 90, Jim Jarmush et Quentin Tarantino en tête.
Cette stimulation face aux films vient beaucoup de la jouissance de mise en scène qu’on sent en tant que spectateur. La folie de ses effets et leur prolifération font sentir une joie à faire du cinéma forcément communicative. Pourtant, il y a là encore un paradoxe, tant le constat qu’on peut en tirer sur le Japon d’après-guerre est brutal et alarmant. Pour ne citer qu’un exemple, le plus évident sans doute, les trois films, chacun à leur façon (nous l’avons déjà un peu abordé plus haut) racontent un monde où l’amour est devenu impossible. Dans La barrière de la chair, cette impossibilité d’aimer relève d’un choix, mais d’un choix de défense : refuser d’aimer pour ces femmes, c’est refuser d’être soumise aux hommes. Mais quand le sentiment revient, il détruit absolument tout. Histoire d’une prostituée, peut-être le seul pur mélodrame des trois longs-métrages et peut-être le plus beau, raconte lui plus classiquement une histoire d’amour impossible entre une prostituée et un soldat : si là l’impossibilité relève du tragique plus que d’un choix, le sentiment qui s’y oppose génère la même dévastation et la même terreur. Cette dévastation intime rejoint alors une dévastation nationale, figuré par quelques iconiques, comme celui du drapeau nippon noyé dans La barrière de la chair.
Comment Suzuki fait-il pour concilier la jouissance de sa mise en scène et la tragédie qu’il raconte ? Par la fidélité. Fidélité des personnages envers eux-mêmes, et fidélité de Suzuki envers ses personnages. Ceux-ci ne sont pas toujours aimables, il y a même quelque chose parfois de franchement détestable chez eux dans leur colère et parfois leur haine, mais ce sont des personnages qui affrontent tête baissé leur destin, qui veulent le prendre en main. Des personnages qui assument leur position de marginalité pour mieux la retourner contre ceux qui les oppressent. D’où la jouissance, d’où la vitalité. Il ne s’agit pas de seulement survivre au milieu du chaos, il s’agit de vivre pleinement et intensément au sein de celui-ci. Un très cher ami me disait pour me présenter Suzuki qu’il y voyait la rencontre entre Rossellini et Paul Verhoeven. Il y a effectivement quelque chose de cela : Rossellini pour l’observation tragique et sincère de l’état d’un monde, Verhoeven pour la démesure, la transgression et l’insoumission. Comme chez Verhoeven (voir notre article sur Elle), les personnages utilisent les instruments de leur soumission pour mieux gagner leur indépendance. La fidélité à son maître pour être plus libre dans Le Vagabond de Tokyo, avant que ce maître ne trahisse et qu’il faille le combattre, et pour les femmes des deux autres films surtout, l’utilisation de leur corps que tous les hommes veulent soumettre à leur désir pour mieux dominer ces hommes. Le destin est tragique donc, difficile. Il impose des morts, du sang, des trahisons. Mais c’est le seul chemin possible vers le salut dans ce monde dévasté. Les derniers mots de La barrière de la chair sonnent alors comme à la fois un manifeste théorique et esthétique de vie : « j’étais déterminé à atteindre le bonheur d’être paria, même si cela devait me traîner au fin fond de l’enfer ».
Pour finir, je me dois de me remercier Elephant Films pour cette découverte qu’ils permettent de faire de ce cinéaste mêlant avec brio le cinéma d’exploitation, parfois même proche du bis, et les aspirations à la grande œuvre. Tout cela dans de magnifiques masters, et de très belles éditions.