Sans jamais nous connaitre


Présenté lors du dernier Festival du Film de Telluride, le cinquième long-métrage d’Andrew Haigh avait fait forte impression, ce qui augmentant les attentes auprès du public. Le très en vogue Paul Mescal y tenant un nouveau grand rôle, tous les yeux étaient rivés sur cette sortie. Mais c’est bien Andrew Scott qui s’avère être la grande surprise de Sans jamais nous connaître

Paul Mescal et Andrew Scott en boîte de nuit, tout sourire et bras dessus bras dessous, sous les néons roses et bleus dans le film Sans jamais nous connaître.

© 20th Century Studios

A Love & Ghost Story

Dès ses premières images, Sans jamais nous connaître installe une ambiance particulière dont il ne s’écartera pas une seule fois durant ses 105 minutes. La caméra est rivée sur Adam et capte l’ennui avec une authenticité emprunte de poésie. L’ennui, si beaucoup de cinéastes s’y sont frotté – on pense à Gus Van Sant et sa « trilogie de la mort » notamment – Andrew Haigh le met en scène avec singularité. Le cinéaste britannique adapte ici le roman Présences d’un été de Taichi Yamada, qui avait déjà été réinterprété avec Les Désincarnés (Nobuhiko Obayashi, 1988) et qui raconte l’histoire d’un homme, Adam donc, qui vit dans une barre d’immeuble dont les appartements sont quasiment tous inoccupés. Il fait la rencontre de Harry, son seul voisin, qui le sort de la monotonie de ses journées, avec qui il entame une histoire d’amour. Adam, en parallèle, vit d’étranges retrouvailles avec ses parents, morts une vingtaine d’années plus tôt et qui semblent figés dans le temps. Lors de ces rendez-vous, il évoque, tour à tour auprès de sa mère ou de son père, ses regrets et les impacts qu’ils ont eus sur l’adulte qu’il est devenu, son homosexualité et le chagrin qu’il n’arrive toujours pas à atténuer. Délicatement, au fur et mesure qu’il se déploie, Sans jamais nous connaitre devient une évocation du deuil et de la spirale de solitude dans laquelle un individu peut plonger sans s’en apercevoir tant qu’il se refuse à accepter une main tendue. La rencontre avec Harry aura d’ailleurs cette vertu d’être une porte de sortie de cette affliction autant qu’une porte d’entrée vers un bonheur salvateur.

Andrew Scott est debout pensif devant une grande fenêtre qui donne sur une ville à building, ambiance de crépuscule ; plan issu du film Sans jamais nous connaître.

© 20th Century Studios

Les choix scénaristiques d’Andrew Haigh, au regard des thématiques de son cinéma, tendent à penser qu’il a souhaité faire du personnage d’Adam un alter ego. Alors qu’il était écrivain hétérosexuel dans le roman, le personnage principal devient ici scénariste pour le cinéma et la télévision – souligné lors d’un dialogue avec ses parents où il dénigre son métier – qui assume pleinement son homosexualité. Deux données prégnantes de la vie personnelle et du cinéma de Haigh, déjà présentes dans Week-end (2011) et la série Looking (2014-2015), qui apportent ici un vrai relief à la quête du personnage – l’ennui de son quotidien est mis en rapport avec le syndrome de la page blanche de l’auteur – et à sa relation avec Harry. Aussi, même dans ses choix de mise en scène, le cinéaste fait une passerelle évidente entre Adam et lui puisque la maison d’enfance où vient se réfugier son héros est sa propre demeure familiale, celle où il a grandi, créant un troublant vertige sur l’aspect autobiographique du récit se jouant sous nos yeux. Si les instants où Adam retrouve ses parents sont volontairement bercés d’une atmosphère surannée, la direction artistique globale accentue cette confusion puisqu’à deux ou trois éléments technologiques près, il est compliqué de situer Sans jamais nous connaitre dans une époque donnée. Tous ces aspects du long-métrage viennent appuyer l’infinie mélancolie de son histoire et de son personnage. 

Dans un espace vert en flou à arrière-plan, ciel de fin de journée et herbe jaunie, un homme a les mains dans les poches, pensif ; derrière lui, une silhouette masculine, floue elle aussi.

© 20th Century Studios / Chris Harris

Claire Foy et Jamie Bell campent les fantômes des parents d’Adam, figés dans leur jeunesse. Ils ont deux ou trois scènes en commun, mais le scénario leur permet d’avoir chacun une grande scène de confrontation avec leur fils. Dans la séquence entre Claire Foy et Andrew Scott, alors qu’Adam fait à sa mère un coming out tardif, Andrew Haigh illustre les questionnements mal placés des parents dans ce genre de cas et laisse s’exprimer tout le talent de l’actrice britannique, de ses fragilités apparentes à la dureté de son regard implacable. De même, la scène où Jamie Bell s’excuse d’avoir préféré ignorer le harcèlement que subissait son fils, quand il était enfant, est tout à fait désarmante. À l’extérieur du cocon familial, dans cet immeuble désert, Adam fait donc la connaissance de Harry, interprété par Paul Mescal qui épate toujours plus depuis Normal People (Lenny Abrahamson & Hettie Macdonald, 2020) et Aftersun (Charlotte Wells, 2022). Dans un rôle évanescent, proche de celui qu’il interprétait en début d’année dans Foe : Le Remplaçant (Garth Davis, 2024) il incarne un miroir inversé d’Adam – lui ne regrette pas de ne plus avoir de liens avec sa famille par exemple – et une voie vers un bonheur possible. Paul Mescal, de par le naturel de son jeu, sa légèreté emprunte de gravité, offre un personnage qui illumine toutes les scènes où il apparait. Or la vraie grande surprise de Sans jamais nous connaitre, c’est bien Andrew Scott que Haigh filme sous toutes les coutures. On l’avait découvert chez Sam Mendes, en prêtre sexy dans Fleabag (Phoebe Waller Bridge, 2016-2019) ou dans la grande série Sherlock (Mark Gatiss & Steven Moffat, 2010-2017) où il était Moriarty, l’ennemi juré du détective, on le redécouvre transfiguré ici.

Paul Mescal et Andrew Scott dans un ascenseur, Mescal à gauche, Scott au centre de l'image dont nous ne voyons que le reflet dans la vitre ; le reflet de Mescal, lui, sur la vitre de droite n'a étrangement pas la même attitude que le "vrai" ; plan issu du film Sans jamais nous connaître.

© 20th Century Studios

Avec ses sourires graves, ses arrêts en pleine phrase, ses larmes contenues ou non et sa façon de regarder Paul Mescal ou sa mère, il délivre une prestation complète et d’une grande beauté. Il faut le voir lors de son échange avec Jamie Bell pour comprendre toute l’étendue de son talent. Les temps qu’il marque pour laisser vivre les silences dans ce moment de pardon familial fendent le cœur. Surtout, lors de la scène finale entre lui et ses deux parents, on assiste à une vraie performance d’acteur où toutes les émotions passent ; de la légèreté enfantine au passage nécessaire à l’âge adulte. Tout ceci, sans l’approche d’Andrew Haigh derrière la caméra et la justesse de son comédien principal devant l’objectif, aurait pu tomber dans la guimauve indigeste. Mais entre leurs mains, Sans jamais nous connaitre devient une allégorie fantastique des deuils que tout un chacun a pu traverser un jour ou l’autre. Et c’est précisément parce que ce sentiment de devoir accepter la mort et la séparation nous est familier que le film nous parle directement au cœur et qu’il risque de nous hanter quelques temps après son visionnage. En faisant le pari de faire parler les vivants avec les absents, Andrew Haigh évite tous les pièges inhérents à l’exercice, en misant d’abord sur la brutalité de l’ennui puis sur une histoire d’amour mettant en relief la question du deuil : Andrew Scott et Paul Mescal risquent ainsi d’entrer au panthéon des plus beaux couples de cinéma. Le long-métrage est d’ores et déjà un sommet de 2024 en termes d’émotions puisque dans la dureté de son histoire éclot une délicatesse que l’on doit autant au talent du cinéaste qu’à celui de son quatuor de comédiens


A propos de Kévin Robic

Kevin a décidé de ne plus se laver la main depuis qu’il lui a serré celle de son idole Martin Scorsese, un beau matin d’août 2010. Spectateur compulsif de nouveautés comme de vieux films, sa vie est rythmée autour de ces sessions de visionnage. Et de ses enfants, accessoirement. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNJuC

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