Presque dix ans après le chef-d’œuvre Vice Versa (Pete Docter, 2015) qui marqua un nouvel élan dans le génie créatif de Pixar, le studio à la lampe revient avec une suite sobrement intitulée Vice-Versa 2 (Kelsey Mann, 2024), fort injustement traitée par la critique et qu’on entend par ces mots, toutes émotions mêlées, défendre avec ferveur.
Le Génie de la Lampe
Après la retentissante sortie du chef-d’œuvre Vice Versa (Pete Docter, 2015) le studio Pixar aura changé plusieurs fois son ampoule, alternant période de crise interne/appauvrissement créatif – Le Voyage d’Arlo (Peter Sohn, 2015), Le Monde de Dory (Andrew Stanton, 2016), Cars 3 (Brian Fee, 2017) – et retour au sommet avec trois chefs-d’œuvre consécutifs de plus avec Coco (Lee Unkrich, 2017), Les Indestructibles 2 (Brad Bird, 2018) et Toy Story 4 (Josh Cooley, 2019). La dernière période qui précède la sortie de Vice Versa 2 (Kelseyn Mann, 2024) a été certainement celle de la reprogrammation forcée. Délestée de son géniteur et mentor historique, John Lasseter, pour cause de comportements déplacés, le studio s’est trouvé un nouveau leader en la personne de Pete Docter qui a alors insufflé un renouvellement artistique, ouvrant la voie vers la réalisation d’un premier long-métrage à de nouveaux cinéastes, plus jeunes et aux parcours de vie plus diversifiés. Étonnamment, ces quatre dernières années sont assez majoritairement considérées comme une période de vaches maigres pour le studio là où, en ces lieux, nous avons souvent souligné et valorisé ce renouvellement et défendu les propositions de haut-vol que furent à notre sens En Avant (Dan Scanlon, 2020), Soul (Pete Docter, 2020), Luca (Enrico Casarosa, 2021), Alerte Rouge (Domee Shi, 2022) et plus timidement le dernier en date, Élémentaire (Peter Sohn, 2023). Exception faite du décevant Buzz L’Eclair (Angus MacLane, 2022), les productions Pixar du long cru 2020-2024 nous ont en tout cas toujours parues largement au dessus de la mêlée. La réception critique accordée à Vice-Versa 2 (Kelsey Mann, 2024) – au mieux tiède au pire acide, surtout si l’on parle de la presse spécialisée – va certainement encore plus creuser le gouffre entre nous et les autres.
D’abord il semble que la difficulté d’entrée dans l’émotion complexe que propose le film – nous y reviendrons – relève pour beaucoup de cas d’une incapacité à s’échapper d’une attente trop fortement orientée. Pour cause, le petit gag final du premier volet promettait déjà de revisiter l’esprit de Riley durant sa crise d’adolescence. Assez communément, et encore plus en Europe, cet âge pivot est toujours saisi par le cinéma sous l’axe de l’appréhension compliquée du désir et de la sexualité. Cela est même devenu un genre en soit, le coming of age movie, maintes fois ré-inventé et/ou détourné. Ici, pourtant, les créatifs de Pixar parviennent à prendre à nouveau à contre-pied les attentes relatives au traitement de l’adolescence pour en livrer une itération de plus, bien moins pudibonde et prude – c’est un terme qui revient énormément dans les attaques faites au film – quelle ne ré-oriente le sujet autour d’un mantra philosophique complexe et très pixarien. En premier lieu, si le Vice-Versa 2 ne fait pas de l’orientation sexuelle de Riley, ni de son rapport au désir amoureux un enjeu central, il est faux de penser que ces sujets sont absents, car il sont esquissés, emballés dans une finesse qu’on aurait tort de reprocher. Plus encore, Pixar entend surtout proposer une définition de l’individu plus complexe et subtile que ces vieux schémas. Ici, la construction de la personnalité de Riley, véritable cœur narratif, réside d’abord dans une nécessité d’apprendre à se définir elle-même avant de se définir par rapport aux autres. Plus encore, il s’agit pour Riley non pas d’apprendre à accueillir ces nouvelles émotions – Anxiété, Envie, Embarras et Ennui – mais plutôt de trouver la voie pour que ces émotions pures, celles de l’enfance – Joie, Tristesse, Dégoût, Peur – ne viennent pas se faire dévorer par les autres. Ces dernières ont toutes en commun d’être des émotions moins intérieures qu’extérieures, au sens ou leur activation dépend majoritairement des interactions sociales de Riley. Pour complexifier cette pensée, les scénaristes déploient une multitude de nouveaux concepts qu’ils parviennent une nouvelle fois à figurer avec brio : on pense en vrac à l’arbre de l’estime de soi, au coffre des secrets, à la rivière de la pensée, au gouffre du sarcasme, l’île de l’amitié qui vient faire de l’ombre à celle de la famille… Bien qu’il est évident que les plus jeunes enfants n’auront pas une compréhension optimale des subtilités véhiculées par chacun de ces concepts, l’effort entrepris pour vulgariser ces notions très abstraites de façon figurative et ludique est franchement exceptionnelle.
Certes, cela pourra en déconcerter plus d’un.e, cette suite est étonnamment moins émotionnelle que la première, car en un sens, encore plus cérébrale. Si l’on pouvait croire à une resucée des thèmes de Alerte Rouge (Domee Shi, 2022) Vice-versa 2 me semble en fait plus proche de Soul (Pete Docter, 2020), peut-être le plus clivant des Pixar. Plus encore, il me semble que ce qui divise sa réception résulte de sa dimension moins universelle : la crise d’adolescence telle qu’on l’appelle, est en réalité un concept parfaitement abstrait, vécu de façon extrêmement différente selon les individus. Pixar ré-oriente d’ailleurs ce terme générique en proposant davantage celui de crise identitaire. Bien sûr, on pourrait regretter que la question du désir n’est pas aussi frontalement impliquée dans cette construction, toutefois Pixar semble vouloir nous dire que cela doit découler d’abord d’une construction intime, recentrant la construction individuelle autour du concept d’estime de soi. Pour dompter ces émotions-là, accueillir peut-être le désir, il faut d’abord apprendre à se définir soi-même et non selon les autres ou les dogmes sociétaux. Cette pensée me semble en réalité extrêmement moderne et n’est jamais vraiment saluée dans ce qu’on peut entendre ou lire autour du film. C’est pourtant ce qui fait toujours la grande force de Pixar, surtout en comparaison de sa maison mère adoptive Disney. Là où l’entreprise aux grandes oreilles entend depuis des années orienter ses récits sur un progressisme idéologique qu’on a plusieurs fois ici qualifié d’opportuniste – lire notre article Misères du Disney-Féminisme – les studios Pixar abordent constamment ces grands sujets par l’angle de la philosophie au sens plus général ce qui ne les rendent pas plus rances et conservateurs pour autant, bien au contraire. C’est en cela sûrement que les productions Pixar nous semblent toujours échapper à la monoformisation Disney, tant ils paraissent toujours plus émaner d’un collectif d’individus que d’un cahier des charges édité par le conseil d’administration d’une entreprise commerciale. Ce Vice-Versa 2 ne fait pas exception, car derrière le trajet individuel de la construction de Riley, s’exprime entre les boules de souvenirs colorées, ceux des créatifs de Pixar qui semblent vouloir témoigner de leurs propres constructions intimes. Car, plus qu’en filigrane, le long-métrage nourrit le constat qu’il n’y a pas d’esprit plus sain, plus équilibré, plus heureux, que ceux qui font l’effort de ne pas effacer complètement les émotions de l’enfance.
Au sortir de Vice-versa 2, il semblerait que Riley ait su trouver son équilibre interne, et certainement pourra-t-elle désormais, dans un troisième volet, accueillir, pourquoi pas le désir, la jalousie, l’amour, et toute une autre panoplie de complexifications. Reste à voir si Pixar, dont le marché de spectateurs-cibles incluent nécessairement les enfants, pourra continuer d’explorer les tréfonds de l’esprit de cette jeune femme et l’accompagner encore pour un, deux ou trois films supplémentaires dans la construction de son identité complexe.