[Entretien] Kemar, la que-mar du diable


Alors que la promo du Manoir est à peine finie, on a chopé un des chouchous de YouTube, du Studio Bagel et co-scénariste du film, Kemar pour papoter avec lui de son bébé, du cinéma de genre, et d’autres trucs.

© Tous droits réservés

La Kemar du diable

Comment le projet du Manoir est-il né ? Est-ce que c’est un groupe de personnes/un producteur qui sont venus vous voir YouTubeurs en vous le proposant ou est-ce que c’est un projet que tu/vous avez porté et présenté à des financeurs ?

Tout est parti d’un projet avec la BBC y a quatre ans (je crois) qui voulait faire des vidéos de YouTubeurs français pour des classes en Angleterre qui apprenaient le français. On a fait des petites vidéos, avec Natoo et Mister V aussi où on devait changer notre élocution, bref c’était un truc un peu particulier et marrant mais on n’a jamais vu le résultat. Mais je sais que ça a été diffusé là-bas… Le réalisateur anglais qui nous a filmés (« Eh franchement le film il est lourd de ouf ! » lance le premier des six amateurs qui demanderont une photo de Kemar pendant notre discussion ndlr) nous avait bien kiffés avec Natoo et nous a dit « Je connais un producteur sur Paris, on était barman ensemble y a vingt ans donc ça fait super longtemps que je l’ai pas vu, mais j’aimerais que vous parliez avec lui. » On l’a rencontré et à partir de là on a essayé de créer quelque chose. On est passé par une idée de série, on savait pas trop où ça allait puis finalement je lui ai parlé d’une vidéo que j’avais faite, un truc en impro dans laquelle je voulais vraiment faire les codes du film d’horreur, en found footage, qui mélangeait déjà horreur et comique. Sur la base de cette vidéo on est partis sur une écriture de film avec trois compères alors que moi je me voyais pas du tout sur une écriture de cinéma au début, beaucoup trop haut ! Dans ma tête c’était complètement improbable…

Quelle a été ton implication dans l’écriture du scénario ?

En termes d’écriture, j’ai pas trop l’habitude de bosser avec des gens, hormis avec mon frère ou un de mes meilleurs potes, mais faire autant de séances de réunion d’écriture, se voir énormément de fois, des journées entières, écrire sur un projet pendant de longs mois… C’était la première fois, et j’ai appris plein de trucs. Comme le film c’est une sorte de Cluedo, Agatha Christie, ce qui était compliqué par exemple c’est qu’on voulait mettre des fausses pistes sur tout le monde et le spectateur devait rien deviner…

Pour le coup ça c’est réussi.

© Tous droits réservés

Oui dans la plupart des commentaires y a peu de gens qui disent qu’ils avaient trouvé, sauf certains bien sûr…Après ce que j’ai appris, avec le réal, Tony Datis, c’est de pas faire que des enchaînements de vannes, comme j’en avais l’habitude avec ma chaîne : balancer de la vanne et rien d’autre, y a pas d’histoire. Tony a dû enlever quelques vannes parce qu’elles ne faisaient pas avancer l’histoire alors qu’elles étaient très puissantes à mon goût  et ça a été très très dur de les enlever ! (rires) Le réal a posé une vraie structure : l’histoire puis les vannes, alors que moi c’était  l’inverse à la base.

Quelles ont été les difficultés pour toi de passer au cinéma ?

Pendant le processus d’écriture j’ai même pas pensé au « cinéma », j’écrivais avec des mecs super sympas, c’était que des bons moments. Je crois que dans le cinéma c’est pas fréquent de rendre tout de suite aux producteurs un produit fini de 90 pages, on doit passer par un pitch, un traitement etc Nous on avait tout fait tout de suite, donc y avait pas de thunes en jeu quand on écrivait, on bossait gratuitement, c’était très désintéressé du coup, axé artistique, créatif, pour le reste, le financement, les présentations, la faisabilité, on verrait après. Après mes acolytes eux ils avaient plus d’expérience, ils avaient bossé avec Michael Youn sur Fatal entre autres, ils savaient qui aller voir. On a proposé le projet à pas mal de producteurs, y en a énormément qui ont dit non.

Ah y en a quand même beaucoup qui ont dit non avec le casting ?

Oui, oui, ça s’est finalement décanté début 2016 grâce à Gaumont.

Dans l’article sur Le Manoir, je fais une nuance qui pour moi sauve le film du tout-venant : il passe de la parodie déjà vue à la comédie d’horreur, mieux maîtrisée et plus originale. Qu’est-ce que tu penses de cette distinction ?

A la toute base mon envie c’était de vraiment de faire du premier degré. Tu vois par exemple, un des films que j’ai kiffés, c’était Tucker & Dale fightent le mal : premier degré dans la réaction des comédiens, dans la situation de bad qu’ils vivent…J’avais vraiment à l’idée un premier degré d’horreur, cru dans l’image…Par la suite le réal a fait un truc plus léché mais je voulais pas de parodie initialement. Après je pense que c’est aussi un peu dans les habitudes des comédiens, moi y compris, de pousser un peu leurs persos…

C’est un peu le souci, je trouve, de votre génération YouTube : vous ne « jouez » pas, et présentez plutôt les Mister V, Kemar, Ludovik etc qu’on a l’habitude de voir, avec leurs gimmicks, leurs mimiques, leurs grimaces… Mais au cinéma il ne faut plus être ce personnage-là, qu’on connaît par cœur, il ne faut incarner que celui qui est dans le scénario.

© Tous droits réservés

On a fait énormément de role différent dans nos sketch YouTube donc je trouve ça bizarre de dire on a joué du Kemar, du Mister V etc. On a joué sur YouTube des rôles de chasseur chelou, de pervers, de gay, de femme, de racaille… Alors je suis pas forcément d’accord. En plus c’est notre premier film c’est pas comme si on avait fait 18 films en restant dans le même perso…En tous cas, je voulais un vrai truc mélangeant le stress et l’horreur, où les vannes viendraient de leur situation catastrophique. Typiquement, lorsqu’un des personnages se fait couper les jambes, tout le monde est en panique et il n’y a pas de désamorçage, ou très léger. Au début la caution drôle c’était le personnage de Vicent Tirel qui d’ailleurs avait 80% des blagues dans le script : c’est lié à mon expérience d’écriture, sur YouTube j’avais pas l’habitude d’écrire pour autant de personnages…Dispatcher des vannes et les répartir à travers des personnages différents, c’est compliqué et c’est pour ça que j’avais tout bombardé sur Tirel ! Voilà bref, surtout pas de Scary Movie pour moi. C’est pour ça qu’il y a des scènes que j’aime moins que d’autres, comme la scène du strip-tease que j’imaginais plus glauque à l’écriture que ce qu’elle est dans le film.

Ce ton comédie d’horreur est ce qui fait l’originalité du Manoir, surtout en France, parce que les parodies d’horreur, on a franchement vu ça des milliards de fois… Même si la première partie est quand même franchement parodique.

Après tu ressens ça comme parodique parce qu’on est bien obligés de respecter les codes des films d’horreur pour présenter les personnages, installer, au début c’est toujours un peu léger et après ça dégénère.

Est-ce que toi ou les autres vous avez vu The Boy ? Parce que les coïncidences sont vraiment troublantes (passage du film de fantômes au slasher, système de couloir à l’intérieur des murs)…

Moi non…De ce que je vois il est sorti le 27 janvier 2016, le script était fini depuis longtemps…Peut-être que le réal l’a vu parce que ce délire de dédales là ça vient de lui. Tu sais pour parler des autres films on a toujours eu un problème sur la fin du Manoir. Mon expérience de YouTube je disais toujours « Vas-y on s’en bat les couilles du motif, les gens se marrent pendant 1h20 ». Au début j’étais parti sur un fan de film d’horreur qui filmait en permanence les gars dans le manoir en mettant des caméras partout par exemple,au final c’est pas du tout ça… On a 10 000 versions de fin et on n’a jamais trouvé parce qu’on avait l’impression que tout avait déjà été fait

La fin et le dernier plan sont vachement bien, avec ce personnage qui se retourne, dit « Non rien, je pensais qu’il allait se passer quelque chose », c’est un détournement amusant des codes. Tu avais des références en tête toi lors de la conception ?

En fait moi je commence que depuis peu de temps à mater des films d’horreur, avant j’y allais même pas : ça me faisait peur, sans rire ! Quand on allait voir un film d’horreur au cinéma avec des potes j’étais toujours celui qui disait « Ah non vous voulez pas voir autre chose ? » donc j’ai pas une grande culture de ce cinéma ! Par contre pendant la conception je me suis un peu rattrapé, je me souviens avoir vu Urban Legend, ou Scream surtout pour le côté fausse piste menant au tueur.

Oui j’avais pas pensé mais il y a aussi une similitude entre les twists de Scream et du Manoir.

Oui, du coup avec le temps je m’ouvre à ce cinéma. J’ai vu Get Out y a pas longtemps, en français y a Haute Tension aussi, très cool.

© Tous droits réservés

Justement, parlons un peu du cinéma de genre français. Même si t’étais pas un amateur du genre à la base, tu as dû remarquer qu’il est difficile de produire et de voir un film de genre français, alors que les produits anglo-saxons font un tabac. Tu crois que Le manoir s’est monté « si » facilement parce qu’il y a une part de comédie, parce que de célèbres YouTubeurs étaient au casting ou uniquement sur la teneur du scénario ?

Je pense que ça s’est fait pour le casting et pour l’histoire, en tous cas Gaumont nous a dit que c’était pour l’ensemble. Le gars chargé de lire les scripts a kiffé et après logiquement pour eux y avait double impact : l’histoire sympa et avec tous les mecs de YouTube tous ensemble. Je me suis pas vraiment posé la question de film d’horreur en fait…

T’as  pas senti que c’était une problématique ? Est-ce qu’il y a de retour des producteurs sur la violence par exemple ?

Non le côté film d’horreur ou pas n’a pas du tout été une difficulté pour nous. Pour la violence ça c’était une question légitime pour nous déjà au début : est-ce qu’on part dans du -16 ultra gore ? Au final on a préféré faire plutôt soft, d’ailleurs on trouvait ça assez stylé d’avoir reçu cette interdiction aux moins de 12…

Boh c’est gentil moins de 12 !

Oui en comparaison avec d’autres trucs, mais la question de savoir jusqu’où on allait dans ce qui se passerait à l’image se posait vraiment… Mais au final on a bien eu ce qu’on voulait. Pas besoin de faire du trash vénère ultra-glauque en fait, plus comme je l’imaginais au début. Sinon y a quand même eu des questions de Gaumont, que ce soit sur la drogue ou…

Ah la drogue ça a posé problème ?

Je sais plus trop, peut-être sur certains termes. Je crois que dans les premières versions du script le personnage de Tirel décrivait sa recette du cupcake et c’était plus agressif : y avait de la résine de cannabis, de la kétamine, un mélange abusé comme ça et je crois qu’ils ont ramené ça à un truc genre Drazik (le nom du personnage dans le film, tiré d’un perso piercé d’Hartley Coeur à vif ndlr) était dans un trip bio, champis, beuh. Ça m’allait moi, avec sa grosse barbe et tout, ça collait bien avec l’image du gars bio.

Vous êtes satisfaits du nombre d’entrées ?

Aux dernières nouvelles, on a fait 200 000, c’est pas la folie mais on a reçu plein de retours positif.

Ça dépend comment tu te places : pour un film de genre français c’est pas mal ! D’autant qu’il n’y a pas beaucoup d’exemples de comédie horrifique en France…

Y a eu Les dents de la nuit y a quelques annéesPour en revenir aux entrées je pense que les attentes étaient élevées chez pas mal de personnes du projet qui se disaient : bon ces YouTubeurs ont une communauté large, si on l’additionne ça va être dingue niveau entrées !

C’est pas forcément évident que les abonnés YouTube qui matent des vidéos sur le net pendant 10 minutes max vont aller claquer dix boules pour 1h30 dans un cinéma.

© Tous droits réservés

Oui c’est vrai que j’en croise plein des abonnés : «  Ah je te kiffe Kemar ! – T’as vu Le Manoir ? – Non je sais pas, je vais voir… » Y a pas mal de gens qui réagissent comme ça, c’est dommage, même ceux qui nous suivent. Dans quelques années je pense que ce sera bon, là en fait je pense qu’on est dans la période de transition. Je me suis dit pour un premier film comme ça, il aurait fallu faire un film de malade mental, genre le film parfait pour qu’il soit accepté tout de suite, mais y a beaucoup de positif.

La France aime bien mettre des étiquettes : pour que vous ne soyez plus des YouTubeurs, va falloir faire au moins un La vie d’Adèle !

Certaines personnes de YouTube commencent à se dispatcher et faire du cinoche, Allison Wheeler elle sort son film, Jérôme Niel a déjà eu des petits rôles sympas, Baptiste Lorber, Ludovik également…

Oui mais c’est une comédie, ça reste l’étiquette collée à ce que vous êtes en tant que YouTubeurs. Pour que vous ayez votre effet Coluche faudra des projets plus qualis, pour le monde du cinéma français en tous cas…Pour moi Le manoir c’est déjà un des projets les plus audacieux : vous êtes partis un peu dans autre chose, pas que de la comédie à proprement parler.

En ce moment je suis en train de finir de tourner un film qui s’appelle Les Affamés. Pour le coup c’est pas qu’une simple comédie ou le gag prends une place importante. Y a un vrai fond, c’est un film générationnel.  C’est un vrai premier rôle pour moi dans le sens ou ce n’est pas moi qui me suis auto-choisi. Du coup j’ai rencontré plein de nouvelles têtes, c’était très agréable.

T’as passé un casting ?

Oui, oui, c’est depuis quelques années que je passe des castings. Comédien c’est pas du tout un truc auquel je me prédestinais à la base, mais de curieux hasards on fait que j’en suis là et c’est là que je peux m’exprimer, chercher des choses en profondeur, et que je me mets en danger. Pour les tournages YouTube on n’approfondit pas souvent les personnages… J’ai l’impression de rester à la surface de ce qu’est vraiment le métier de comédien, mais du coup c’est bien, j’ai plein de choses à apprendre pour le futur. C’est excitant.

T’as déjà pensé à réaliser ? Parce que mine de rien avec les vidéos YouTube on fait des cadres, on tourne, on dirige, on monte…

C’est vrai que sans s’en rendre compte on fait des plans, des petites mise en scène.. .Mais ça me paraissait abusé de réaliser Le manoir

On t’a proposé ?

Ouais, ouais !

Sérieux ?! C’est dingue !

Ouais, dans le sens où on m’aurait mis un putain de chef-op…

Ah oui voilà qui fait le travail à ta place...

© Tous droits réservés

Qui m’aide en tout cas. Mais je comprends ce que tu veux dire : quand j’entends réalisateur, je pense à Kubrick et compagnie, placer Kemar là-dedans bon…Je me demande parfois, qu’est-ce que ça veut dire être réalisateur ?

A mon sens c’est lié au fait que tout le monde peut faire un film maintenant, la question de ce que c’est d’être réalisateur se posait moins y  a quarante ans quand tourner était moins évident, en termes d’accessibilité technique notamment. Un autre aspect sous lequel passer de YouTube au cinéma encore une fois c’est pas évident ou logique. D’ailleurs très peu de tes camarades passent par le court de fiction cinématographique.

Le Studio Bagel ils ont amorcé ce virage du court, ou du sketch long…

Bah pas vraiment, puisque même si visuellement c’est soigné, les prods Studio Bagel ou Golden Moustache, ça reste pensé pour YouTube, notamment dans le montage, pour ça c’est un peu le degré zéro : tu vois tout le temps la personne qui parle, dans les champ/contrechamp ce genre de trucs… 

C’est vrai que le montage est aussi souvent très speed mais ça répondait à une demande actuelle je pense… Justement dans deux semaines, je vais sortir un court, enfin je sais pas ce qu’on appelle un court mais là rien qu’en upgrandant la qualité de cam j’ai eu l’impression de passer un autre level ! Je suis un prof de yoga du rire dedans… Et puis prochainement le Studio Bagel a demandé à chacun des comédiens d’écrire un projet pour un format de vingt minutes, je pense que je progresserai beaucoup là-dessus.

En bonus, un hommage à la salade feta ingurgitée par notre ogre Kemar durant l’entretien :

Propos de Kemar
Recueillis par Alexandre Santos


A propos de Alexandre Santos

En parallèle d'écrire des scénarios et des pièces de théâtre, Alexandre prend aussi la plume pour dire du mal (et du bien parfois) de ce que font les autres. Considérant "Cannibal Holocaust", Annie Girardot et Yasujiro Ozu comme trois des plus beaux cadeaux offerts par les Dieux du Cinéma, il a un certain mal à avoir des goûts cohérents mais suit pour ça un traitement à l'Institut Gérard Jugnot de Jouy-le-Moutiers. Spécialiste des westerns et films noirs des années 50, il peut parfois surprendre son monde en défendant un cinéma "indéfendable" et trash. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/s2uTM

Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.