Alerte Rouge


Après Soul (Pete Docter & Kemp Powers, 2020) et Luca (Enrico Casarosa, 2021), ce Pixar cuvée 2022 nommé Alerte Rouge (Domee Shi, 2022) est le troisième film consécutif du studio à la lampe à être privé de sortie en salles par la Walt Disney Company. Pourtant, comme ses deux prédécesseurs, ce premier long-métrage s’inscrit dans un renouveau créatif du studio – porté par des regards neufs, multiculturels et jeunes – et consolide toujours plus la suprématie de Pixar sur la planète animation.

Baigné dans une lumière rose, plan rapproché-épaule sur un panda roux effrayé dans le film Alerte rouge.

© Pixar / Disney

L’Âge Bête

Depuis le départ de John Lasseter remplacé par Pete Docter, le fameux studio à la lampe a dû forcer sa mue, ou plutôt, peut-être, retrouver simplement son identité, se recentrer sur ses bases. Moins acoquiné à Walt Disney Animations Studios avec qui le Pixar avait quasiment fusionné – allant jusqu’à une direction commune sous Lasseter – le départ forcé de ce dernier a certainement rendu une liberté créative au studio, redevenant par là même le cousin germain, plus indépendant. Malheureusement, l’arrivée tonitruante dans la galaxie Disney de la plateforme Disney+ a transformé cette émancipation promise en placardisation. Même si la machine Pixar tourne toujours à plein régime (notamment pour fournir le « catalogue » de la plateforme à un rythme de stakhanoviste) ses longs-métrages, unanimement considérés depuis sa création comme des références en terme d’animation, de direction artistique, de narration, se retrouvent aujourd’hui privés de sortie en salles. Pourtant, le moyen Encanto, la fantastique famille Madrigal (Byrond Howard & Jared Bush, 2021) estampillé quant à lui du sceau Disney avait eu cet honneur à Noël. Il est d’autant plus déplorable de constater la disparition des films Pixar en salles que The Walt Disney Company semblent utiliser ces productions comme des appâts stratégiques destinés à faire venir les plus cinéphiles et exigeants de ses spectateurs-cibles à s’abonner à sa plateforme, encore assez généralement pauvre qualitativement parlant. On ne va pas s’épancher plus que de raison sur ce conflit larvé entre les deux studios et la façon honteuse avec laquelle l’Empire Disney traite le studio qui jadis lui sauva la peau, nous l’avons déjà fait assez longuement dans deux articles qu’on vous conseille de lire pour compléter celui-ci – Pixar, lueur(s) dans la nuit et Disney, dans l’ombre de Pixar.

Mei Lee, métamorphosée en panda roux, se regarde apeurée dans le petit miroir de sa salle de bains ; scène du film Alerte rouge.

© Pixar / Disney

Venons en plutôt à ce qui nous intéresse ici, à savoir, le premier long-métrage d’une jeune réalisatrice, Domee Shi, qui incarne à elle seule toute la reconfiguration opérée au sein de l’équipe créative de Pixar depuis plusieurs années et largement consolidée par Pete Docter. Sans tomber dans un opportunisme crasseux, l’antichambre de Disney a pris le pas de renouveler ses talents en allant les chercher et les former d’une façon très particulière. Depuis 2019, le socle de cette refonte passe par la liberté laissée aux artistes variés officiants au studio de passer à la réalisation par le biais d’un programme spécial au sein de l’entreprise intitulé SparkShorts. Cet exercice interne octroie aux artistes une durée de six mois et un budget limité pour réaliser un court-métrage d’animation. Ces créations sont ensuite valorisées sur Disney+ qui leur accorde un espace dédié du catalogue. C’est aussi, et surtout, l’occasion de perpétuer une méthode d’émergence des talents par le biais du format court que Pixar pratique depuis ses origines. Domee Shi en est d’ailleurs l’une des meilleures exemples : storyboardiste au sein du studio depuis 2011 – elle a œuvré notamment sur Vice Versa (Pete Docter, 2015) et Toy Story 4 (Josh Cooley, 2019) – elle développe dans son coin l’histoire et l’identité visuelle d’un court-métrage nommé Bao. La singularité de ce dernier tape dans l’œil de Peter Docter qui décide d’octroyer un soutien financier et humain à la production du film. Shi devient alors la première femme à diriger un court-métrage chez Pixar. Sous forte influence des origines chinoise de sa réalisatrice, mêlant assez habilement tendresse et porn-food, le court-métrage dénote chez Pixar et ouvre la voie à une meilleure représentativité des minorités au sein des récits de la marque. Le film remporte même l’Oscar du Meilleur Court-Métrage d’Animation, après quoi Domee Shi est immédiatement invitée par le studio à sauter la barre du long-métrage. Son parcours n’est pas si singulier au sein de l’entreprise. Il est en réalité assez caractéristique d’un renouveau du génie créatif de Pixar, porté par des (déjà vieux) mentors – Pete Docter, Brad Bird, Lee Unkrich, Andrew Stanton – qui vont s’affairer à transmettre le studio à une nouvelle génération d’artistes. Plus diversifiés et riches d’identités variées, les nouvelles équipes créatives de Pixar se composent de gens venus d’horizon sociales différents, de pays ou communautés différentes – on pense notamment à l’Italien Enrico Casarosa réalisateur de Luca, à l’afro-américain Kemp Powers co-réalisateur de Soul, le Mexicain Adrian Molina co-réalisateur de Coco, ou à Peter Sohn d’origine Sud-Coréenne qui a œuvré sur Le Voyage d’Arlo – mais aussi d’une parité homme/femme recherchée et revendiquée. Si d’aucuns qualifieraient certainement maladroitement la logique de l’entreprise comme du wokisme institutionnel, il convient de reconnaître que cette diversité nouvelle a offert au studio une réelle cure de jouvence, comme si son identité propre se réincarnait dans ce multiculturalisme au service de sujets forts et existentiels, d’une certaine philosophie humaniste, que le studio a toujours ardemment défendu dans ses récits. En face, le cousin Disney a au contraire toujours fait de ce mécanisme de représentativité une marge commerciale opportuniste, une façon à peine déguisée de faire du monde entier un nouveau “land” de son gigantesque parc à thèmes (lire Misères du Disney-Féminisme et Disney dans l’Ombre de Pixar).

Mei Lee en panda roux se cache de sa mère dans la baignoire, derrière le rideau de la douche ; sa mère est face au rideau, hésitant à l'ouvrir ; scène du film Alerte Rouge.

© Pixar / Disney

Preuve en est avec Alerte Rouge, récit quasi-autobiographique, centré sur Meï, une jeune fille de treize ans sino-canadienne vivant dans le quartier chinois de Toronto, qui à l’aube de son adolescence va voir son corps se métamorphoser brutalement. Premiers émois, premiers désirs incontrôlés, premiers guilis dans le ventre et premières règles, le récit aborde tout autant frontalement que par le renfort de la métaphore – le corps adolescent féminin qui change, les formes et les poils qui se développent, s’incarnent à l’écran sous les traits d’un adorable (et monstrueux) Panda Roux – des sujets extrêmement délicats que la réalisatrice désamorce avec un sens du rythme et de la blague héritée du manga kawaï et de l’animation japonaise dont elle se revendique. Cet héritage-là, combiné à la maestria technique de l’animation Pixar – textures, décors, lumières, volumes atteignent encore une fois des sommets visuels – donne lieu à un film relativement hybride et créatif. Alerte Rouge est au-delà du conte fantastique initiatique, un drame intime souvent fort – la relation de cette petite fille modèle souhaitant s’émanciper des rudes traditions familiales incarnées par sa mère est parfois dure – mais aussi une vraie chronique adolescente, reconstituant avec un appétit nostalgique communicatif la fin des années 1990 et la période Boys Bands. Plus encore, c’est un vrai film « de filles » au sens où elles en sont le sujet central et quasi-exclusif, mais parvenant néanmoins à conserver l’universalité chère à Pixar, en raccrochant les plus masculins des spectateurs à des émotions qu’ils ont pu, eux aussi, ressentir et partager à l’adolescence. Enfin, le flair de Pete Docter est de s’être refusé à mettre son nez dans cette histoire, et de mettre en place autour de Domee Shi une équipe exécutive et artistique quasiment exclusivement féminine.

© Pixar / Disney

Si le conglomérat Disney s’est déjà emparé à maintes reprises de la question de l’émancipation féminine face au poids des traditions – Alerte Rouge est souvent comparé à Rebelle (Mark Andrews & Brenda Chapman, 2012) et pourrait aussi évoquer Zootopie (Byron Howard, Rich Moore, Jared Bush, 2016) – ici son message semble peut-être moins martelé parce qu’il est incarné au sein d’un cadre familial extrêmement spécifique : une famille traditionnelle chinoise, très matriarcale, dans laquelle les femmes plus âgées font perpétuer aux plus jeunes la tradition, à savoir être une jeune fille modèle, sage, polie et brillante à l’école, épouse dévouée à son mari, devant chasser « son panda » (sous-entendu, son désir) et le maintenir captif à jamais. Ceux et celles qui ramènent le long-métrage à ses similitudes narratives avec Rebelle – le conflit mère-fille, la jeune fille en quête d’émancipation, la transformation métaphorique en animal – oublie de préciser que dans ce dernier il s’agit moins pour Mérida d’affirmer son droit à désirer librement qu’à choisir. Aussi, Domee Shi, par le prisme d’une œuvre certes nostalgique mais néanmoins davantage contemporaine – par comparaison à la dimension moyenâgeuse, « d’un autre temps », qui fausse quelque peu la lecture morale de Rebelle – creuse certainement plus loin le sujet et ne fait jamais de Mei, une héroïne flamboyante à la Disney, telle que Mérida pouvait l’être : Princesse Rebelle mais Princesse quand même. Là où le récit du film de Mark Andrews et Benda Chapman singeait et pillait à la fois la représentation à la Disney de l’héroïne, celui d’Alerte Rouge entend affirmer un certain réalisme, une fonction presque naturaliste de sa chronique adolescente, qui se décale par moment et par nécessité de renfort métaphorique vers le fantastique. Aussi, si Mei a un réel jumeau au sein des studios Pixar c’est bien en la personne de Luca (Enrico Casarosa, 2021) qui à plusieurs des égards partagent des ambitions communes telles que redéplacer le récit Pixar vers le réel, vers la rue, les gens, les familles, les communautés, en emballant tout cela dans le papier-cadeau habituel du studio : son inventivité, sa science du concept. Dans l’un un enfant italien prend une leçon humaniste sur l’acceptation de « ceux qui viennent par la mer» en présence d’un enfant-triton, dans l’autre, une petite fille découvre, assume, apprend à contrôler « son panda » et par là même, sa personnalité, ses désirs, son corps. La singularité de ces deux long-métrages, leur fougue, leur incandescente jeunesse, leur inventivité graphique perpétuelle, leur appétit à mêler les genres et les influences en font à la fois des objets totalement à part dans la filmographie du studio, et certainement aussi deux de ses meilleurs gouvernails pour l’avenir.


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY

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